Chapitre 3 : Tenace vision
HORIS
Je marche seul, une fois de plus.
Je connais ma destination… Mais est-elle seulement une étape de ce voyage sans résolution ?
Horis était retourné dans l’empire où sa lutte l’attendait. Depuis qu’il avait quitté l’Enthelian, juste ses conversations télépathiques avec Médis l’avaient extirpé de la solitude, sinon les pensées passées et futures s’amalgamaient.
Une victoire, mais à quel prix ? Nerben était la pire incarnation de ce système mais n’était pas la seule. Et c’est aussi valable pour Bennenike… Elle doit tomber, et sa tyrannie avec elle.
De nombreux ennemis l’avaient entouré sur son trajet sans directement croiser son passage. L’envie le taraudait d’occire des miliciens, comme il l’avait si souvent fait, sauf qu’il devait s’en détourner pour le moment. Beaucoup rassemblaient les armes comme la tension s’intensifiait. Ils étaient certes hors de portée, mais Horis savait quel mot il murmurait entre leurs lèvres. La guerre. Les batailles d’autrefois n’étaient qu’un signe avant-coureur d’un conflit généralisé.
Horis évitait désormais de chercher le logis. Non qu’il craignait d’être dénoncé : persistaient plutôt les affres de mettre ses hôtes en danger. Alors il s’aventurait des plaines semi-arides de Gisde aux grands lacs de Kishdun en passant par les bordures des montagnes d’Ordubie. Le foyer de naguère était hélas à esquiver tant les affrontements entre diverses factions s’y multipliaient. Les clans nomades étaient en paix. Dorénavant, la violence n’épargne personne. Il vivait de chasse et de pèche, ravi d’être parvenu dans une région plus humide pour s’y désaltérer. Des mois entiers à parcourir les pans d’un empire d’apparence infinie, à imaginer comment les retrouvailles se dérouleraient.
Déjà son trajet lui avait paru interminable lorsqu’il avait atteint Kishdun. Au-delà des grandes plaines et des marécages s’étiraient de nombreux villages, souvent installés en bordures des cours d’eau ou sur les versants des collines abondantes d’iris et de magnolias. Le mage s’arrêta un instant pour contempler les hameaux en contrebas de la déclive sur laquelle il était juché. Entre muriers et ormes se perdait sa silhouette à proximité de la route au dallage ivoirin.
Immobile, le souffle coupé, Horis s’octroya un répit bien mérité. Il s’appuya sur le tronc depuis lequel il contempla le village.
Il est en paix… pour l’instant. Jusqu’où ces escarmouches s’étendront ? Il paraît que Bennenike a tué le meneur de la rébellion, mais Ruya s’acharne de son côté… À une époque, je l’aurais rejointe sans hésiter. Plus maintenant. J’ai besoin de savoir comment mener une sédition à bien.
À l’écart des citoyens, Horis se sentait esseulé. Ce pourquoi il posa deux doigts sur ses tempes afin de contacter Médis à travers la magie. Aucune réponse ne lui parvint lors des premiers instants, puis, petit à petit, une voix rassurante quoiqu’inquiète émergea.
— Horis, cela fait si longtemps ! s’exclama-t-elle. Es-tu bientôt arrivé ?
— J’ai aperçu au loin quelques panneaux directionnels, expliqua Horis. Je sais où me diriger, mais j’ignore quelle distance il me reste à parcourir.
— Tu dois te dépêcher.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? N’étais-tu pas en train de préparer les plans avec Noki Gondiana ? D’ailleurs, j’ignore toujours si elle est digne de confiance…
— Elle l’est. Je sais que notre mauvaise expérience avec Khanir et Jounabie nous a coûté notre confiance aux meneurs. Mais Noki est différente… Tu comprendras en la rencontrant. Avant cela, je voulais te parler de quelqu’un d’autre.
— La raison pour laquelle je dois me presser ?
— Oui. Salagan a décidé de dissoudre le clan Iflak.
Horis faillit basculer. De la bile coula d’excès le long de sa gorge tandis qu’il reprenait ses esprits.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il.
— Il a juste renoncé, dévoila Médis. Il n’a pas envie de se battre, alors il fuit. Nous nous sommes disputés hier à cause de ça. Tu penses que tu sauras le raisonner ?
— Comment le pourrais-je ? Tu te souviens bien de la façon dont il m’a traité la dernière fois. Pourquoi aurait-il envie de discuter avec moi, ou même de me voir ?
— Tu dois essayer. Dans sa voix, il y avait beaucoup de colère… mais aussi du désespoir. Le pauvre a tout perdu, tu comprends ?
— Bien sûr que je le comprends. Il a été un père de substitution durant tant d’années. Seulement… J’ai perdu espoir de le raisonner.
— Une ultime tentative, alors. Il me fait de la peine.
— D’accord… J’ignore juste quand je vais arriver. L’empire est si vaste, et Kishdun aussi.
— J’en suis bien consciente, nous avons fait le voyage depuis Ordubie. Prends soin de toi, Horis, la route n’est pas sûre.
— Toi de même, Médis, car la destination ne l’est peut-être pas non plus.
Et le flux cessa de s’échanger au sein de la perplexité. Ainsi le jeune homme goûta de nouveau à la solitude, perché sur la hauteur par-dessus le village, digérant ce qu’il venait d’apprendre. Salagan était pour moi l’incarnation de la sagesse. Tout peut changer en si peu de temps… Mais serais-je capable de lui apporter l’aide dont il a besoin ?
Il était paré à reprendre la route. Toutefois perçut-il un murmure, tout comme une paire d’ombre s’étirer sous ses pieds. Cette présence le happait, le clouait sur place. Son cœur rata un battement quand il se retourna : il reconnut l’homme et la femme qui avaient jailli par-devers lui, propageant encore leur aura sibylline.
Leid et Niel. Ils osent se montrer après les crimes dont ils sont coupables.
Ils s’étaient vêtus d’une tunique et d’un pantalon en laine intégralement noirs qui s’accordaient à leur parfaite minceur. Nulle arme n’était accrochée à leur ceinture en cuir gaufrée tandis qu’une ample capuche recouvrait leur visage pâle où brillaient leurs yeux bleus. Quelques mèches corbeaux dépassaient à l’avenant sans dissimuler l’extrême imperturbabilité de leur expression. Bras le long du corps, ils jaugeaient le mage à quelques mètres de lui, sans piper mot.
Ils ne portent aucune protection. Sont-ils devenus si arrogants ? Je vais en profiter !
Aussitôt Horis chargea son poing de magie. Il projeta l’énergie d’un geste sec, mais dès que son bras se tendit, un obstacle rompit son avancée. Des dizaines de particules lumineuses jaillirent à la collision, et ses adversaires en ricanèrent.
— Ne nous sous-estime pas, prévint Leid. Une grande puissance est contenue en toi, Horis Saiden, mais cela ne signifie pas que tu peux tout vaincre.
— Inutile de recouvrir à la violence aveugle, renchérit Niel. Nous valons tous mieux que cela.
— Vous osez philosopher ? critiqua Horis. Si vous ne nous aviez pas capturés, si vous nous aviez laissés tranquilles, Yuma serait encore vivante aujourd’hui !
— Difficile à affirmer. Même nous sommes incapables de prédire tous les rouages de ce monde complexe. Allons au-delà de cet incident afin de discuter plus sereinement.
Horis foudroya ses interlocuteurs des yeux. Ses paupières se plissèrent, ses nerfs se tendirent. Ces deux-là mettent ma patience à rude épreuve. Il lui suffirait de triompher de leur égide, malgré son apparente invulnérabilité, et il déploierait pleinement son flux. Ils me jugent telles des entités supérieures… Si seulement j’avais une idée de leur véritable puissance ! Faute de mieux, il renonça à attaquer, sans pour autant relâcher sa circonspection.
— Que voulez-vous ? marmonna Horis.
— Nos désirs dépassent tes pensées limitées, lâcha Niel. Mais si nous sommes venus à ta rencontre, c’est parce que nous estimons que tu pourras saisir au moins une partie de notre message.
— Notre pouvoir est incommensurable, ajouta Leid. Il nous donne l’opportunité d’influer dans le cours des événements… Et ainsi de modeler l’avenir du monde.
— Vraiment ? douta le jeune homme. Admettons que je reconnaisse vos facultés. Comment les employez-vous ? Pourquoi teniez-vous à nous échanger contre Nafda ? De ce que j’ai pu voir, elle vous a échappés.
— Erreur d’interprétation. Nous l’avons laissée partir. Qu’elle ait ensuite épargné ton amie Médis, et par extension ton clan, a confirmé nos soupçons.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Tant de questions. Bien, peut-être est-il temps d’être un peu plus précis.
Leid se racla la gorge avant de consulter Niel. Tous deux levèrent leurs bras à l’unisson : des lignes de flux y convergèrent, s’épaissirent, augmentant subitement la luminosité des alentours. Un flash aveugla alors Horis, ce contre quoi il se raidit.
Où m’emmènent-ils ? Ce fut comme si l’herbe se dérobait sous ses pieds, comme si les arbres s’effondraient l’un après l’autre. La douce clarté des environs céda sa place aux ténèbres auxquelles il n’était que trop accoutumé. Pour des mages si fiers de leurs capacités, ils me projettent dans une vision manquant cruellement d’imagination. Une épaisse brume pourpre ceinturait les lieux et empêchait Horis de distinguer quoi que ce fût à plus d’une dizaine de mètres.
Il se complut dans le mutisme, progressa à pas feutrés. Ça y est, ils ont suscité ma curiosité. Marchant une minute durant, il n’aperçut pas la moindre trace du duo, au lieu de quoi assista-t-il au surgissement d’une quinzaine de piliers. Sur chacun d’eux se dessinèrent des glyphes argentés dont les courbes révélèrent un langage inconnu à Horis. Un ancien dialecte avant l’émergence de l’empire… ou bien est-ce encore autre chose ?
Des foulées résonnèrent derechef : Leid et Niel tournèrent autour de ses colonnes, un sourire arrogant suspendu sur leurs fines lèvres. Bien qu’ils admirassent leur propre création, ils gardèrent leur regard dirigé vers Horis.
— Vous savez que Médis a affronté Nafda sans avoir assisté au combat, s’étonna-t-il. Et vous avez reproduit des piliers proches de ceux de la grotte où je me suis plongé dans des représentations du passé.
— Il y a peu de secrets pour nous, déclara Leid. Ce qui te dérange, je présume.
— Nous désirions te projeter dans un environnement familier, clarifia Niel. Là où, nous espérions, tu serais plus réceptif à nos réponses.
Des frissons courbèrent l’échine de Horis comme il appréhendait leurs propos. Dans l’état actuel des choses, je n’ai d’autres choix que de les écouter. Ils ne veulent pas m’attaquer… pour l’instant. Niel et Leid se mouvaient autour des piliers, effleurant la volonté de déplacement permanent. Tant qu’ils restaient orientés vers Horis, ils exerceraient une emprise sur lui, fût-elle subtile.
— Ton rôle vient à peine de débuter, dit Niel.
— Oh, et comment le savez-vous ? ironisa Horis. Je ne connais aucun mage capable de prédire l’avenir.
— Avant que Yuma ne t’emmène dans les profondeurs d’Ordubie, savais-tu que la magie nous permettait de voir dans le passé ? demanda Leid. La magie n’a aucune limite… Voilà pourquoi elle ne doit pas être laissée dans les mains de n’importe qui.
— J’ai assisté à ces limites. Yuma a perdu son frère à cause de ça. Il est impossible de modifier le passé !
— Et l’avenir est en perpétuelle évolution. J’admets que ne quantifier aucune limite à la magie est une affirmation un brin exagérée. Ceci dit, nous parlons des domaines trop ambitieux, où nous entrevoyons les pires vices de l’humanité. Les mages sèment la mort et la récoltent en conséquence.
Du sang bouillonnait en Horis à l’intensification de son flux, ce alors qu’il restait immobile. Il se retenait tant de le déployer que des palpitations le submergèrent et de la sueur exsuda d’abondance. Ils ont l’air de marcher exprès avec lenteur, dans l’intention de me provoquer. Je n’ai jamais rencontré de personnes aussi imbues d’elles-mêmes… et qui haïssent tant leur propre nature. Étonnamment, le rire du duo n’amplifia guère sa rogne.
— Si je suis bien, songea Horis. Vous détestez la magie et leurs détenteurs. Donc vous avez rejoint Bennenike dans sa traque et ses massacres. Vous avez contribué à ce génocide., même si vous êtes des mages vous-mêmes.
— Nous méritons mieux que cette banale dénomination, répliqua Leid. Tapis dans l’ombre des années durant, nous nous sommes manifestés lorsque l’occasion se présentait enfin. Notre alliance avec l’impératrice était temporaire. Il fallait que Doroniak tombe pour bousculer mieux le cours des choses. Après quoi l’assassin ne nous a jamais oubliés : naguère alliée, désormais ennemie.
— Depuis lors, poursuivit Niel, nous sommes retournés dans l’obscurité. Nous retournons à la lumière par fugaces moments. Le temps d’agir de déposer notre goutte dans cet océan tumultueux, avant de préparer la marée prochaine.
— Parce que vous estimez être les mieux placés pour décider du futur du monde ? tança Horis. J’ai bien réfléchi… Vous n’aimez pas l’appellation de mages ? Je continuerai de vous nommer ainsi. Car s’il en existe des bons, il y en a aussi des mauvais. Longtemps je pensais que Khanir était un parfait exemple d’un mage malfaisant, mais vous l’êtes aussi. Et à l’instar de Bennenike et de ses alliés, vous n’avez rien compris. Vous ne pouvez pas détruire la magie. Cette énergie vit en nous depuis la nuit des temps et jamais ne disparaîtra.
Horis marqua une pause durant laquelle ses adversaires disparurent. Clignant des yeux, sur la défensive, il ressentait encore leur présence. Soudain ils se téléportèrent : Leid devant lui, Niel derrière, délivrant un flux prompt à déséquilibrer Horis. Lequel ne flancha guère, puisqu’il accumulait le sien, deux orbes bleutés jaillissant à bout de bras.
— Alors nous avons assez palabré ? lança Horis. Battons-nous, si c’est que vous voulez.
— Quitte à le répéter, rétorqua Niel, là n’est pas notre but. Nous sommes juste fatigués de tes leçons de moralité. Toi, Horis Saiden, tu t’estimes empli de bonté ? Dis-le à Whalis. Aux miliciens que tu as occis sur ton passage. À Khanir. Et à Nerben.
— Tous avaient commis des actes répréhensibles.
— Et tu as été leur juge et leur bourreau ? fit Leid. Tout comme l’est Nafda dans le camp opposé.
— J’en ai assez d’être comparé à elle.
— Agacé autant que nous ? Non, Horis, tes paroles sont creuses, tout comme tes gestes, tout comme tes idéaux. Mais elles servent notre but. Rends-toi à Vur-Gado, retrouve tes amis, allie-toi avec Noki Gondiana. Tout ceci fait partie de votre plan.
— Vous avez répondu à la moitié de mes questions, mais j’en ai beaucoup d’autres, désormais.
Leid et Niel échangèrent de place. Ci-bas, leurs yeux transperçant dans cette pénombre, ils faillirent arracher un tressaillement à leur adversaire. Toutefois Horis résistait, inspirant lourdement, prêt à projeter un sort si cela devenait nécessaire. Je les cerne d’autant mieux. Je n’ai sûrement aucun intérêt à insister. Je les affronterai dans de meilleures conditions. Quand j’aurai compris comment contrecarrer leur pouvoir.
— Aucun intérêt à tout de dévoiler, lâcha Leid. Sois patient, Horis Saiden, tu nous retrouveras en temps voulu.
— Nous sommes des agents du chaos, dévoila Niel. Jamais tu n’adhèreras à notre cause, mais peut-être que tu la comprendras.
Chaque pilier s’effaça à la dissipation de la brume. L’opiniâtre vision s’évanouit face à un jeune homme bouche bée, et le duo se retrouvait déjà hors de portée.
Qu’était-ce ? Une démonstration de force ? Un avertissement ? Une leçon ? Peut-être même un contretemps, à vrai dire.
Secoué, nauséeux, Horis mit du temps à se redresser. Un éclair de douleur le vrilla, fendit ses muscles, et un mal de tête le lancinait. Il reprenait ses esprits en dilatant les yeux, de nouveau immergé dans la bienveillante nature de Kishdun. Apparaissait le village comme repère, tel un symbole de tranquillité au sein de la discorde.
Pourtant il n’était point encore question de se reposer. Retroussant ses manches, Horis chemina plein sud, s’accorda aux indications des panneaux sans trop se rapprocher de la route. Il existait une aubaine dans la direction australe, vers l’horizon caché derrière les collines et les nuages, où enfin ses objectifs se concrétiseraient.
J’ai perdu trop de temps à voyager. Je dois atteindre Vur-Gado au plus vite.
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