7 - Argia

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Mon cul était bien calé au fond du sofa en poils roses quand Argia déboula de la cuisine en ayant pillé le frigo. À mon avis, elle m’apporta tout ce qu’elle avait réussi à faire tenir en équilibre précaire et sur plusieurs niveaux dans son grand plateau argenté. Son retour dans le salon me tira de ma torpeur. Je fixais depuis plusieurs minutes en chien en faïence une réplique très fidèle d’un labrador d’après Argia, avec la mâchoire articulée. Pour moi ce n’était qu’un clebs, une race animale d’un autre âge, aujourd’hui disparue. Mais pour Argia, c’était ce qui pouvait se rapprocher le plus d’un compagnon. Il était programmé pour réagir à certains sons et savait faire quelques tours pour amuser la galerie. Il était aussi censé être décoratif. Franchement, moi, je n’en voudrais même pas en image au fond d’une mémoire de masse. Putain, en plus ça devait valoir une fortune cette merde électronique. Remarque, elle était bien assortie avec le reste de la pièce. Tout ici était immonde, à commencer par le papier peint animé sur les murs qui représentait les chutes de Niagara avant que le lac qui les alimentait ne soit asséché, pour la gloire de l’Empire évidemment. La multitude de bibelots en plastique aux couleurs criardes et aux formes grossières, fièrement exposés dans une vitrine, représentait certainement autant de souvenirs de voyages dans les provinces exotiques. Bref, ce salon était à lui seul un mini attentat au bon gout.

« Alors ? me lança-t-elle en s’affalant lourdement sur un sofa en face de moi. Ça fait quoi ? Cinq ans ?

– Six, répondis-je en baissant les yeux vers le plateau de victuailles.

– Déjà ! Par Saturne, que le temps passe vite. Comment vas-tu ? Tu sais, je pense souvent à toi. Tu n’as pas faim ? Pardon, je pose trop de questions, tu n’as pas le temps d’en placer une.

– Non, non. Ça va. Ouais, je vais bien, bredouillai-je.

– Tu as l’air en forme en tout cas !

– Arrête, je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai eu une longue journée, je ne dois pas être très frais.

– Alors, qu’est-ce qui t’amène à venir voir ta vieille tante après tout ce temps ? Non, ne me dis rien… Tu vas te marier ? Tu vas avoir des enfants ? dit-elle d’un ton enjoué en s’empiffrant une Arepa farcie à la viande.

– Non, non. Rien de particulier, je t’assure. Je passais juste dans le quartier et je me suis dit que… »

Je n’eus pas le courage de finir ma phrase voyant qu’elle ne gobait pas un mot de mon histoire.

« Écoute, repris-je. Là, j’aurais besoin de faire une petite sieste, c’est possible ?

– Va, et que Somnus veille sur ton repos. »

Elle m’indiqua une chambre du bout du menton.

***

Impressions fugaces. Le visage d’une femme. Tendre et amicale. Celui de ma mère. Elle me parlait, mais je ne comprenais pas. Des mots réconfortants. Le visage se transforma subtilement et naturellement. Celui d’une inconnue. Non pas totalement. Qui était-elle ? Elle aussi me parlait, elle était inquiète.

***

Quand je rouvris les yeux, Argia était à côté de moi. Avachie sur un fauteuil au pied du lit d’ami dans lequel je m’étais vautré. J’étais presque nu, bien que je n’aie aucun souvenir de m’être déshabillé. Mes vêtements pliés et, je ne le savais pas encore, lavés étaient rangés à portée de main sur une commode en bois verni. Elle était plongée dans la contemplation d’un vieux datapad. Quand elle remarqua mes mouvements, elle me fit un large sourire. Il me rappela celui de ma mère, bien que très différent.

« Ça va mieux ? Tu as bien dormi ?

– Oui. Et merci pour…

– Oh de rien m’interrompit-elle. Regarde, ce sont de vieilles photos de toi, petit. Et de moi, plus jeune. Et plus mince aussi », dit-elle avec malice.

Elle me tendit le datapad. Il affichait une galerie de vignettes, des photos de moi en miniature. Certaines scènes me revinrent immédiatement en tête. Là, pendant les vacances des premières Agonalia, devant le bélier qui allait être sacrifié. Ou encore là, au cirque pour les jeux de Megalesia. À chaque fois, Argia était là. Mais peu importe, je n’avais pas envie de me plonger dans mon enfance, pas envie de me remémorer les bons moments passés avec elle. Non, ce qui m’intéressait c’était le présent.

« Écoute, Argia. C’était le bon temps, celui de l’insouciance. Je ne serai probablement jamais assez reconnaissant de tout ce que tu as fait pour moi. Je veux dire, les autres gamins de l’orphelinat n’avaient pas la chance que j’ai eue. Tu as été présente pour moi, du mieux que tu as pu.

– Arrête, c’est normal. Ta mère était une amie.

– Je sais. Je tiens à te dire que je m’excuse ».

Un long silence s’installa. Dans le salon, au bout du couloir, j’entendis le chien mécanique s’impatienter. Sans doute était-il programmé pour réclamer des caresses à intervalles réguliers.

« Tu t’excuses ! Mais pour quoi ?

– Tu sais bien, j’ai tout fait foirer. C’est grâce à toi si j’ai pu rentrer à la Cohors Aerana. Et j’ai tout gâché.

– Écoute Marcus. J’ai fait ce que j’ai fait, car je pensais que c’était la bonne à chose à faire. Je n’ai jamais attendu quoi que ce soit en retour. Tu ne m’as jamais déçu. Tu as volé de tes propres ailes. Cela ne s’est pas bien terminé pour toi là-bas, et alors ? La roue tourne.

– Justement Argia. Je suis dans la merde. Encore.

– Si je peux t’aider, tu sais que ce sera avec plaisir.

– Non, écoute, je ne veux pas t’impliquer là-dedans. Je ne sais ce qu’il se passe. J’y suis pour rien. Tu ne me croiras certainement pas, mais je te jure que cette fois-ci, je n’ai rien fait. Mais des gars sont après moi. Ou peut-être après un autre gars en fait, mais ils croient que c’est moi. Enfin, je ne sais pas trop. Bref, je voudrais me planquer ici quelques jours et quand ça se sera tassé, je prendrai un billet pour changer d’air. Qui sait, peut-être même que j’irai tenter ma chance sur Mars. »

Argia me lança un regard accusateur. Ce genre de regard qui vous fait tout de suite comprendre que vous avez dit un truc qu’il ne fallait pas. Pendant quelques instants j’eus l’impression d’être le môme sur les photos juste après m’être fait prendre en train de faire une belle connerie.

« Toi, Marcus. Ancien membre d’une troupe d’élite. Gladiateur. Tu vas fuir sur une autre planète parce que des types en ont après toi ? Qui sont ces types ? Je vais leur faire passer le gout du pain, moi !

– Je n’en sais rien justement. Des fonctionnaires de l’Empire sont impliqués. Écoute, pour le moment, moins en tu sauras, mieux ce sera.

– Marcus, tu vas régler ça toi-même comme un homme, dit-elle en bondissant hors de son fauteuil. Reste ici le temps qu’il faudra, mais ne t’avoue pas vaincu. »

Alors qu’elle repartait d’un pas décidé vers une destination inconnue, elle s’arrêta sur le seuil de la porte.

« Je ne t’en jamais parlé Marcus, mais le décès de ta mère… Il m’a été impossible de connaître les circonstances exactes de sa mort. Et quand j’ai tenté de faire jouer mes contacts au sein du Temple, on m’a rapidement fait comprendre qu’il valait mieux que je reste à ma place. »

Argia avait mis le doigt là où ça fesait mal, elle savait me parler et titiller mon égo. Apparemment satisfaite, elle me laissa à mes pensées et alla s’occuper de son chien.

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