Le ballon

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Krys avait décidé de jouer le grand jeu. Le club des aristocrates exigeait des gages, il en aurait. En échange, il leur imposait une seule condition : le témoin que la princesse nommerait parmi eux s’engagerait à ne révéler qu’une estimation. En somme, en fonction de ce à quoi il assisterait, il se contenterait d’évaluer les chances de gagner la guerre. Convaincue, la collectivité des puissants apporterait, le cas échéant, un soutien total à l’effort de guerre et le prouverait par l’engagement de la majorité de leurs serviteurs, huit cents hommes, tous aptes au maniement des armes.

Pour la confiance qu’elle avait en lui, Sara choisit Francis Mopin. Soigné par Krys après la guerre, il ne pouvait que lui être reconnaissant. Son père, maître Mopin, était aussi le seul à avoir accueilli chaleureusement la princesse lors de sa visite dans la Salle des Jeux.

L’aire de l’Ermite avait été choisie comme lieu de rendez-vous. Sara présenta à son ami les différents emplacements et méthodes d’entraînements adoptées. Comme prévu, Krys apparut avec suffisamment de retard pour que la présentation soit complète.

— Qu’est-ce… s’étonna Francis.

Une sorte de voiture à carrosserie minimaliste, tirée par deux chevaux, approchait. Un passager. Pas de cocher.

Sans que les bêtes en aient reçu l’ordre, la chose obliqua pour se positionner devant eux.

— Il semble que nous ayons à faire à un carrosse totalement ouvert, s’étonna le jeune noble.

Krys descendit de l’habitacle, salua et répondit :

— D’après nos livres, cette voiture se nomme une calèche. Un modèle dépouillé par rapport aux descriptions officielles. Très agréable par ce temps, par temps de pluie.

— Cela signifierait qu’on en ait déjà construit, remarqua Francis. Je n’en ai jamais vue. Et ces roues…

Il se courba et tâta la surface de l’une d’entre elle.

— Ni bois ni métal, qu’est-ce ?

— Une sorte de gomme, l’informa l’ancien gladiateur.

— De la gomme ?

— C’est doux au toucher et résistant à la fois, remarqua la princesse, proche de la roue arrière.

— Vous en apprécierez les avantages immédiatement.

Krys désigna une place à Francis, puis tendit la main à Sara qui s’assit ses côtés. Le commandeur prit place face à la princesse, dos aux chevaux. Il claqua de la langue. L’attelage s’ébranla.

L’habitacle, si on pouvait appeler cela un habitacle, était constitué de quatre sièges flanqués sur une structure de métal et de bois, elle-même posée sur des essieux. Minimaliste, c’était le mot, se dit Francis. Le tout ne manquait pas d’élégance et semblait léger à l’extrême.

— Et bien sûr, ironisa le jeune homme, cette voiture n’a nul besoin de cocher.

Krys sourit. D’un œil à la princesse, il remarqua le même amusement. En tant qu’initiatrice de cette journée, elle se plaçait en réserve.

— Les bêtes sont bien dressées.

Devant l’air scrutateur du jeune noble, il ajouta :

— Les deux sièges de devant peuvent se retourner. Quatre personnes peuvent alors regarder vers l’avant, dont l’un d’eux prendra les rênes. Nous ferons une version six places avec deux d’entre elles orientées vers les chevaux.

Il détailla la performance des suspensions lorsque Francis fit remarquer la faiblesse des cahots.

— Les roues et les suspensions sont les grandes innovations de cette voiture. Nous allons en saisir toute la dimension lorsque nous rejoindrons la nouvelle route.

La nouvelle route ! Un objet d’étonnement pour les gentilshommes de la capitale. D’après les rumeurs, migrants et prisonniers la construisaient. Censée relier la capitale aux villages proches de l’Isthme, elle se développait rapidement.

Francis se souvint que le but de cette journée ne consistait pas seulement à mesurer l’avance technologique du royaume en matière d’armement, mais aussi à en apprécier la politique générale.

Le commandeur actionna un levier puis, d’un mouvement de jambe, fit coulisser son siège. Tournant le dos à ses compagnons, il guida les équidés sur la route, se retourna puis bloqua à nouveau son siège.

Tout sens en alerte, le jeune noble essayait de comprendre.

— Plus aucun cahot, presque plus de bruits, est-ce en raison de ces roues ?

— Absolument.

— Un revêtement qui entre en adéquation avec ce type de surface ?

— Tout à fait. Elles accrochent idéalement et sans pâtir des accidents du terrain. Deux avantages : confort et vitesse. Pour la vitesse, vous allez comprendre.

Il claqua des mains, une saccade rapide qui signifiait : galop. Il ne fallut pas longtemps pour que Francis et Sara se regardent, épatés.

— En absence de cahots, précisa l’inventeur, les bêtes vont plus vite et fatiguent moins. Sur cette route, il n’y aura pas de ralentissements dans les forêts, dans les plaines caillouteuses ou aux abords des marais. Nous appliquons cette surface sur tous types de terrains et diviserons les temps de trajets par deux à cinq.

— Dans ces conditions, supposa Sara, pêcheurs et agriculteurs proches des côtes pourront écouler leur production jusque dans la capitale ?

— C’est le but premier : favoriser le commerce. Depuis que les frontières ont fermées, les débouchés ont diminué.

— Donc cette route va courir jusqu’à la côte est, s’enquit Francis ?

— Est et ouest en priorité, et il y en aura bien d’autres par la suite.

— Mais ce chantier va coûter une fortune ?

— Et rapporter.

Krys avait hoché la tête en déclarant cela. Francis comprendrait le message. Les hommes d’affaires y discerneraient bien des implications.

— …à tous, continua-t-il.

Cette fois, la précision était adressée à Sara, d’ailleurs, c’est elle que Krys regardait en ce moment. Ouvriers de la terre et des mers ne seraient pas oubliés.

D’un claquement lent dans les mains, les chevaux ralentirent. La démonstration était faite : tout fiacre ou chariot équipé de ces roues gagnerait en vitesse. Moins ballotés, les différents mécanismes de roulement dureraient. Francis imagina une route de ce type qui traverserait la Terre des Hommes du nord au sud. D’ordinaire, en fonction de la configuration du terrain, parcourir un royaume de part en part prenait plusieurs jours. Un investissement de ce type permettrait de réduire ce délai à une grosse journée sans changer les chevaux. Impressionnant.

Après quelques kilomètres d’un trajet agréable, Krys quitta brusquement la route pour s’enfoncer dans la prairie. Il longea une forêt, puis ensuite une colline. Derrière celle-ci attendaient cinq hommes armés.

— Maintenant, la deuxième démonstration, annonça Krys.

Les voyageurs mirent pied à terre. Sans attendre, deux hommes ouvrirent des caisses et en sortirent du matériel. L’attention de Francis s’attacha à l’objet manipulé avec précaution : une sorte de cylindre surmonté d’un goulot, dont la forme se rapprochait des coûteuses bouteilles de vin de grand prix. Les deux hommes préparèrent l’objet et l’ancrèrent au sol, goulot vers le bas. Légèrement inclinée, la bouteille n’attendait plus que le bon vouloir des opérateurs.

— Nous appelons cela une fusée, expliqua l’ancien gladiateur en s’assurant de l’attention de ses invités. Procédons !

Un opérateur se baissa, tendit le bras avec précaution et tira sur un fil. L’objet cylindrique fusa dans les airs avec fracas. Un liquide jaillissait du goulot, telle une queue éphémère démesurée. Elle s’éleva bien haut pour ensuite redescendre en courbe.

— Fichtre ! clama Francis les mains sur le crâne. Qu’est-ce que cela ?

La princesse n’en était pas moins surprise. Pour le moment, effet garanti, Krys réalisait un sans-faute.

— Impressionnant, n’est-ce pas ?

Restés en retrait, les préparateurs s’amusaient des regards ébahis des jeunes nobles. Pour eux, mission accomplie. Francis s’enquit de la distance parcourut. La bouteille semblait s’être élevée à cent mètres, crachant son liquide magique.

Krys confirma la distance et s’amusa du terme magique. Il omit de signaler la simplicité du dispositif. Une forte pression suffisait à transformer l’eau en propulseur efficace. Le récipient devait être à la fois léger et suffisamment solide pour résister à la contrainte. Le matériau utilisé dérivait de celui qui recouvrait les roues de la calèche. Un procédé de fabrication qu’il entendait garder secret, comme bien d’autres.

— Imaginez que des centaines de ces fusées décollent simultanément à l’assaut des troupes galiennes, conclut l’inventeur.

— Nos ennemis s’agenouilleraient pour invoquer leurs dieux, s’amusa Francis. Et ils n’en oublieraient aucun !

Cependant, l’eau pressurisée ne suffira pas, pensa Krys. L’effet de surprise passé, l’affrontement reprendrait de plus belle. Il hésitait à embarquer, en sus du liquide propulseur, un produit acide, gluant ou inflammable.

Il remercia les démonstrateurs et invita les passagers à reprendre place, puis se dirigea vers le troisième site. Sara, le sourire aux lèvres, se demanda ce que ce damné inventeur pouvait bien avoir ajouté au programme. Le connaissant, elle s’attendait à une scène plus spectaculaire encore.

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