* L'Uber *
Avant cette tâche, cela faisait un moment que l'experte n'avait pas été sollicitée. D'ordinaire, ce calme n'aurait pas eu à l'inquiéter. On faisait appel à elle de manière exceptionnelle. Juste quand on avait besoin d'elle.
Or, cette attente devenait un peu longue, mais elle ne se rabaisserait pas à quémander un travail. Si ses compétences étaient requises, le téléphone ne tarderait pas à sonner. Mais ce silence devenait de plus en plus pesant. Devait-elle conclure qu'elle avait perdu son utilité ? Que pouvait-on lui reprocher ?
À quoi bon se voiler la face, elle le savait. Un échec. Sa dernière mission avait été un ratage. Elle avait pu se rattraper, mais le sentiment qu'on ne lui faisait plus confiance se faisait de plus en plus présent. Pour aggraver sa situation, elle avait osé demander des explications à son commanditaire, briser la règle n°1.
Elle s'était condamnée. Elle avait prouvé son incompétence.
Un autre avait tenté de la devancer. Un amateur qui s'y était pris maladroitement. Elle avait dû achever le tout : son contrat et l'importun. Intriguée, elle avait eu le tort de l'évoquer auprès de son contact.
Il s'agissait d'un uber, comme elle l'avait nommé. Pas dans le sens de la grandeur, mais plutôt par ce petit nom commercial qu'on entendait partout.
« Prenez n'importe quel gus, ils ne peuvent pas s'improviser comme ceux du métier, quoi ! » s'était plaint le chauffeur de taxi qui l'avait ramenée. Il pestait contre les fameux particuliers improvisés chauffeurs, les uber. La jeune femme faillit lui répondre qu'elle le comprenait parfaitement, qu'elle était en train de vivre la même chose : ubérisation du crime, aurait-elle pu ajouter.
Contrairement aux baltringues – des petits malfrats pour des petits boulots –, les uber étaient une autre sorte de pions. Une fausse bonne idée. Insoupçonnables, corvéables à merci, pas cher, incapables de trahir et plus à même de faire du bon travail. Du moins, c'est l'explication bancale qu'on lui avait donnée. Une idée de Monsieur Weiss.
« Prenez un individu ordinaire, menacez-le de vous en prendre à ce qu'il a de plus précieux, il fera ce que vous lui demandez. Donnez-lui les moyens, il représentera le maillon manquant, impossible de remonter à l'organisation. »
Lâche. Pervers. Ce sont des mots qu'elle aurait pu utiliser pour le qualifier, mais cela aurait été ironique, puisqu'elle faisait partie du système. Elle en avait fait sa profession, mais par choix.
Autant le principe des uber, elle s'en fichait, autant elle ne comprenait pas pourquoi mettre deux tueurs sur la même cible. Surtout une professionnelle, comme elle. « Pour brouiller les pistes » lui avait-on répondu, brisant à nouveau la règle n°1.
Quant à elle, son avis sur la question n'était pas requis.
« Tu sauras gérer »
L'organisation ne validait ni condamnait son choix vis à vis de ces ressources jetables. Cela lui donnait du travail supplémentaire. Sauf si la raison était autre : lui faisait-on encore confiance ?
Si elle avait été efficace, elle aurait pu continuer à ignorer leur existence. Si elle avait tiré rapidement, l'autre ne se serait pas mis au travers de sa route. Or, elle avait été lente. Si elle avait échoué ce jour-là, ce fut à cause d'un autre assassin. Il s'était manifesté par une vue trouble et un tremblement des mains. Dommage pour l'uber.
Elle associa ces symptômes à l'intensité croissante de ses migraines, qu'elle avait pris simplement pour des effets secondaires du changement de pilule. Cet échec l'avait décidé à consulter. Après avoir vu plusieurs médecins et subi autant d'examens, le verdict était tombé. Elle devrait faire avec, assurer l'avenir de Willy, de sa mère, de Ludmila. En avait-elle assez ? Un contrat ou deux assureraient leur futur, peut-être trois...
Songer à renoncer lui paraissait si difficile. Aimait-elle son métier ? Elle connaissait la réponse, même si elle ne voulait pas se l'avouer. Le poids des valeurs, malgré tout.
Elle ne se considérait pas comme une tueuse. Son travail était de nettoyer, débarrasser le monde des ordures, supprimer des obstacles. L'uber qu'elle avait supprimé en était un. Aucun état d'âme. Elle devait s'en défaire avec le même professionnalisme que pour un contrat. Du moins, elle avait qualifié ainsi son sentiment quand elle s'était vue obligée d'éliminer celui qu'elle avait considéré au départ comme un témoin gênant. Pourtant, les révélations ultérieures avaient suffi à semer le trouble, sans raison. Après tout, elle aussi avait recours au chantage pour obtenir ce qu'elle voulait.
Au fur et à mesure que le diagnostic se précisait, son téléphone demeurait silencieux. Comme s'ils le savaient, pensait-elle, augmentant sa paranoïa. Le pouvaient-ils ? Elle avait tout fait pour rester discrète, préserver son anonymat malgré les moyens dont disposait l'organisation. Quand on cherche, on trouve, elle le savait.
Mais il fallait rester réaliste, s'ils avaient découvert son secret, ils étaient plus forts que la batterie de médecins qu'elle avait dû voir. Des allées et venues à l'hôpital, tous ces spécialistes préféraient attendre un examen supplémentaire ou l'avis d'un confrère avant de se prononcer. Ras-le-bol.
Comme une ironie du destin, l'annonce de son cancer eut lieu le même jour où on la rappela pour un nouveau travail. Elle avait cru à une simple coïncidence jusqu'à ce qu'elle parte en repérage pour un contrat peu ordinaire. Là bas, elle avait aperçu un individu qui avait suscité ses soupçons. Rival ou uber ?
Si ce n'était que ça ! Non, ce qui l'avait intriguée le plus fut le type en question. Elle l'avait déjà croisé à l'hôpital, le jour de son diagnostic. Il avait même discuté avec son médecin, il avait probablement examiné ses résultats IRM. Il y a des visages qu'on n'oublie pas, elle avait un don pour cela. Cela faisait partie de son métier. Et ce regard froid l'avait perturbée, elle, qui se considérait inébranlable. Elle en était certaine, il s'agissait de la même personne. Que lui voulait-on ?
Professionnelle, elle décida d'observer, d'attendre. La priorité étant l'exécution de sa tâche. Mais les symptômes, traîtres, recommencèrent : vue trouble, tremblements. Soudain, un autre tir. Elle s'y attendait. Il avait raté. Elle s'y attendait aussi. Elle se reprit et acheva son travail, un autre commençait.
Elle l'avait fait. Contrat exécuté. Cible atteinte, sans faute.
Pourquoi avoir fait appel à un autre ? Elle se sentait trompée. Trahie, même.
Qui d'autre connaissait son secret ?
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