[12] L'Embuscade
La petite troupe regagnait le château Iontach. L’entrevue s’était finalement bien passé : le chef des calédoniens avait accepté le principe d’une alliance avec les bretons et avait promis d’envoyer une cinquantaine de guerriers pour soutenir ses nouveaux alliés. Les humains restaient en infériorité numérique, mais ils avaient l’avantage de connaître le terrain.
Alors que tout semblait aller pour le mieux, Fizran ne pouvait s’empêcher de ruminer de sombres pensées. Ses échanges avec la vieille sorcière l’avaient troublé bien plus qu’il ne voulait l’admettre : aucun moyen magique ne pouvait le protéger de « lupin », celui qui l’avait transformé en garou, et son seul espoir reposait sur une théorie complètement folle… une théorie dont il ne pouvait même pas mesurer la pertinence, n’ayant aucun mage assez qualifié pour la comprendre.
— Finalement, tout s’est bien passé ! s’exclama Antonius d’un ton exagérément optimiste.
— Peut-être, répondit Eadrom avec gravité. Mais nous aurons à faire à forte partie, même avec des alliés.
— J’ai l’impression qu’on nous observe, remarqua Fradj. Fizran ?
Depuis le début de leurs mésaventures, Fizran était celui qui avait toujours un plan d’avance sur ses adversaires ou ses compagnons. Il n’était jamais pris au dépourvu et rien ne pouvait le surprendre.
— C’est un loup ! répondit-il sans hésiter. Il nous observe mais il n’attaquera pas.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Les loups n’attaquent pas les humains, sauf quand ils y sont contraints par une force incontrôlable.
En fait de « force incontrôlable », Fizran pensait surtout aux loups garou… il avait senti la présence de Gombagh et il s’estimait capable de le tenir à distance, à défaut de le contrôler.
* * *
Gombagh surveillait les voyageurs, trois orcs armés d’arcs attendaient son signal pour décocher leurs traits et Durzum surveillait à la fois ses ennemis, son éclaireur et ses archers… mais Gombagh ne donnait toujours pas le signal. Encore quelques secondes et les humains seraient hors de portée. Que faisait donc cet imbécile ?
— Tirez ! ordonna Durzum.
— Attention ! beugla Gombagh
Aussitôt une volée de flèches s’abattit sur les humains. Toujours à l’affût, Eadrom entendit le cri de Gombagh et il eut le réflexe de se protéger de son bouclier. Antonius étant juste derrière lui, aucune flèche ne l’atteignit.
Aucune flèche ne toucha Fradj bien qu’il soit très exposé. Quant à Fizran, il tomba de cheval l’épaule transpercée. Pour la première fois de sa vie, il était pris au dépourvu.
— Mort aux humains, hurla Durzum
Aussitôt, une vingtaine de guerriers orques surgirent des sous-bois et se précipitèrent sur Eadrom, leur plus redoutable adversaire. Ce dernier chargea les plus téméraires d’entre eux, décapita un guerrier d’un coup d’épée et en blessa grièvement un second à l’épaule. Puis il sauta à terre pour éviter que sa monture ne soit massacrée par les orques. Antonius le rejoignit. Il ne leur restait plus qu’à vendre chèrement leur peau.
Gombagh n’avait toujours pas bougé, il était comme paralysé, les yeux rivés sur le corps de l’assassin. Durzum s’approcha de lui et lui frappa sur l’épaule.
— Gombagh ! Tu es un grand guerrier, nous avons besoin de toi pour remporter ce combat.
L’éclaireur se tourna vers son chef et le fixa d’un regard halluciné.
— Le Maître est mort ! gémit-il.
* * *
Les guerriers orques tentèrent de submerger Eadrom sous le nombre, mais ce dernier s’était adossé à un arbre et produisait de larges moulinets de son épée pour les empêcher de le contourner. Antonius s’était retranché derrière lui, la dague de Nécros à la main.
— Si tu as un sortilège pour les repousser, cria Eadrom, c’est le moment de l’utiliser car je ne tiendrai pas longtemps !
— Je crois… je crois que la dague de Nécros contient des sortilèges de combat, gémit Antonius. Mais je ne suis pas sûr de pouvoir les invoquer.
— Ça vaut la peine d’essayer ! répondit Eadrom en arrachant le bras d’un orque d’un revers de son épée.
Durzum observait la scène avec inquiétude. Il sentait que ce jeune magicien qui semblait inoffensif leur réservait de mauvaises surprises, mais il n’osait s’engager dans la mêlée. Il devait faire sortir Gombagh de sa léthargie.
— Écoute Gombagh ! Ton maître n’est pas mort. Le Xarkhan Ushnag, ton maître, vit toujours et il a besoin de toi et de ton épée, tu es le plus fort d’entre nous, c’est à toi de terrasser ses ennemis et d’en récolter la gloire.
— Le Maître, répéta Gombagh sans quitter des yeux le corps de Fizran.
Ce dernier releva légèrement la tête, il vivait encore mais il était manifestement hors de combat.
— Le Maître Xarkhan Ushnag, reprit Durzum en espérant que le nom du Khan réveillerait le patriotisme de Gombagh, a besoin de toi, il faut tuer ce chevalier… il faut le TUER.
Le mot « tuer » tira à nouveau Gombagh de sa contemplation. C’était décidément un mot magique. Certes, Fizran était le Maître… mais ce Maître était à l’agonie et dès qu’il serait mort, Gombagh deviendrait le Maître, aucun loup et aucun orque ne pourrait lui imposer sa volonté, pas même le Xarkhan Ushnag. Il pouvait même envisager de le défier en combat singulier et prendre sa place comme Maître de la horde. Xarkhan Gombagh ! Maître des orques et des loups, ça sonnait rudement bien. Mais pour avoir le droit de défier Ushnag, il devait d’abord devenir chef de horde. Et pour devenir chef de horde, il devait d’abord se faire remarquer et tuer ce chevalier.
D’un bond, il se lança dans la bataille.
Fizran le suivit des yeux, il tenta de renouer le contact avec son esprit pour le dissuader d’attaquer mais il en était incapable. La vieille sorcière lui avait bien dit qu’il pouvait l’influencer, mais sa blessure à l’épaule et son manque d’expérience l’en empêchaient. Il n’était même pas capable de se relever.
Son instinct lui disait de fuir, quitte à ramper pour mettre le plus de distance possible entre lui et le danger, mais le peu de conscience qui lui restait lui martelait dans la tête qu’il avait une mission à accomplir, et que la vie d’un garou contrôlé par son pire ennemi n’avait de toute façon pas beaucoup de valeur… alors il restait sur place, espérant un miracle.
Durzum tira son épée, il avait réussi à reprendre la main sur Gombagh, mais il percevait l’influence néfaste que ce guerrier blessé pouvait avoir sur « son meilleur guerrier » et il était bien décidé à supprimer cette menace.
— À nous deux, guerrier doré, murmura-t-il.
Un ennemi incapable de se défendre, c’était le genre d’adversaire que Durzum osait défier.
* * *
Gombagh se précipita sur Eadrom, ses compagnons s’écartèrent pour lui laisser la place. Le chevalier et l’orque-garou étaient de force égale et aucun d’eux ne parvenait à porter à l’autre un coup décisif. Mais sur le long terme, l’orque avait l’avantage, car les autres guerriers orques en profitaient pour contourner Eadrom. Antonius, le plus lâche et le plus faible des mages de Brocéliande était maintenant à leur portée.
C’est à ce moment que la dague de Nécros se décida enfin à obéir à l’apprenti qui, depuis le début du combat, tentait vainement d’invoquer ses pouvoirs. Un éclair bleuté jaillit de la lame et vint frapper un des guerriers. Ce dernier recula sous le choc et s’écroula. L’éclair s’était maintenant transformée en boule d’énergie et les autres orques se tenaient à distance.
Ce qu’ils ignoraient – seul un magicien aurait pu leur dire –, c’est que cette boule d’énergie contenait la force vitale de leur compagnon et qu’Antonius pouvait la diriger pour soigner le combattant de son choix.
* * *
Toujours à terre, Fizran aperçu Durzum sortir des sous-bois et se diriger vers lui l’arme à la main, avec ce regard cruel et sournois de ceux qui prennent du plaisir à tuer sans être capables de se battre. Il avait vu ce regard bien souvent sur le visage de nombreux tueurs d’occasion qu’il avait eu l’occasion d’affronter dans sa longue carrière, mais c’était la première fois que ce regard lui faisait peur. Il n’était pas en mesure de combattre. Il ne se donna même pas la peine de tenter de se relever.
Sûr de son coup, Durzum frappa. Fizran n’eut aucun mal à parer le coup. Une attaque trop prévisible et, par conséquent trop facile à parer. Le chef orque tenta une seconde attaque. Fizran para encore, mais une grimace de douleur apparut sur son visage. Le mouvement qu’il venait de faire pour préserver sa vie avait rouvert sa blessure.
Durzum grognait de rage. Il avait perdu l’habitude de se battre et il devait s’y reprendre à plusieurs fois pour achever un mourant… mais il finirait bien par y arriver.
C’est du moins ce qu’il pensait au moment ou une sphère d’énergie magique surgit brusquement entre les combattants et se colla sur Fizran.
La flèche qui lui transperçait l’épaule tomba sur le sol et ses blessures se refermèrent. L’assassin retrouva aussitôt toutes ses facultés et, en une fraction de seconde, analysa la situation :
Durzum venait de reculer surpris par la sphère d’énergie. Il ne représentait plus aucun danger pour l’assassin, même s’il n’en avait pas encore conscience. Un peu plus loin, Gombagh l’orque garou martelait son adversaire de coups tandis qu’Antonius peinait à tenir plusieurs adversaires à distance.
Alors Fizran poussa un hurlement strident. Ce n’était pas le cri de terreur d’un homme qui craint la mort, ni même le cri d’un guerrier sauvage qui se rue au combat pour effrayer ses adversaires et faire tarie sa propre peur… C’était un cri bestial tel que peu d’hommes, et même peu d’orques ont la chance – ou plutôt la malchance – d’entendre une fois dans leur vie.
Tous ceux qui entendirent ce cri furent paralysés d’effroi pendant une fraction de secondes…
Mais sur Gombagh, ce cri eut des effets bien plus dévastateurs : l’orque garou tourna les talons et prit la fuite dans la forêt.
Alors que Fizran se relevait en fixant Durzum d’un regard noir, ce dernier tourna les talons et prit la fuite à son tour.
Aussitôt, tous les autres orques se débandèrent dans la plus grande confusion. Eadrom profita de la panique pour en abattre deux de plus pendant leur fuite mais évita de se lancer à la poursuite des fuyards.
Vingt orques venaient de subir une lourde défaite face à deux guerriers.
— Ils sont vraiment partis ? s’interrogea Antonius encore incrédule.
— Oui, répondit Eadrom. Et en grande partie grâce à toi, car ton sortilège a permis à Fizran de revenir dans la bataille et de repousser nos plus féroces adversaires.
— Oh, ce n’était rien du tout…
— Bien sûr que si, réprit Eadrom. Vous nous avez sauvé la vie à tous. C’est le genre d’exploit dont Fradj devrait faire une ballade, il aurait peut-être enfin le succès dont il rêve. Qu’en dis-tu Fradj ?
Ils tournèrent la tête dans toutes les directions, mais Fradj avait disparu.
Annotations
Versions