Hippocrate (***)
Karl ne répondit pas et ne voulut rien montrer de l'angoisse que ces deux-là suscitaient ; il contrôla sa respiration et fixa son reflet dans les lunettes du barbu. L'inconnu ne dit mot non plus, le défiant aussi du regard, jusqu'à ce qu'il se tourne vers son acolyte.
Ce dernier avait fait le tour du 4x4. Karl lui lança un coup d'œil furtif, remarquant au passage sa fille terrorisée, recroquevillée, côté conducteur. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait changé de place jusqu'à ce qu'il découvre ce qui l’avait effrayée : le type était armé et venait de ranger son arme à l'arrière de sa ceinture. Il ressentit la froideur écrasante d’un iceberg parcourir son échine. Non seulement il se savait perdu, mais il s’en voulait d’avoir entraîné sa fille dans tout cela. Ironiquement, il se demanda ce que Kirsten penserait de cette situation, comme si sa réaction était plus importante que ces deux-là. Paradoxalement, cette réflexion lui permit de relativiser. Ne rien montrer. Attendre.
Le barbu lui fit signe, un sifflement en inclinant sa tête en direction du garage. Puis il se mit à tambouriner sur la portière.
— Alors ? Tu nous prends pour des cons ? glissa-t-il au bout d'une minute.
L'invective s’accompagna d’un geste intimidant : le type venait de montrer un revolver, pointé au sol. Karl sentit immédiatement son pouls s’accélérer mais concentra son énergie à contrôler sa respiration. Inutile de s’agiter. S’il n’avait pas eu à supporter Charlotte la veille, il aurait connu à cet instant ce que peur signifie. Il tentait d’analyser les maigres possibilités s’ouvrant à lui. Aucune. Il avait même envisagé d'utiliser les skis pour l'attaquer, mais il savait que les chances de réussite étaient infimes. Mauvaise idée. Comme si le barbu avait lu dans ses pensées, il lui ordonna de les lâcher. Karl s’exécuta.
— Y a qui dans la voiture ? mâchouilla le truand.
— Ma fille. Qu’est-ce que vous voulez ?
Soudain, l’autre les héla, brandissant le fusil dans un geste moqueusement victorieux. Karl serra sa mâchoire tandis que le barbu souriait, montrant toutes ses dents jaunies.
— Toi, t’es dans la merde, marmonna-t-il.
Karl respira profondément, reniflant de rage. Il aurait pu s’affoler, nier et supplier pour sa vie et celle de sa fille, mais ce n'était pas son genre. Par fierté ou par orgueil. Pour Vivi. Même s’il savait pertinemment que cette attitude les condamnait.
— Je ne comprends pas, se limita-t-il à répondre, montrant enfin une pointe d'inquiétude.
Le barbu rangea son arme lui aussi et s’avança vers lui. L’autre malabar s’approchait par l’arrière. Karl sentait ses pas lourds s’enfoncer dans la neige jusqu’à se planter derrière lui inexorablement. Il le ceintura, les bras entravés par le fusil. De quoi voir à nouveau sa vie défiler en l’espace de quelques secondes. L'instant d'après il fixa Vivi, qui observait la scène depuis la voiture. Il aurait voulu lui dire de se sauver, tenter de s’enfuir. Mais avec la route barrée, une jambe dans le plâtre et zéro leçon de conduite, la tâche s'avérait difficile. Seize ans déjà ! Ni Kirsten ni lui ne s’étaient jamais préoccupés de lui apprendre à conduire ! se désola-t-il, relativisant.
— C’est à toi, ça ? demanda le barbu en désignant le fusil qui le comprimait de plus en plus.
— Non !
— T’es sûr ? Je vais te rafraîchir la mémoire...
Dans le 4x4 Vivi observait, terrifiée. Qui étaient ces gens-là ? Elle se sentait totalement perdue. Pourquoi menaçaient-ils son père ? Elle désespérait de ne savoir que faire. Si au moins elle avait gardé son portable ! se lamentait-elle, comme si cela aurait pu changer quelque chose. Elle réalisa alors que le moteur était toujours en marche. Comme elle se trouvait entre le siège conducteur et le siège passager - elle avait reculé à la vue du revolver -, sa jambe saine touchait les commandes, qu'elle regardait affolée. Elle savait qu'elle ne pouvait pas reculer ni avancer, mais son anxiété fut telle qu'elle se devait de réagir. N’importe quel geste, pourvu qu’ils lâchent son père.
Le poing du barbu vint s’écraser sur le visage de Karl, qui l'encaissa serrant ses dents, raidissant ses muscles et en accompagnant le mouvement. Sous l’impact, son crâne cogna le nez de l’autre type, qui marmonna un reproche dans une langue inconnue. Faisant abstraction de la douleur et du goût du sang dans sa bouche, il suivit son instinct de survie pour gagner de précieuses secondes. Alors que le barbu l’empoignait par la mâchoire pour lui susurrer de manière sournoise le châtiment qui l’attendait chez leur patron, Karl lança un violent coup de tête en arrière, en même temps qu’il donna un coup de pied au barbu et se dégagea.
Subitement, le moteur du 4x4 rugit et vint s’encastrer sur la berline noire. Cette distraction fit que le barbu esquiva naturellement l'attaque, en se retournant. Karl fut relâché, tomba au sol et pivota sur lui-même pour parer à d'éventuels coups. Surtout pour attaquer à son tour, si possible aux tibias. Le type avait les mains sur son nez ensanglanté et ripostait avec des coups de pied. Le barbu avait disparu de son champ de vision. Soudain, des détonations retentirent. D’un coup d’œil furtif, Karl le vit tirer sur le 4x4 qui continuait à pousser péniblement la berline.
« Vivi ! »
De sa jambe saine, l'adolescente appuya sur l’accélérateur et avança brusquement vers l’avant, puis elle passa rapidement la marche arrière. La collision la secoua, mais elle avait réussi à pousser la berline jusqu’à ce que des tonitruants coups de feu l’obligent à lâcher la pédale. La vitre arrière explosa et elle tenta de se cacher, la peur au ventre. Elle était sous le choc, ils n’avaient pas hésité à tirer sur elle ! Le moteur ronronnait encore, mais il n’avait pas étouffé le bruit des pas qui s’approchaient. C'est fini ! s’était-elle dit, pensant une dernière fois à sa mère. L’espace d’une seconde, elle aurait aimé qu’elle soit là et qu’elle la serre dans ses bras, comme jadis quand elle faisait des cauchemars. Elle vit alors le type à la barbe surgir par la vitre, armé. Il tentait d’ouvrir la portière, puis menaça de faire sauter la serrure en la visant. Ne voulant plus entendre de détonation, Vivi déverrouilla en gémissant. En pleurs elle essayait de reculer tant bien que mal vers le siège passager. Le type ouvrit la portière, avec un sourire obscène laissant entrevoir ses dents dégueulasses. Elle hurla lorsqu’il prit son pied et tira pour l’en extraire. Elle lança des coups pour l'éloigner, mais ce plâtre encombrant et sa position ne lui facilitaient pas la tâche.
La peur et la colère motivèrent Karl à attraper le fusil et s'aider de la crosse pour frapper son attaquant. Il l'atteignit à l'entrejambe et le type hurla de douleur, puis tomba à genoux. Au sol, Karl, fusil en main, se jeta sur lui et le frappa à la tempe. Enhardi, il profita d'avoir le dessus pour attraper le revolver, l'armer et tirer à bout portant, le tuant sur le coup. La détonation avait anesthésié toute trace d'humanité en lui. Machinalement, il chercha des yeux le barbu. Du côté du 4x4, le malfrat venait d'extraire Vivi par la force et lui asséna un terrible coup de poing. Bien qu'alerté par la déflagration, il n'eut pas le temps de réagir face à la colère d'un père. Malgré sa vue brouillée, Karl visa juste.
Une seconde plus tard, des bouts de cervelle s’éparpillèrent à l'intérieure de l'habitacle, à travers la portière laissée ouverte, et sur la neige alentour. Pour Karl, l’anesthésie n’avait plus d’effet, des sentiments contrastés envahissaient celui qui avait fait serment de protéger la vie. De la honte, en tant que père. De l’inquiétude, pour l’état de sa fille. De la colère envers et contre tous. De la haine. Enfin, de la fierté.
Il contempla la mare sanguinolente de feu le barbu. Il aurait pu l'admirer même, sans éprouver de remord. Cette fois-ci, il avait vraiment rompu son serment d’Hippocrate.
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