Chapitre 11
Le lendemain de sa tentative de meurtre-suicide, on l’autorisa à retourner chez lui. Enfin, il avait insisté pour garder son indépendance. Il n’avait plus de douleur, plus de fatigue, plus rien qui justifiait sa supervision. Au contraire, son énergie était au plus haut point, prête à faire trembler le sol, à découvrir la vérité, ou du moins, à la prouver. Il réussirait à éloigner Alannah d’Elesi.
Son but, c’était la cohésion sociale, parfaite, impartiale, honnête et surtout stable. Et elle le clou qui dépassait de la planche en bois. Tout devait être en ordre, littéralement. On ne permettait aucun écart. Il allait l’abattre, il se le jura.
Pas via une violence qui l’incriminerait, il valait mieux que ça. Il n’était pas avide de revanche au point de se perdre, de quitter toutes ses valeurs et de ne vivre que par la haine. Il était plus malin.
Elle avait des coups d’avance et le détenait dans sa paume de main, quoi qu’il fasse, elle avait l’avantage. Qu’il se défende, attaque, nie, n’importe quoi, elle avait tout prévu. Mais elle le sous-estimait, elle pensait qu’il se laisserait faire, qu’il n’était pas combatif et qu’elle arriverait à ses fins. Or, Elder Took était tout aussi têtu qu’elle.
Entre cette Elesienne qui ne désirait que l’abolissement de l’anarchie, et le porte-parole qui consacrait toute son existence à cette politique, ils étaient autant opposés que similaires.
Leurs modes de pensées différaient, mais quand on les examinait de près, tous deux voulaient la liberté. Celle de voir ailleurs et celle d’être fidèle. Des leaders nés, qui influençaient les autres, qui les menaient vers le point final, qui voyaient grand, très grand, d’une ambition extravagante, avares de succès.
Alannah était convaincante, elle créait des rêves, menait la société plus loin que l’idéal, elle était faite pour diriger. C’était bien pour ça qu’elle évoquait l’idée d’un gouvernement. Pour elle, l’homme était inégalitaire de nature, selon la personnalité, les goûts, les objectifs. Être intelligent ne s’apprenait pas, ça découlait d’une curiosité qu’on ne pouvait pas développer sans avoir cette graine en soi. Et les ignorants devaient être guidés, sans quoi ils viseraient à côté.
Elle n’était pas assoiffée de pouvoir, ni malhonnête ou profiteuse, il y avait en elle cette bienveillance qui compliquait les choses. Difficile de lui reprocher son aspiration à organiser une société meilleure. Malgré tout, que son fond soit bon ou non, elle avait brisé les règles en l’empoisonnant, Elder en était certain.
Quand il prenait du recul, assis sur son canapé à regarder dans le vide, il estima la chance d’être encore là. Il aurait pu mourir bon sang. Si le destin n’avait pas été aussi conciliant, il serait enterré à plusieurs mètres de la surface, oublié des consciences, les gens parleraient de lui au passé, acceptant son sort, avec des discours ennuyants. C’était quelqu’un de bien, diraient-ils. Il ne méritait pas ça. Le pauvre…
Alannah aurait été disculpée de son assassinat. Personne s’en douterait. On parlerait d’un tragique accident, d’un échec social pour ne pas avoir décelé sa détresse, mais pas de meurtre.
Mais non. Hors de question. Il ne cédera pas.
Elwynn déboula chez lui, de pas brusques qui transposaient d’une agressivité inhabituelle. Ce n’était pas son genre, habituellement calme, avec une patience admirable. Elle le raisonnait, le conseillait, mais l’affronter de la sorte, ça non. Cette colère découlait de cette feuille de papier qu’elle agrippait de son poing ferme, froissée comme un vulgaire mouchoir.
Elder allait vite se rendre compte que ce document détenait bien plus d’importance qu’un mouchoir.
— Tu te moques bien du monde. Tu crois qu’on n’allait jamais le découvrir ? Que ton petit plan allait fonctionner tout seul ? C’est ta signature dessus, c’est toi qui as signé la demande de recherche d’Alannah !
Il n’y comprit rien. Il ne vit qu’une terrorisante hostilité, au moindre mot irréfléchi, tout se retournerait contre lui. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Il n’était pas responsable de cette décision. Il n’en était même pas au courant. S’ajoutait à ce chaos sa signature.
Oui, il en fallait une pour valider la demande, mais ce n’était pas la sienne. Même si elle lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, il n’avait rien signé. Rien de rien. Si seulement le témoignage du journal intime avait raison, si on lisait les pensées pour confirmer son innocence.
Elle l’accusait d’une chose invraisemblable. Déjà, qu’il était égoïste. Puis monstrueux. Et surtout, quelqu’un avait imité sa signature. Il examinait en long et en large le papier, elle paraissait réelle. C’était bien la sienne. Mais il ne l’avait pas fait.
Combien de temps fallait-il pour apprendre par cœur une signature ? Pour refaire chaque lettre de la même manière. Pour deviner les bons coups de main, les traits écrits en premier, l’inclination des courbes. Bref, une personne n’attendait que de le voir inculper.
S’il continuait à rester aussi passif, il finirait au tribunal à se faire juger pour un crime qu’il n’avait pas commis. Mais bon sang, la justice était juste, non ? Parce qu’il se vit déjà être annoncé coupable.
— Ce n’est pas moi. Je sais pas comment c’est possible, mais c’est pas moi.
— C’est tout ce que t’as à dire ? Tu devrais… Je sais pas. T’énerver. Franchement Eddy, dis-le-moi. J’essayerai de te comprendre. Tu as tes raisons. Mais avoue-le.
S’énerver ? Mais c’était justement parce qu’il n’avait rien fait qu’il perdait la force de se battre. C’était en vain, cette Alannah était bien trop forte. Chaque fois qu’il retrouvait la motivation pour lui tenir tête, elle arrivait à le toucher pour qu’il ne se relève plus. Et là, il pensa vraiment à se laisser à terre.
Elle devait avoir un complice, ce Lycure. Ce doux Lycure, si innocent, si gentil, si travailleur. Lui qui avait prouvé qu’il était un vrai Elesien. Le vrai de vrai, celui qui aide, qui donne, qui passe son temps à faire tourner la société. Discret, aimable, on ne pouvait plus rien lui reprocher.
Il y avait bien eu ce passé épineux qui lui faisait tort, mais dix ans s’étaient écoulés. Une bonne décennie à se rattraper. Pour autant, Elder était persuadé que ce cinéma était faux. Quoi de plus logique que d’être idéal pour qu’on le pense assez inoffensif pour falsifier un document officiel. Et peut-être même que c’était lui qui l’avait empoisonné.
Lycure portait les mêmes idéologies qu’elle. Il était plus futé pour ne pas le montrer, mais Elder repérait les escrocs. C’était évident, tout l’était, car elle n’aurait pas pu organiser tous ces plans sans aides.
Ce fut à cet instant que la rage lui monta, accompagnée d’une frustration de ne pas l’avoir saisi plus tôt. Il finirait par trouver une vengeance, mais pour le moment, il voulut tout faire valser.
— Crois ce que tu veux.
— Tu ne te défends même plus ? C’est pour ça que tu as tenté de mettre fin à tes jours ? Par culpabilité ?
Il lui fallut une forte tenace pour prendre sur lui, garder un sang-froid assez costaud pour donner l’impression d’un calme hypocrite. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire pour se sauver ? Jusqu’où ce bon vieux Eddy était-il prêt à aller pour riposter ? Après tout, ce n’était ni de la violence ni une attaque gratuite, juste de la légitime défense. Il avait le champ libre.
Au fond, quelles étaient les limites de la violence ? Si l’on autorisait les sentinelles comme forme de répression, certes bienveillante, mais elles ordonnaient les comportements. Il n’était pas mensonger de dire qu’Eddy avait dépassé la frontière des règles d’Elesi. Avec un peu de recul, et beaucoup de franchise, en dénonçant Alannah, il avait cédé.
Règle une ; aider ses camarades. Et depuis toujours, sans jamais se l’avouer, il la détestait. Tout comme Lycure, ces ingrats qui insultaient la cité tandis qu’on leur offrait cette chance de vivre ici. Qu’ils aillent à l’extérieur, là où les meurtres sont justifiés, où ils seront battus, noyés, brûlés, où on les laissera mourir de faim, où le confort n’existait plus.
Il se sentait redevable envers ses prédécesseurs pour vivre aussi paisiblement avec autant d’avantages qu’il ne supportait pas de voir des lâches. Le pire dans tout ça, c’était qu’il ne pouvait rien faire à part les convaincre qu’Elesi était tout. Mais s’il pouvait les exclure de ce lieu pour qu’ils ouvrent les yeux sur l’horreur des autres nations et qu’ils reviennent en rampant, trop tard, vous avez été contaminés par la violence, en fait, vous l’aviez toujours été, il s’en délecterait.
C’était cet aspect de sa personnalité qu’il cachait, trop passionné, oui, c’était l’amour pour la cité qui le rendait ainsi, aussi beau fut-il, restait tout de même toxique. Désormais, c’était la règle trois qu’il hésitait à trahir ; tout conflit se résout par le pacifisme. Valait-il le coup de produire des abus ?
Pouvait-on réellement parler d’abus quand ils aboutissaient à la justice ? Peut-être que l’homme qui dénonçait Alin Sari avait raison et que la conception de la tolérance était ironique. Et si elle était la violence, une forme de brutalité légitime qu’on percevait comme socialement acceptable. Et si elle était la dictature, si toute la manipulation servait à retourner les crânes.
Tout ce qu’il connaissait, tout ce qu’il vivait, tout ce qui construisait la société et les individus socialisés, tout n’était qu’un leurre inventé de toute pièce. Comment déterminions-nous la validité des comportements ? Qui décidait du sens moral ? Tout était l’œuvre de l’humain, c’était lui qui créait les modes de pensées, lui qui décidait des normes.
Si autrefois, la démocratie était ce qu’il y avait de plus juste, l’idéal politique, et tout le monde avait été éduqué pour le croire, alors elle se définissait comme telle. Mais si un jour, on préférait penser qu’elle était déséquilibrée et abusive, et qu’on l’apprenait pendant des décennies aux futures générations, alors elle le devenait aussi.
En fait, on imaginait à tort que les concepts formaient les définitions ; or c’était l’inverse. Et Elesi était un havre de paix parce que les Elesiens l’avaient conçu ainsi. Mais rien n’était éternel et à l’avenir, il serait probable que l’anarchie soit perçue comme illégitime.
Les mises à mort restaient des vies arrachées, des assassinats, et pourtant, on les traitait comme des actes de justices. L’action n’était plus le meurtre d’une personne, mais la suspension d’un criminel.
Avec du recul, les anciens porte-paroles avaient créé le statut des traîtres, ils avaient associé des comportements à une menace pour condamner quiconque tenterait de se sortir des normes. Ces déviants n’étaient que des individus qui ne suivaient pas les codes sociaux. Et eux, ils étaient Alannah.
Elle était exclue et traitée comme une menace. Qui avait pu avoir ce pouvoir, ou plus tendrement cette faculté, de l’étiqueté de déviante ? Pensez différemment et vous mourrez.
Alors, pour la tolérance, on pouvait tuer, et en tuant, on constituait une élite sociale, masquée, imperceptible, fondue dans cette impression d’équité. Non pas les citoyens qui suivaient aveuglément les manipulations, les conseils comme ils les appelaient, mais ceux qui tiraient les ficelles, Alin Sari, son grand-oncle, tous les autres porte-paroles et… Elder Took.
Ah, Elder, réfléchis bien. Qui es-tu ? Qui es-tu Eddy ?
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