Le manuscrit
L'hiver n'était pas terminé, mais il gelait encore. Reclus volontaire dans ma mansarde, je travaillais sur les dernières pages de mon premier véritable roman. Ensuite, je ferai les corrections nécessaires afin que mon œuvre soit présentable ; j'avais l'intention de la remettre en main propre au lecteur principal des éditions moulingrin. Peu à peu, la nuit avalait les recoins de ma pièce, j'entrepris de mettre une bougie neuve dans mon vieux "rat de cave"* avant qu'il ne fasse complétement noir. Je me livrais à cette besogne routinière quand on frappa à la porte. C'était un heurt fort et assuré. Il était six heures du soir à mon gousset et je n'attendais personne. Je m'écriai :
— Qui est là ? Serait-ce vous madame Lacage ?
Madame Lacage était la concierge de l'immeuble où je louais ma mansarde. Comme elle souffrait du dos, souvent elle montait chez moi pour solliciter mon aide. Tous deux, nous portions les boîtes à ordures dans la rue, puis nous regagnions nos logis respectifs. On frappa une nouvelle fois sur les planches de mon huis :
— Qui va là ? Ma question se voulut plus ferme, j'attendais une réponse précise.
— Eh bien, c'est toi, m'entendis-je répondre.
— Quoi moi ? Qui êtes-vous ? Sapristi ! Nous nous connaissons ?
— Bien sûr, puisque je suis toi ! Enfin vous, si vous préférez qu'on s'en tienne au voussoiement.
Intrigué et vaguement inquiet, j'entrebâillai la porte. Cette dernière émit un grincement qui me sembla plus lugubre que d'ordinaire. Je manquai de défaillir quand, en sortant de l'ombre, les traits de mon visiteur m'apparurent. Il avait raison, je me trouvais en face de moi ! Un moi-même moins maigre et un peu plus âgé. Vêtu de vêtements mieux étoffés que les miens, mon autre moi me toisait, il affichait l'air déterminé des personnes parvenues. Assurément, il était riche et mangeait tous les jours à sa faim. Je m'empressai de le questionner :
— Mais... Par quelle magie vous trouvez-vous en face de moi ? Me serais-je dédoublé sans en avoir conscience ? Serais-je dans un rêve diabolique ?
— Oui mon cher alter ego, il s'agit bien de magie. Je viens de quelques années à venir. Dix, pour être plus précis. Étant toi-même, je crains que tu échoues dans ton entreprise littéraire. Bien que tu travailles dur, tu es et seras toujours à la merci des échecs et du renoncement.
— Mais vous... Enfin moi, en vous observant, j'ai l'air d'avoir réussi dans la carrière d'écrivain... Je ne peux donc pas échouer.
— Précisément, je suis venu t'avertir qu'un grave danger plane sur ton travail d'auteur. Moi de mon côté, j'ai réussi à déjouer cette fatalité in extremis. Je veux t'éviter cette peine. Il faut absolument que tu protèges tes œuvres, les renards mal intentionnés sont partout dans l'édition. On va maintes fois tenter de te les voler. J'ai dû me battre pour sauver un manuscrit, j'y suis parvenu, mais j'ai été obligé de tuer un homme.
— Et vous... J'ai été arrêté ? Comment éviter cela ? Répondis-je affolé.
— Par chance, je n'ai pas été pris. Pour te prémunir de ce forfait, dépose le moindre feuillet chez un notaire. Le prix à payer, plus tard te paraîtra dérisoire. Fais-le !
— Pourrais-je savoir si un jour prochain, je vivrai correctement de ma plume. Dans ma pauvre chambre, je dépéris et ma santé s'altère.
— Si tu suis mon conseil, tu vas bientôt reprendre des forces, tu écriras de mieux en mieux et de plus en plus vite. Les écus et l'or vont bientôt tomber dans ta bourse...
—Je suis désespérément seul dans la vie. Aurais-je le droit de faire une belle rencontre ? Aurais-je une compagne pour égayer mon existence ?
— Bien sûr ! Je suis marié depuis neuf ans. Tu vois, ta moitié n'est pas très loin de toi. Tu vas bientôt la rencontrer.
Mon alter ego me souriait malicieusement. Finalement, je me trouvais assez beau en voyageur temporel. Mes dix années supplémentaires m'avantageaient joliment. Où se trouvait-elle donc cette compagne qu'il venait d'évoquer ? Il était marié depuis neuf ans et venait de dix ans dans le futur, avait-il dit, donc je devrais rencontrer ma promise avant l'année prochaine ! Je fus réellement heureux de cette annonce. Je me hasardais à le questionner encore :
— Est-elle jolie ? Quel âge a-t-elle ? Quel est son nom. J'ai grande hâte de la rencontrer.
— Je comprends ta curiosité. Elle est de douze mois ta cadette. C'est une jolie jeune fille de dix-neuf ans qui se prénomme Constance ; je vais mettre un terme à ma visite, car il est temps pour moi de vite rentrer, adieu mon ami. Je refermai la porte derrière mon autre moi. Je ne pus continuer mon travail, ce soir-là, tant cette entrevue me troublait et accaparait mon esprit.
Mars approchait, le second empire n'était plus depuis six mois et le printemps enfin, exhibait ses premiers bourgeons... Anxieux, mon roman à l'abri dans une sacoche, je me rendis aux éditions Moulingrin afin de remettre mon manuscrit au responsable des lectures. Un jeune secrétaire m'accueillit et m'invita à prendre place dans un luxueux salon où trônait un Crapaud en velours bleu.
— Je vais prendre votre manuscrit, monsieur. Si vous voulez bien patienter, Constance Moulingrin va vous recevoir...
— Constance Moulingrin ? Balbutiai-je.
— Elle-même. Il s'agit de la fille du directeur général des éditions Moulingrin.
FIN
* Rat de cave : dispositif, généralement en fer forgé, servant aux vignerons pour transporter les bougies dans les caves. Quand la flamme s'éteignait, il leur fallait vite sortir car l'oxygène manquait.
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