* Pas ce soir *
Vienne, Autriche, 21 novembre 2011
Au départ, ils étaient comme deux tourtereaux. Inséparables. Les colocataires de Kirsten les nommaient Double K et s'étaient habitués rapidement aux visites de ce jeune athlète, étudiant en médecine. À chaque rencontre, ils cherchaient un peu d'intimité pour se laisser porter par leur passion commune. Dès leur premier baiser échangé, elle avait su que personne ne l'embrasserait comme Karl. Que la chaleur de ses lèvres, de ses bras, de son souffle, suffisaient à la combler. Avec lui, elle était convaincue de se sentir aimée et protégée.
Ils s'étaient fréquentés quotidiennement, même s'ils n'avaient qu'une petite heure de disponible, ils ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre. Lorsqu'ils étaient obligés de se quitter, ils se parlaient par téléphone ou elle lui envoyait des SMS. Chaque coup de fil se terminait toujours par la même litanie où l'un achevait la phrase de l'autre : « Je t'aime. Rêve de moi. On se voit ? Bientôt. »
Peu après, ils s'étaient installés ensemble dans un agréable deux pièces. Ils avaient vécu ces premiers mois comme une véritable lune de miel. Chaque instant leur avait été propice pour céder à la passion : un simple échange de regards au petit déjeuner, pendant qu'ils cuisinaient, quand ils regardaient un film... Cinéphile invétérée, c'était le seul moment où Kirsten était le plus encline à sortir cette petite phrase « Pas maintenant », mais elle ne pouvait pas lui refuser ses caresses taquines, la manière dont il s'arrimait à elle et soufflait derrière son oreille. Si dans le film il y avait une scène érotique, alors, il avait le meilleur prétexte pour la distraire.
D'autres fois, c'était elle qui prenait l'initiative et aimait le surprendre avec une nouvelle pièce de lingerie, idéale pour allumer ses instincts, même si lui, il la trouvait plus appétissante sans. Leurs ardeurs ne diminuèrent pas après l'annonce de sa grossesse. Elle avait traversé une période de doute, tandis que lui était enthousiaste.
À la naissance de Vivi, leurs moments d'intimité et de passion étaient devenus une bulle d'oxygène pour Kirsten, exténuée par sa journée de maman. Elle voulait se sentir femme et Karl la comblait tant que le nourrisson le leur permettait. Les premiers mois en tant que jeunes parents avaient été compliqués, réduisant leur câlin quotidien parfois à un simple, mais tendre baiser, une caresse, un regard.
Kirsten avait toujours été réticente à la venue d'un deuxième enfant. Sa priorité à elle avait été de reprendre ses études et rattraper le temps perdu. Suivre ses aspirations. La tête dans le guidon, concentrée, les câlins s'étaient espacés aussi. « Pas ce soir, je révise », « Pas ce soir, j'ai un mémoire à rendre », « Pas ce soir » par-ci, « Pas ce soir » par-là.
Karl s'était spécialisé et poursuivait un projet de recherche. Lorsqu'il avait dû s'absenter pour un congrès ou pour un séminaire, Kirsten avait commencé à avoir peur. Elle avait pris conscience de l'avoir délaissé. Pourrait-il la tromper ?
Elle côtoyait des jeunes à l'université, et constatait que sept ans dans la vie d'une femme représentaient beaucoup : à voir leur liberté, elle avait senti qu'elle était passée à côté de quelque chose, sans savoir comment le nommer. Pourtant, elle aimait sa famille. Ils étaient tout pour elle, mais une sensation de manque était venue se greffer.
Elle voulait deux vies : la sienne et celle de ses rêves. Son ambition était de devenir galeriste, découvrir des talents, organiser des expositions. Voyager. Cela lui paraissait tellement inaccessible jusqu'à ce qu'elle se soit fait remarquer par une mécène. "La baronne", comme elle l'appelait amicalement, car cette femme l'impressionnait par sa classe, mais aussi par sa bienveillance. C'était l'épouse d'un riche industriel, chargée d'une Fondation pour les arts et les sciences.
Ses études terminées, Kirsten avait rejoint la Fondation, ses rêves avaient commencé à se réaliser. Elle aussi, avait dû s'absenter pour des raisons professionnelles. À l'époque, Vivi avait dix ans. L'internat s'avérait une bonne option, avaient pensé les deux adultes. Pourtant, cette liberté ne leur avait pas rendu leurs câlins ni l'ardeur de leur jeunesse. Moins de passion, plus de routine. Toutefois, chacun y mettait un peu de piment lors des retours de voyage professionnel, comme pour rattraper le temps perdu.
Elle y trouvait un moyen de se relaxer, mais ne pouvait pas s'empêcher de penser que les caresses de son mari lui servaient à se faire pardonner une incartade. « Les hommes sont faibles » lui avait dit un jour la baronne, pour affirmer qu'une femme ne cèdait pas si facilement aux avances des hommes en quête d'une aventure d'un soir. Elle devait avoir raison, car Kirsten n'avait jamais ressenti ce besoin.
Elle aimait Karl, sa façon de la surprendre, avec un souffle derrière l'oreille, une caresse partant de sa taille à ses seins ou inversement. Sa manière de la prendre dans ses bras protecteurs, ses baisers, sa présence. Une belle routine, finalement.
Pourtant, la baronne avait semé le trouble. Pouvait-il la tromper ? « Impossible », avait-elle pensé. Il n'était pas si faible pour céder à d'autres bras. La baronne riait, comme si elle avait envie de lui dire qu'elle se voilait la face. Or, petit à petit la méfiance s'était installée.
« Pas ce soir » « J'ai mal à la tête » « Je suis fatigué(e) » « Tu étais où, hier soir ? »
Quand le doute était devenu certitude, elle avait cherché sa revanche. Mais elle ne voulait pas que des sentiments naissent envers celui qu'elle avait choisi. Son cœur s'était alors déchiré, car elle aimait toujours Karl et avait accepté ses excuses. Elle croyait aimer deux hommes de la même manière. Comment les départager ? Par amour, elle ne pouvait pas continuer à mentir à son époux.
Alors, un soir, elle avait voulu que leurs caresses soient comme celles d'avant, avec la même passion, le même abandon. Car de cette manière, elle saurait si elle ressentait encore quelque chose de fort pour lui.
« Pas maintenant »
D'habitude, il ne refusait jamais. Alors, elle avait pris sa décision. Plus tard, il l'avait rejoint dans le lit pour la combler de tout ce qu'elle avait demandé quelques heures plus tôt.
Mais elle n'avait plus rien senti.
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