* Les vœux *
Vallée de Chevreuse, France, octobre 1995
Le couple paraissait agité, comme s’il n’avait qu’une envie : s’enfuir de là illico presto. Disparaître. Oublier toute cette comédie. Tandis que Karl fixait le triptyque des vitraux derrière l’autel, un prêtre âgé leur énonçait d’une voix monocorde le déroulement de la cérémonie. Comme ça l’ennuyait tout ce cirque ! Mais Kirsten y tenait. Le poids des traditions ou celui de la famille, il ne voulait pas vraiment savoir. Pour lui, c’était du pareil au même. Il trouvait plus captivant de tenter de décortiquer les images du vitrail. Elles racontaient le martyre d’une sainte. S’il avait été un tant soit peu intéressé, il aurait pensé à demander au prêtre pourquoi tant d’acharnement contre cette pauvre jeune fille blonde. À la place, il préféra changer de perspective et contempler sa douce promise qui se tortillait d’impatience.
« Vous vous promettez amour mutuel et respect. Est-ce pour toute votre vie ? »
Avant que les futurs mariés ne puissent émettre de réponse, le curé fut interrompu par une autre femme ; elle paraissait soucieuse de sujets hautement plus délicats tels que la décoration de la chapelle. Des fleurs par ci ; des rubans par là. L’homme d’Église s’excusa auprès du couple et accourut vers la dame, la mère de la mariée.
Le fiancé soupira bruyamment, bien décidé à ne pas dissimuler son exaspération.
— Je suis désolée, chuchota Kirsten. Mais tu sais que c’est important pour mes parents.
— Tant que c’est important pour toi, ça me va, répondit-il d’un ton rassurant, posant son attention sur elle.
Elle le regarda aussi, les yeux étincelants, amoureuse. Son visage rayonnait de bonheur. Elle resta ainsi que quelques instants, prit ses mains, les entrelaça avec les siennes et les leva à hauteur de son cœur. Puis, ses traits se durcirent un peu pour montrer qu’elle était sérieuse quand elle affirmait encore une fois qu’il n’y avait rien de plus important pour elle que de devenir son épouse.
À son tour, il l’observait, admiratif, convaincu qu’elle était tout pour lui. Qu’il ferait tout pour la rendre heureuse... comme accepter de participer à ce genre de cirque.
— Pour moi aussi, répondit-il. En ce moment, rien n’est plus important que toi.
— Amour mutuel et respect, c’est ce que le prêtre a dit, ajouta-t-elle d’un ton faussement solennel.
Karl esquissa un demi-sourire, tordant un seul coin de sa bouche.
— Je comprends un mot sur deux de ce qu’il raconte, lui susurra-t-il en se penchant à son oreille, puis il s’écarta, l’apprécia de toute sa splendeur et affirma : tu sais que je te protégerai toute ma vie.
— Tu as oublié l’amour ! sermonna celle pour qui l’amour passait avant tout.
— Je t’aime aujourd’hui. Demain, je t’épouserai, car je t’aime, dit-il d’un ton rassurant.
Puis, il releva sa tête et fixa à nouveau le vitrail, passant d’une scène représentant une jeune fille entourée des lions à une autre de torture.
— T’aimer toute ma vie ? Seul l’avenir nous le dira.
— Ne gâche pas le moment avec ton rationalisme, lui reprocha-t-elle en mimant une petite tape sur l’épaule.
— Je ne ferai jamais rien qui puisse te nuire, murmura-t-il en la serrant contre lui pour déposer un doux baiser sur son front.
Le prêtre revint pour finaliser la répétition, promettant qu’ils n’en avaient pas pour longtemps. Prenant place sur le banc de la première rangée, la mère de la fiancée les observa, avec une émotion et une excitation comparable à celles de sa fille. Lorsqu’ils terminèrent, le couple en profita pour s’éclipser à l'extérieur de la chapelle, dans les magnifiques jardins à la française. Les parents de la mariée avaient privatisé une somptueuse demeure de style Renaissance pour l’occasion.
— Lapin, je sais que tu aurais préféré quelque chose de plus simple, mais tu connais mes parents. Ça leur fait plaisir, surtout à maman, ce sont ses origines. Elle veut que tous leurs amis voient qu’elle a bien élevé son unique fille, qu’elle a trouvé un bon parti et...
— Si bien élevée qu’elle se présentera enceinte devant l’autel...
— Chut ! Ça, c’est de ta faute !
— Et j’assume complètement !
Il posa son regard d’ozone sur celui de sa bien-aimée, magnifiquement éclairé par les derniers rayons du soleil automnal. Ses yeux parcoururent le visage de sa belle, son cou gracile, ses seins délicieux, puis sa taille cintrée. Il ne put s’empêcher de caresser son ventre tandis qu’elle suivait sa main. Elle se rapprocha de lui, de sa bouche, leurs lèvres s’effleurèrent jusqu’à s'unir. Il la serra fort contre lui, comme elle aimait. Perdue dans ses bras, elle pensait aux mots échangés un peu plus tôt.
Il répétait souvent la même rengaine. Il la protégerait pour toujours. Avec une légère amertume, elle se remémora leur rencontre. Impossible d’y échapper à chaque fois qu’elle sentait la chaleur de ses bras protecteurs. Ses sentiments face à ce souvenir étaient mitigés : elle voulait oublier, mais elle ne le pouvait pas. Il avait surgi, tel un ange gardien pour la sauver. La sensation de chaleur et de sécurité qu’elle avait ressentie au contact de ses bras était restée gravée dans sa peau. De sa mésaventure, une étincelle était née. Une petite flamme qui se nourrissait à chaque rencontre, de l’alchimie entre eux. Ils se complétaient malgré leurs différences. Elle, extravertie, émotive. Lui, son exact opposé.
Leur moment de partage fut interrompu par un bruit de pas sur le gravier. Le couple se tourna vers la chapelle. La mère de la mariée et le prêtre étaient enfin sortis. L’élégante dame, ne voulant pas enfoncer ses talons dans le petit chemin caillouteux, les appela en leur faisant des signes de la main. Karl soupira. Maintenant que sa future belle-mère avait passé en revue tous les détails décoratifs, elle pouvait enfin s'inquiéter pour ses invités. Justement, il y en avait une qui brillait par son absence et il la voyait déjà lui poser la même question pour la énième fois.
Kirsten remarqua un soudain changement. Quelque chose tracassait Karl et elle croyait le savoir.
— Tu as des nouvelles de ta mère ?
Il tarda à répondre, pensif, à la recherche des mots précis.
— Elle a encore oublié...
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