[8] Rapport des éclaireurs
Gareth marchait de long en large sur les remparts.
Tous les dix pas, il s’arrêtait et scrutait le peu qu’il pouvait voir de la forêt environnante, à l’affût du moindre événement suspect. Il savait que les orques préféraient combattre la nuit, mais avec la pleine lune, il y avait peu de chances pour que cette attaque ait lieu cette nuit.
Un sifflement aigu attira son attention. Aussitôt, il s’accroupit contre le créneaux, à l’abri d’un éventuel tireur embusqué. Puis il cria :
— Qui vient là ?
— Varsikur ! Répondit une voix venant de l’extérieur.
Gareth se détendit, il avait reconnu la voix graveleuse de Gardel, le forestier.
— Ouvrez la poterne, ordonna-t-il.
Puis il se redressa et poursuivi sa ronde, la suite concernait le sergent et les gardes de la poterne. Bien sûr, il mourrait d’envie de courir aux nouvelles, mais abandonner son poste serait du plus mauvais effet sur le capitaine… et de toute façon, il serait informé bien assez tôt.
Presque malgré lui, il se mit à fredonner un air entendu la veille…
« Le chevalier Hercule, dans la bataille recule, garde toi Bretagne car ton destin bascule, car Hercule craint, car Hercule craint qu’un orque vicieux... »
— Ta gueule ! Hurla le sergent.
* * * * *
Gardel entra dans le corps de garde, visiblement épuisé… Les quatre hommes de garde le dévisagèrent avec étonnement.
— Refermez la poterne, le guerrier doré n’est pas avec moi.
— Qu’est ce qui lui est arrivé ? demanda le sergent.
— Rien du tout, il n’a pas voulu rentrer, c’est tout.
Le ton étrangement neutre de l’éclaireur éveilla la curiosité du sergent.
— Comment ça : « pas voulu rentrer » ? Qu’est ce qui s’est passé ?
L’éclaireur baissa la tête et fit un geste vague pour signifier sa lassitude.
— Hola, ça n’a pas l’air d’aller, reprit le sergent. Chandor, ramène nous du pain et de la cervoise, je crois que Gardel a besoin de se remettre les idées en place.
— Nous avons suivi les traces des orques jusqu’au pont des elfes. La rive sud est occupée par une troupe d’orque et toutes les routes vers Montdragon sont surveillés.
— Une troupe d’orques ? La belle affaire, ricana le sergent. On en a déjà vaincu une, on recommencera.
— Celle-ci présente un gros inconvénient, répliqua Gardel. Il y en a plusieurs centaines.
— des centaines ? répéta le sergent d’un air perplexe. Bon, admettons… mais le guerrier doré, pourquoi n’est-il pas rentré avec toi ?
Gardel prit son gobelet et avala une large gorgée avant de répondre.
— C’est là que ça devient intéressant… Je n’ai pas trop bien compris ce qui lui a pris, mais en les voyant, il m’a ordonné de rentrer faire mon rapport tandis que lui devait rester pour les surveiller. Je lui ai répondu que la nuit allait bientôt tomber, mais que ce serait une nuit de pleine lune et qu’il aurait du mal à se cacher. Alors il s’est énervé, il m’a pris par le col et m’a hurlé dans les oreilles que je devais partir tout de suite… parce que lui était soi-disant plus doué que moi pour passer inaperçu.
— Tu veux dire qu’il t’a foutu la trouille ? ricana le sergent.
— Si t’avais vu sa gueule, tu ne rigolerais pas. De la façon dont il me regardait, j’ai cru qu’il allait me mordre.
Ce dernier commentaire suscita l’hilarité générale… jusqu’à ce que des bruits de pas métalliques y mettent brutalement fin. Aussitôt, les hommes remirent rapidement leur tenue en ordre.
Il était temps, un jeune chevalier entra dans le corps de garde. Hugon, le fils de Guillaume.
— Monseigneur ! Murmura le sergent en s’inclinant.
— C’est bon, Yvon ! De toute façon je ne pouvais pas dormir… Je vois que nos éclaireurs sont de retour, Pourquoi Victor n’est-il pas avec vous ?
— Victor ? répéta le sergent
— C’est ainsi qu’on nomme le guerrier à l’armure dorée, précisa Hugon. J’ignore dans quelle mesure on peut lui faire confiance car ses amis l’appellent ouvertement « l’assassin » sans que ça le dérange outre mesure. Mais peu importe le ou les crimes qu’il a pu commettre dans le passé, c’est un excellent combattant.
— Il est resté pour épier les orques, reprit Gardel. Ils sont nombreux et ils bloquent tous les passages vers le sud. Il ne faut pas espérer passer les barrages en force, on se ferait massacrer. Le mieux qu’on puisse faire est de se préparer à un long siège, et espérer que Galador et sont armée reviennent rapidement.
— Ils sont partis depuis deux ans, précisa Hugon. Pourquoi reviendraient-ils maintenant ? Comment pourraient-ils savoir ce qui se passe ici ?
— Ils le savent certainement ! s’exclama Yvon. Les Solariens emploient des hordes de mercenaires orques. Cette attaque est forcément une diversion pour les obliger à revenir.
— Admettons, poursuivit Hugon, mais nous ne sommes pas en mesure de supporter un long siège. Alors si la route du sud est bloquée, il reste celle du nord…
Un silence pesant lui répondit.
— …mais ce n’est même pas la peine d’y penser, reprit-il, je vois que vous avez saisi. Et bien attendons le retour de Victor, ses informations nous donneront peut-être une solution. Chandor, allez remplacer Gareth. Nous y verrons plus clair demain.
* * * * *
Fizran revint au château en début de matinée, les vêtements crasseux, des tâches de sang au bout des ongles, et visiblement épuisé. Aux questions que chacun lui posait, il répondait laconiquement qu’il fallait se préparer à combattre ou à fuir sans donner plus de détails, puis il se rendit chez Dame Melgane pour lui faire son rapport sans témoin.
Épuisé par sa nuit de garde, Hugon n’était pas présent.
Ensuite, après un repas léger, il rejoignit ses compagnons dans la tour qui leur servait de dortoir. Tous étaient impatients d’en apprendre davantage.
— Mes amis, leur dit-il sans se soucier de l’effet que le mot « ami » produisit sur Eadrom, j’ai informé Dame Melgane de ce que Gardel et moi-même avons découvert : une horde d’orques bloque la route du sud. Ils sont bien trop nombreux pour que ce soit un simple raid de pillage et de capture d’esclaves et le problème est le suivant : s’ils veulent établir une base solide dans la région, ils ne peuvent pas se permettre de laisser derrière eux un bastion comme le nôtre. Il faut donc s’attendre à ce qu’ils s’attaquent rapidement à nous, et ça leur semblera d’autant plus urgent que les orques que nous avons combattu l’autre jour faisaient probablement partie de cette horde.
— Ça confirme la chronique familiale de Messire Eadrom, grogna Fradj. Un récit revu et corrigé par les récents événements.
— Revu et corrigé ? répéta Fizran.
— Je garde toujours cette chronique sur moi, intervint Eadrom. Elle m’a été remise le jour de mon adoubement et c’est une sorte de talisman. Chaque fois que j’en ressentais le besoin, je relisais un chapitre pour voir comment auraient réagi mes ancêtres dans certaines situation délicate. Mais le contenu a radicalement changé depuis notre arrivée et je suis incapable d’expliquer pourquoi.
— C’est pourtant logique, expliqua Fizran. Ce livre est votre talisman, il est lié à votre passé et vous êtes détenteur du pouvoir de Chronos… il s’adapte donc aux modifications temporelles que notre présence aura sur le futur. Par conséquent, à moins que nous n’y mettions bon ordre — et personne dans ce monde ne peut le faire à notre place —, votre famille disparaîtra et tous les occupants de ce château seront massacrés. C’est d’ailleurs la seule conclusion possible en cas d’attaque. Il y a en dehors de nous même une dizaine d’hommes d’armes qui savent un peu se battre, Hugon a ordonné à son capitaine d’entraîner tous les adultes capables de tenir une épée, ça fait 20 combattants de plus, mais dans une confrontation entre plusieurs centaines d’orques et trente guerriers sans expérience, il est évident que nous n’avons pas la moindre chance.
— Alors il faut partir, conclut Antonius, et le plus vite possible.
— C’est ce que j’ai suggéré à Dame Melgane, mais on ne peut fuir que par le nord, et la route du nord mène directement au territoire des calédoniens. J’ai l’impression qu’elle les craint encore plus que les orques. Messire Eadrom, vous pouvez nous en dire plus à leur sujet ?
Edrom poussa un profond soupir, s’assit sur son lit et se prit la tête entre les mains.
— Les calédoniens… murmura-t-il.
— Je ne suis pas un expert dans l’histoire des bretons, intervint Fradj, mais j’ai entendu parler des calédoniens, ce sont les ancêtres d’un peuple métissé avec les elfes sylvains : les kelderdari. C’est un des rares peuples que les norrois n’osent pas attaquer.
Eadrom lui fit signe de se taire et, contrairement à son habitude, le gnome obéit.
— Les calédoniens étaient un peuple de l’ancienne Bretagne, au même titre que les saxons et les angles. Ils ont accompagné l’exode d’Arthur Pendragon vers le nouveau monde, persuadés qu’ils y trouveraient des terres fertiles et des trésors, mais ils ont été déçus. Lorsque Mordred a déclenché la première guerre civile, ils ont rallié son camp et ont combattu les bretons à la Bataille d’Aballak. C’est à ce moment là qu’ils ont forgé une alliance avec les elfes sylvains qui, eux aussi, soutenaient le camp de Mordred.
— Mais j’y pense, s’exclama Fradj. C’est justement à Aballak que le roi Arthur a été tué. Il a été vaincu en combat singulier par un guerrier calédonien justement : « le chevalier Hercule ». Mais les bretons ne pouvaient pas admettre que leur roi a perdu un combat singulier alors leurs chroniques indiquent qu’Arthur a été gravement blessé lors de son duel victorieux contre Mordred et que son assassin l’a lâchement frappé dans le dos. Il y a d’ailleurs un tas de chansons comiques sur la couardise du Chevalier Hercule, c’est de vrais cylindres… je dois en avoir un ou deux ici.
— Ce n’est pas la peine, merci Fradj, l’interrompit Eadrom. Nous en savons assez pour comprendre que les rapports entre Bretons et Calédoniens sont tendus, mais de là à les craindre plus que les orques, il y a de la marge. Fizran ! Je pense que nous devrions en parler tous ensemble à Hugon et Dame Melgane, nous arriverons bien à les convaincre… Fizran ? Est-ce que tout va bien ?
L’assassin était appuyé contre le mur, les yeux dans le vague.
— Pardon ? fit-il d’un ton nonchalant. Oui ça va… enfin non, ça ne va pas ! Il faut que je prenne un calmant et que je dorme un peu. Vous avez raison pour Dame Melgane, nous lui parleront ensemble ce soir, ensuite je sortirai pour m’occuper des orques.
— Tout seul ? Demanda Eadrom. Mais que comptez vous faire exactement ?
Mais Fizran sortit sans répondre.
* * * * *
Une torche à la main, la jeune fille descendait silencieusement les marches de l’escalier. Puis elle s’arrêta et tendit l’oreille. Ce silence était anormal… l’alchimistes avait cette fâcheuse habitude de marmonner dans sa barbe à longueur de journée, et il y avait toujours au moins une marmite remplie d’un liquide en ébullition. Peut-être était-il mort pendant son sommeil et personne ne s’en était rendu compte… mais il était tout aussi possible qu’il soit simplement parti à la recherche de plantes rares ou de composantes douteuse.
Poursuivant son chemin, elle se rendit bien vite compte que l’alchimiste ne pouvait pas être parti… il n’aurait pas laissé la porte de son laboratoire ouverte, avec de surcroît plusieurs lampes allumées.
— Qui est là ? murmura soudain une voix.
Sylène sursauta, prise de panique. Ce n’était pas la voix éraillée de l’alchimiste, mais la voix grave d’un homme au sommet de sa force… probablement un guerrier. Elle recula jusqu’à ce que son dos rencontre la muraille glaciale du souterrain.
Et un homme sorti du laboratoire. C’était effectivement un guerrier.
— Messire Victor ? Murmura-t-elle.
— Ah c’est vous, répondit Fizran. Je présume qu’Antonius vous envoie… et bien dites-lui que je vais bien et que je les rejoindrai tout à l’heure pour parler à Dame Melgane de… de ce dont nous avons déjà parlé entre nous.
— Vous êtes bien mystérieux.
— Antonius comprendra, mais vous n’avez pas à le savoir.
— Je viens effectivement pour Antonius, mais il ne m’a pas envoyé et je ne vous cherchais pas… en fait, je voulais voir l’alchimiste. Mais que faites vous ici ?
— L’alchimiste se repose, nous avons travaillé ensemble et il m’a autorisé à utiliser son laboratoire pour terminer ce que nous avons commencé. Mais je ne peux vous en dire plus, c’est un secret. Et vous même, pourquoi êtes vous là ?
— J’étais venu acheter quelques plantes, je ne suis pas sûre d’en avoir besoin mais on ne sait jamais ce qui peut arriver, n’est ce pas ?
— Et bien servez-vous, je regarderai tout à l’heure ce que vous avez pris et je le paierai moi-même, ce sera un petit cadeau pour Antonius. Mais ne touchez pas à l’aconit, j’en ai besoin...
Alors que Fizran reprit son travail, Sylène recula… l’aconit était un poison violent. Prise d’un doute, elle jeta un regard vers le fond de la pièce ou l’alchimiste était allongé sur une couchette. Dormait-il vraiment ? Il fallait qu’elle en ait le cœur net.
Le guerrier doré lui tournait le dos, absorbé par la macération d’une mixture malodorante. Elle s’approcha silencieusement du corps et lui prit la main.
Le pouls battait lentement mais régulièrement. Elle poussa un soupir de soulagement.
— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? demanda Fizran sans se retourner.
— Oui oui, répondit-elle précipitamment. Je vais prendre la boite de poudre de fleur-qui-pue et je vais vous laisser travailler. Vous n’en aurez pas besoin, n’est ce pas ?
— « fleur qui pue », répéta Fizran. Joli nom pour l’ingrédient principal d’un philtre d’amour.
— Je ne suis pas en train de préparer un philtre d’amour, seuls les sorcières ont besoin de ce genre de choses puisqu’elles sont vieilles et laides.
— Alors au temps pour moi, vous n’êtes ni vieille ni laide.
Enhardie par cet échange, Sylène s’approcha de l’assassin et de son étrange mixture. Les feuiles d’aconit soigneusement découpées rejoignirent la bouillie de baies rouges…
— Si vous préparez une potion abortives pour Dame Melgane, vous vous y prenez très mal. Votre risquez de la tuer avec cette décoction.
— La décoction que je suis en train de préparer tuerait à coup sûr n’importe quel idiot, ou idiote, qui oserait y gouter. C’est un remède définitif contre toutes les naissances non désirées.
— Évidemment, je suis stupide ! admit-elle. Vous allez empoisonner les puits pour affaiblir les orques. Après tout vous êtes un expert-assassin… tout le monde le dit dans la garnison.
— Tout le monde ferait mieux d’éviter de se mêler des affaires de tout le monde. Je ne vais pas empoisonner les puits, parce que c’est idiot d’utiliser une telle stratégie dans une région ou coulent des rivières d’eau potable, mais si j’ai l’occasion d’empoisonner la soupe des orques, je ne la manquerai pas. Mais dites-moi, pourquoi avez vous besoin de poudre de fleur-qui-pue ? Vous pensez qu’Antonius ferait un mauvais père ?
— Vous êtes un groupe de mercenaires, répondit-elle. Vous allez là où vous pouvez vendre vos services, vous combattez pour la bonne caus, on vous paie et vous repartez… Je n’ai pas envie d’être une fille mère, même si Antonius est très gentil… Vous avez bien l’intention de repartir n’est ce pas ? Dame Melgane a proposé à Eadrom de rester mais il a refusé… Naturellement, il ne peut pas devenir Baron puisque Hugon est presque majeur.
— Oui nous allons repartir… mais si vous vous découvrez enceinte d’Antonius, réfléchissez bien avant d’avaler n’importe quoi, car un fils de magicien possède souvent « le don » et ce serait dommage de le gâcher… Oh ma décoction est prête ! Pas assez de belladone malheureusement, ça risque de rater.
— Je sais ou vous pouvez en trouver, s’exclama Sylène. En suivant la route du nord jusqu’au croisement, vous devriez apercevoir une cabane. C’est là que vit une sorcière…
— Vieille et laide, bien sûr, coupa Fizran. Merci damoiselle, j’irai la voir dès que j’aurai un peu de temps, et je vous souhaite de mettre au monde plein de petits magiciens.
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