Appartements royaux - 2
Soline accepta de dormir avec Sara. Tout était si différent des écuries aménagées. Un lit de luxe où il serait possible de dormir à trois, peut-être quatre sans se gêner. Et un fabuleux moyen de surveiller ce personnage si potentiellement dangereux. Ou d’apprendre à connaître cette femme extraordinaire, elle, et ce monde où elle évoluait, bien plus mystérieux que tout ce qu’elle connaissait. La sphère du pouvoir lui échappait totalement.
Toutes deux emmitouflées dans leurs draps blancs, Sara chercha à se représenter la scène du discours. Soline brossa un tableau où, quatre jours après la prise de pouvoir, tous ceux qui le pouvaient se dirigèrent vers le château. La grand-place était noire de monde. Krys eut la satisfaction d’y repérer bien des gens du peuple, pour la plupart en provenance de la capitale. Les nobles n’avaient pas boudé l’événement. Ils avaient beaucoup à perdre ou peut-être, à gagner, s’ils parvenaient à entrer dans les bonnes grâces de l’inconnu.
Avec le recul, Krys remarqua que peu avaient appréhendé la notion d’égalité. En cette période troublée, le peuple s’intéressait surtout à sa sécurité et voyait avantage à ce que le vainqueur de Bladel soit à leur tête. Krys désirait réformer le pays en douceur, et cela lui convenait.
Soline, toujours prompte à le reprendre à chaque fois qu’elle le supposait exagérément téméraire, s’intéressait aussi à ses projets et ambitions, et put répondre à la majorité des interrogations de Sara. C’est ainsi que les demoiselles s’attachèrent l’une à l’autre, par intérêt au début, par affinité ensuite. Toutes deux cherchaient à soutenir Krys dans ses projets. Ce point commun les rapprochait.
— De toutes les mesures qu’il a prises, laquelle t’a le plus étonnée ?
Soline réfléchit.
— Peut-être le calcul de la peine suite à un crachat.
Malgré l’obscurité relative, elle se tourna vers Sara pour chercher à déterminer à combien s’élevait la surprise occasionnée, mais celle-ci la regardait déjà.
— Un simple crachat ?
— Pour Krys, rien n’est anodin. Tout ce qui engendre le mécontentement doit être combattu. Si on ne punit pas le manque de respect, on se fait déborder. Respecter l’autre doit devenir une seconde nature. Ce ne sera jamais le cas si on laisse faire.
Cracher sur la voie publique, laisser un chien y faire ses besoins sans ramasser l’objet de la discorde, empêcher ses voisins de dormir, toute incivilité doit être condamnée, non pas à hauteur du fait, mais selon la valeur de l’irrespect constaté. Une personne qui commet un acte indésirable agit ainsi parce que, en raison d’une éducation incomplète, il s’estime à un niveau supérieur aux autres. Dresser un chien demande de l’effort, ramasser ses déjections plus encore, cracher peut attribuer à son auteur une sensation de liberté ou de supériorité. Peu importe la gêne occasionnée, seul compte l’individu concerné.
Les moins de vingt-cinq ans représentaient un cas particulier. L’État sanctionnait les parents pour déficit d’éducation et l’auteur du délit pour non-respect d’autrui.
— Pour non-respect d’autrui, et non pas pour ladite infraction ?
— Les deux, mais l’infraction est parfois jugée mineure par rapport au manque de respect.
— D’accord, alors, je crache dans une rue passante, j’ai moins de vingt-cinq ans, à combien s’élève la sanction ?
— Le délit est mineur, on va donc se contenter de trente pour cent d’un revenu mensuel pour tes parents, et la même chose pour toi.
— Trente pour cent ?
— Plus trois sous pour le crachat.
— C’est énorme, trente pour cent, pour un simple crachat ?
— Non, pour irrespect. Un acte irrespectueux trahit la personnalité de l’individu. Quelqu’un qui agit de la sorte le fait depuis son enfance. Trente pour cent d’un mois, ce n’est pas cher payé par rapport à tout ce qu’il a fait par avance.
— Hum, je vois. Et en calculant en pourcentage, un riche se verra ponctionné bien plus qu’un pauvre…
— C’est le but.
— Et comment estimez-vous les revenus d’une personne ? Qui plus est, clergé et noblesse ne sont pas imposables.
— Ils le sont maintenant. Et nous avons baissé ou supprimé l’impôt des plus pauvres.
Sara écoutait avec la plus grande attention. Krys réformait plus vite qu’elle ne l’avait jugé possible.
— Et pour l’évaluation ?
— Impossible. Nous avons choisi de leur faire confiance, dans un premier temps. Mais c’est là où intervient l’infraction. » Elle avait souligné ce dernier terme. Sara l’imaginait l’index dressé pour mieux signifier sa valeur. « Au moindre délit, que cela concerne l’individu ou sa progéniture, nous nous permettons de jeter un œil dans ses affaires. Généralement, nous constatons une grande différence entre la déclaration initiale et les montants calculés et nous procédons à un petit redressement.
Sara éclata de rire, si tant est que la chose se révèle aisée en position couchée.
— Qui s’ajoute à l’amende, bien sûr.
— Mentir coûte cher.
— Et vous possédez la compétence pour ce faire ?
— Pas vraiment. Krys a nommé deux d’entre nous, avec le soutien de comptables locaux.
— Ces derniers ne craignent pas de nuire aux nobles ?
Après son discours, expliqua Soline, Krys reçut le soutien de nombreuses personnes de bonne volonté. Il les écouta un par un, cherchant à évaluer leur motivation, leur potentiel d’implication et leurs connaissances. Ceux dont la vision correspondait à la sienne ont vite constitué un "groupe de choc" capable de le conseiller ou de l’aider à mettre en œuvre ses projets.
Les belles pensées attirent les personnes de bonne volonté, reconnut la princesse. Combien elle aurait aimé assister à cet engouement. Cependant, elle devinait que cela ne faisait que de commencer.
— Krys dit que, commença Soline, lorsque le bien s’érige en maître, les gens de bien se lèvent pour bâtir, alors que lorsque le mal parvient au sommet, selon ses buts, les cupides se regroupent pour s’enrichir ou les violents pour détruire.
— Oh, il faut que je note ça, attends ! clama Sara après un moment d’hésitation.
Elle est comme nous ! nota immédiatement la brunette. Sara soulevait le drap dans le but d’immortaliser la formule quand, d’une main, son amie la retint.
— Inutile, je la connais par cœur. C’est Krys, un jour, qui nous a partagé cette idée. Alors, plusieurs ont proposé d’en faire une phrase clé. Nous l’avons améliorée et ça a donné ça.
— D’accord, dans ce cas, je la recopierai demain.
— On a aussi produit une version courte.
— Tu saurais la réciter ?
— Lorsque le bien s'érige en maître, la foule l'acclame et se lève pour bâtir, mais lorsque le mal parvient au sommet, cupides et violents font surface.
— Ah, étonnant, c’est plus facile à retenir mais ça ne dit pas tout à fait la même chose.
Sara fit tourner les deux phrases dans sa tête.
— Dans la seconde, il est question de la foule. Dans les deux cas, les cupides et les violents se regroupent sur le dos de celle-ci. Ce n’est pas précisé dans la première, mais c’est évident. En somme, si la foule ne se lève pas pour choisir le bien, d’autres s’élèvent pour s’en servir de marchepied.
Elle ajouta :
— La foule ne choisit jamais le bien si celui-ci ne se présente à elle après avoir fait tout le travail. Lorsque l’événement survient, si elle ne se mobilise pas pour lui venir en aide, la société s’enlise dans des siècles d’asservissement.
Soline approuva de la tête, une ondulation sur la surface du matelas que sa voisine ressentit.
— Tu connais le général Gauthier, je crois, continua la princesse. Avant sa nomination, commandait un tout autre personnage. À l’époque, la réputation des soldats était exécrable. Violence, viols, les exactions sur les démunis n’étaient pas rares. Plus rares étaient les militaires qui refusaient de suivre le mouvement. À son arrivée, Gauthier reprit les choses en main, punit les coupables et occupa sainement les hommes. Penses-tu qu’ils lui en ont voulu de ne plus leur permettre de se vautrer dans la crasse et d’agir à leur guise ? Pas du tout. À part les plus dangereux, tous lui furent reconnaissants.
— Magnifique exemple, reconnut Soline. Ça résume très bien la formule de Krys. Et ils s’en sont trouvés mieux, non ?
— Oui. Meilleure entente, meilleure ambiance, meilleure motivation, plus de projets, plus d’idées. S’ils ne rejetaient pas l’ancien général, ils ont encensé Gauthier. Mais…
— Oui ?
— Ce qui m’ennuie c’est qu’ils redeviendraient exactement comme avant si l’ancien revenait. Or, celui-ci ne les poussait pas vraiment à s’encanailler. Avec lui, certains s’étaient sentis libres d’en prendre le chemin et ont entraîné les autres derrière eux.
— C’est curieux tout de même. S’ils peuvent suivre les imbéciles, ils aiment ça et si les imbéciles sont châtiés, ils préfèrent. Dans tous les cas, ils ne font que suivre et apprécier leur condition. Et tu dis qu’il s’agit de la manière d’agir de la grande majorité ?
— Tu te rends compte ? Notre humanité…
En y réfléchissant, tout en pan de mémoire jaillit dans l’entendement de Soline. Elle se revoyait assaillie par les quatre palefreniers, tous esclaves comme elle.
— Il ne faudrait pas que Krys disparaisse, dit-elle, la gorge nouée. Tout redeviendrait comme avant sans lui.
Tout le drame de la condition humaine en une phrase, songea la princesse. Le bien meurt avec celui qui l'a initié. Une vision réaliste et cynique qui renversait son entendement.
Soline avait craint qu’il arrive malheur à Krys. Elle aurait préféré mourir que de retourner sous l’emprise de ses tortionnaires. Heureusement, peu après, Guerc, leur maître à tous, condamna deux d’entre eux aux galères. Les compagnons de Krys accédèrent alors au terrain d’entraînement des pur-sang. Elle s’était alors retrouvée avec autant de protecteurs habiles aux armes et avait commencé à envisager l’avenir sereinement.
Elle était devenue la coqueluche des gladiateurs. Un sourire se forma dans son esprit.
Pour n’être que des hommes, tous très différents, aucun d’entre eux ne l’avait agressée, même verbalement. Auraient-ils été ainsi sans Krys ? Elle se l’était toujours demandé.
La princesse acquiesça. Non, Krys ne devait en aucun cas disparaître. Elle donnerait sa vie pour lui.
.oOo.
Il y eut un moment de silence. Peu fatiguée, une question taraudait Soline.
— Tu sais que je me suis demandé, lorsqu’on interrogeait les hommes de main du bourgmestre, pourquoi tu terminais souvent chaque réponse par un « il ment ». Tu penses que ça déstabilise le suspect ?
Sara se rappela la scène. Soline se tournait systématiquement vers elle lorsqu’elle concluait ainsi. La personne interrogée également.
— Non, je partageais ce qui m’apparaissait évident, c’est tout.
— Évident ? » Elle réfléchit un instant. « Ça ne me semblait pas si évident que ça.
La princesse se remémora les indices qu’elle percevait.
— Ils ont des tics. Mentir n’est pas naturel, cela engendre des tics. Certains parviennent à les contrôler, mais pas tous.
L’ancienne esclave accepta l’explication sans plus de détails, se promettant d’étudier la question à la prochaine occasion.
.oOo.
Le lendemain matin, lait chaud et eau chaude leur fut apportés, de sorte que l’invitée de Sara ait le choix.
— Ce soir, commença la princesse, comme tous les samedis, les hommes de pouvoir se réunissent. Leur progéniture fait de même, dans une salle adjacente. Si les uns jouent et parlementent, les autres dansent. Je vais approcher les danseurs, plus accessibles, pour atteindre les joueurs.
Les cheveux toujours en bataille, Soline écoutait attentivement. Peut-être s’agissait-il là de la raison de son invitation.
— Hier, dans la journée, des étrangers à notre royaume ont rencontré plusieurs d’entre eux. Je veux apprendre ce qui se trame.
— Ils te le diront ? demanda la brunette, soudain tous sens en éveil.
— Suivant comment j’amène la chose, c’est possible.
L’amie de Krys comprit toute l’importance de garder la princesse dans son camp. Certains éléments échappaient totalement au groupe. La fille aux cheveux d’or serait capable de se comporter vis-à-vis des puissants d’égale à égal. Elle parlait leur langage. Une femme dangereuse, comme elle l’avait pressenti, dont il valait mieux rester alliée.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, compte sur moi, promit Soline.
Annotations
Versions