Entraînement militaire
Tout comme la veille, Sara se présenta à l’aire de l’Ermite dès le matin. Elle n’était liée à aucun horaire précis, ne faisant pas partie de la communauté. C’est ainsi qu’ils catégorisaient leur groupe, un concept encore mystérieux pour elle.
Alitée depuis son retour de la guerre, elle n’avait fait qu’imaginer la vie de ces gens. On lui avait expliqué leur division du temps en trois tranches : entraînement, travail et… Tiens ? Elle avait oublié en quoi consistait la troisième activité.
Elle avait imaginé qu’ils s’entraînaient quelque part dans l’enceinte du château ; en réalité, ils s’étaient formidablement organisés. Cette aire, faîte de combes et de buttes au dénivelé mesuré, représentait un de leurs terrains favoris. À près d’un kilomètre de la capitale, ils s’y rendaient à pied ou à cheval. Le bois de l’Ermite délimitait l’aire sur sa partie sud. Ils y avaient construit quelques baraquements mais surtout, des emplacements réservés à des exercices aisés à identifier. Sur la gauche, tir à l’arc. Plus loin, jet de couteaux, au centre, escrime et lutte, au fond, exercices en tout genre. Au loin, sur la droite, apparemment, combats à cheval. Partout, des groupes s’entraînaient ou se battaient.
Pas plus qu’hier, l’ombre de Krys n’apparaissait. Déçue et rassurée à la fois, ne sachant comment gérer ces retrouvailles, elle en prit son parti. Peut-être aujourd’hui trouverait-elle le courage de s’enquérir de ses occupations. Son estomac se nouait à chaque fois qu’elle y pensait.
Un adolescent, qu’elle reconnut pour avoir été page au palais, courut rejoindre Korynn. Celle-ci la reconnut, fit signe d’approcher et quémanda la présence d’autres personnes. Attentifs à cette agitation, plusieurs approchèrent discrètement.
Le temps que Sara les rejoigne, trois adolescents l’observait avec intérêt. Sans attendre, ils entourèrent la princesse et demandèrent :
— On dit partout que vous avez délivré Cussez des pirates. Est-ce vrai ?
Elle n’en avait parlé à personne, s’était juste contenté d’alerter les forces de l’ordre. Si les jeunes garçons reçurent un sourire pour toute réponse, ils furent vite secondés, questions et compliments fusèrent. Les regards étaient admiratifs à son encontre, elle tenta d’y répondre. Un certain temps passa au bout duquel Korynn fit bon ménage.
Plusieurs reprirent leurs exercices, d’autres restèrent, curieux. Les yeux des adolescents brillaient, impatients d’en apprendre plus ou d’assister aux prouesses de la princesse.
— Hier, l’entreprit Korynn, tu as démontré ton adresse au couteau sur cible fixe. Cette fois-ci, elles seront mobiles, ce seront des hommes, et tu vas devoir jouer en équipe. Mais, pour t’échauffer, on va commencer par un exercice très simple, un combat individuel. Voyons… qui avons-nous en catégorie A ?
Elle chercha autour d’elle, secondée par une autre jeune femme qui avait eu, jusque-là, les yeux rivés sur Sara. À peine plus petite que la princesse, cette brunette révélait une certaine retenue vis-à-vis de la fille du roi défunt.
— La catégorie A désigne les plus forts, expliqua Korynn en attendant le guerrier désigné. Il y a ensuite des sous-catégories. A1 représente la plus forte de toute.
Un jeune homme élancé intégra le groupe de curieux. Korynn le présenta sous le nom de Manu, de catégorie A8. Elle lui tendit un poignard d’entraînement ainsi qu’à Sara, leur demanda de bien vouloir descendre de la butte pour un affrontement à dix pas l’un de l’autre.
— Celui qui est touché à un membre perd seulement l’usage du membre atteint. Pour gagner, il faut toucher le corps. Placez-vous et, au signal, que le meilleur gagne.
Manu, plus expérimenté, aida la princesse à se placer. Elle le trouva assez sûr de lui et affable. Un personnage intéressant, estima-t-elle. Korynn attendit plus que d’ordinaire. La nouvelle avait besoin de prendre ses marques. Curieusement, cette personne aussi habile cherchait le meilleur moyen de tenir son arme factice.
Au signal donné, s’estimant trop éloigné pour assurer son tir, Manu s’élança. La jeune femme réagit immédiatement. Il n’avait pas fait un pas qu’il reçut l’objet en bois en pleine poitrine. Sur la butte, l’étonnement fut général.
Sara regarda de leur côté en laissant tomber ses bras le long de son corps. Korynn hocha la tête.
— Elle me plait cette petite, nota l’entraîneuse. Elle s’excuserait presque.
— Catégorie A5 minimum, estima Servane.
— Ou plus. Voyons voir ça.
— Imagine qu’elle soit A1.
— Les A1 ont tendance à faire se décaler tous les autres. Ça ferait des mécontents. Où il est Joseph ? Joseph : boucliers, deux couteaux.
Le page amena aux deux duellistes boucliers et poignards supplémentaires, puis vérifia leur placement. Le bouclier ne protégeait que le corps. Seuls têtes et jambes apparaissaient et le règlement interdisait de viser la tête. Sara l’emporta, quoiqu’avec plus de difficultés. Manu et elle continuèrent les exercices qu’elle gagna pour la plupart. Son adversaire la félicita et les spectateurs applaudirent.
La meneuse en chef rappela la princesse et fit chercher les équipes de jets de catégories C8 et D6. Deux groupes de sept personnes se firent bientôt face en contrebas après que plusieurs membres du groupe D eurent protesté. Toutes étaient des femmes, hormis deux hommes dans le groupe C.
Au gong, le groupe C fonça, leurs lames de bois fusèrent. Trois membres du groupe D furent touchés d’emblée, un du groupe C le fut également au bras. Les sept assaillirent les survivants et les abattirent tous.
Déçus, les membres du groupe D se relevèrent, se demandant à quoi rimait une confrontation souffrant d’un tel déséquilibre. Sans attendre la réflexion de Sara, Korynn expliqua :
— Maintenant, ton objectif est de faire gagner le groupe D. Tu remplaces l’une d’entre elles, tu leur expliques ton plan et on y va.
Sara dévisagea la meneuse, se demandant si elle blaguait. Devant son air décidé, elle hésita, puis rejoignit son groupe, qu’elle salua.
— Je dois remplacer l’une d’entre vous et, parait-il, faire gagner l’équipe. Qui est volontaire pour m’abandonner ses armes ?
Eut égard à la surprise des participantes, elle comprit que l’exercice n’était pas fréquent. Trois filles levèrent le bras. Sara choisit l’une d’ente elle. Le plus facile était fait, que décider maintenant ? Elle l’ignorait. Plutôt que raisonner seule, elle partagea son opinion.
— Il me semble évident qu’il faille les empêcher à tout prix d’attaquer tous en même temps. On a vu ce que cela a donné, tout à l’heure. Comment y arriver ?
Elle regarda le sol. Ses coéquipières n’en avaient aucune idée.
— En attaquant les premières, continua-t-elle après réflexion, je ne vois que ça.
Stupeur générale.
— Mais c’est pire, protesta la plus grande après avoir jeté un œil à ses amies. On visera d’autant moins bien si on coure et on aura perdu notre premier poignard pour rien.
La princesse regarda à nouveau le sol, mis les mains sur son crâne et tourna autour d’elle. Puis, décidée :
— Nous attaquerons ensemble pour les surprendre et les clouer sur place. Mais seules celles qui visent correctement en mouvement s’approcheront le plus, tireront, après quoi nous fuirons toutes. Ils attaqueront, nous fuirons, mais nous nous retournerons à mon signal pour les atteindre et fuirons à nouveau, autant de fois que nécessaire.
Pendant que les filles se consultaient du regard, Sara se tourna vers l’équipe C, trop éloignée pour entendre. Le manège de l’équipe D les amusait. Les deux garçons, goguenards, se moquaient.
— N’hésitez pas à protéger celles qui visent juste, précisa-t-elle, ni à leur transmettre vos couteaux. On peut les avoir à l’usure de cette façon.
Une des filles hocha la tête d’enthousiasme.
— C’est un très bon plan. Je m’appelle Amandine. Je t’accompagnerais pour le lancer à distance.
Sara et Amandine échangèrent des regards fiers et décidés.
— En fuyant, ajouta la première, n’hésitez pas à vous retourner et à tirer à bout portant. On fuit, on se retourne, on touche, on fuit.
Cette fois, chacune estima ses chances de réussir. Il n’était pas besoin d’en ajouter. Elles étaient prêtes.
La princesse fit un signe aux organisateurs. Au tintement de cloche, elle partit la première, engageant sa troupe. Surprise, l’équipe adverse temporisa. Bien avant qu’ils ne jugent la distance idéale, Sara jeta son arme contre un des garçons. Pour assurer son coup, Amandine approcha plus encore et abattit la demoiselle la plus proche. Trop près, les tirs se concentrèrent sur elle et elle s’affala, simulant la mort. Le temps que tous se saisissent de leur arme d’appoint, Sara atteignit sa deuxième cible.
— Fuyons ! lança-t-elle.
Deux équipières lui transmirent chacune une arme en démarrant leur course. À l’arrière, les quatre survivants ramassaient les couteaux jetés. Sara en profita.
— Tous sur eux, lança-t-elle.
Elle vit volte-face et atteignit sa troisième cible pendant que ses amies freinaient leur course. Seuls trois membres de l’équipe C restaient debout. Le dernier des garçons visa la princesse qui mit un genou à terre, touchée à la jambe, tout en atteignant son assaillant. Les membres de l’équipe D, constatant qu’il ne restait que deux survivantes, foncèrent sur elles. Après un échange court mais intense, cinq membres de l’équipe D restaient en lice. La cloche retentit. Les filles exultèrent.
Amandine s’approcha de la princesse, suivie de ses amies.
— Incroyable, ton plan. Il a marché du premier coup.
— C’est toi qui a précipité la victoire, répondit Sara, engageante. Ils ont voulu reprendre leurs armes après avoir tiré sur toi, et ça les a perdus. Tout s’est passé plus vite que je l’avais imaginé.
Quelques-unes dansèrent de joie pendant que les spectateurs applaudissaient.
— Plus personne ne s’entraîne, remarqua Korynn après un tour d’horizon, mais ça vaut le coup d’assister à ça. On vient de recevoir notre plus grande claque, les enfants.
Alors que les combattants les rejoignaient, Korynn s’adressa à tous ceux qui avaient assisté au combat.
— Remarquez l’avantage que procure un tir précis. Au sein d’une équipe, un tireur d’élite change la donne. La stratégie tourne autour de lui. C’est précisément ainsi que la princesse a chassé les pirates à Cussey. En les abattant un par un, tout en demeurant inatteignable elle-même. C’est pour cela qu’on s’entraîne. Si nous sommes les meilleurs le jour de la bataille, peu importe le nombre de nos adversaires, nous vaincrons.
Sara de retour à côté d’elle, Korynn prit sa main et la leva bien haut. Un tonnerre d’applaudissements accompagna ce geste.
.oOo.
— Elle est un fabuleux facteur d’entraînement, expliqua Korynn, Les nouveaux la regardent comme si elle était des nôtres. Ils désirent atteindre son niveau avec plus de motivation encore.
Krys écoutait avec la plus grande attention.
— Pas en lutte, tempéra Servane.
— Oui, la lutte, ça, ce n’est pas son affaire, fit l’entraîneuse en haussant les épaules.
— Et en équitation ? demanda Krys.
— Très forte. Elle se fait obéir de sa monture sans problème.
— Au tir sur cheval ?
— Bon à l’arc et au lancer de couteau, même au galop.
— Poignard et bouclier ?
— Moins forte qu’à distance, mais très correct.
— La corde ?
— Elle a du mal, elle ne grimpe pas vite, et jamais jusqu’au bout.
— Parcours du combattant ?
— Elle débute.
— Course ?
— Ça, très bien, elle bat la moitié des garçons.
Krys hocha la tête. Servane reconnut sur ses lèvres le terme prometteur se former.
— Faîtes-la monter en gamme dans tous les domaines, et priorisez les disciplines où elle fait défaut. Korynn, tu t’en charges. Si tu n’as pas le temps, adjoint-lui une entraîneuse particulière. Du moins… » il hésita, « tant qu’elle accepte ce rythme. Après tout, elle est étrangère à notre communauté.
— Elle a demandé pourquoi tu ne t’entraînais pas.
— Et vous avez répondu… ?
— Qu’en ce moment tu étais pris par tes catapultes et que, de toute façon, tu ne t’entraînais pas avec nous. Elle a voulu savoir pourquoi et on a répondu : pour ne dégoûter personne. Et là, elle a fait oui de la tête, sans demander de précision.
— Sauf qu’elle a supposé que tu étais A1 partout, ricana Servane, alors on a dit : pas du tout, on a créé la catégorie A0 rien que pour lui.
Cette réflexion amusa Krys qui répondit qu’il n’était pas A0 en tout.
— Demain midi, je mangerai avec vous et je tâcherai de lui parler.
Demain, pensa-t-il, demain. Tout se jouerait peut-être demain. Allait-elle le rejeter ? Non, le fait qu’elle se soit demandée s’il s’entraînait ne le laissait pas paraître. À moins que ce soit pour rejeter sur lui toute sa haine. Elle n’attendait peut-être que ça : lui reprocher d’avoir tué son père. Cela fait, elle repartirait en Idrack, chez ceux qu’elle estimait être les siens. Non, tout n’était pas gagné d’avance. Demain midi, il saurait, se consola-t-il.
Annotations
Versions