Chapitre 4 : Hors des ténèbres (2/2)

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Un coup d’œil suffit à faire tressaillir la captive. Qu’était-elle devant la suprême dirigeante ? Bennenike l’Impitoyable se dressait à la manière d’une statue. D’une grandeur telle que quiconque l’approchait restait sous son ombre. D’une aura apte à faire frémir même les plus imperturbables. Une inébranlable résolution dans ses traits de pleine fermeté, où le marron de ses iris et ses lèvres pulpeuses s’incrustaient dans la rondeur de son visage. Ses longues mèches de jais bouclées flottaient à l’instar de sa cape écarlate dont elle se vêtait si souvent. Luisait la soie ocre de sa tunique comme l’écru de son pantalon, sa tenue fétiche, tandis qu’elle arborait encore son collier sur lequel de minuscules lames étaient serties. Bagues, bracelets et boucles d’oreille ambrées parachevaient la richesse de son accoutrement.

Si belle, si grande, si charismatique. Et si dangereuse. Jamais ses tremblements ne s’étaient atténués. Insignifiante face à la despote, Oranne fut tentée de reculer, mais elle se limita à s’incurver. Contrainte de me soumettre face à la meurtrière de Phedeas. Bennenike s’approcha, placide. Que penses-tu de moi, hein ? Tu es le guerrier, je ne l’ai jamais été, et ne le serai jamais ! Elle posa ses mains sur les tempes de la jeune femme qu’elle fixa d’un regard glaçant.

— Bonjour, salua-t-elle d’un ton anormalement guilleret. Comment vas-tu ?

Écarquillant des yeux, Oranne s’accrocha à une autre vision que celle de la souriante despote, même si c’était presque impossible. Mes frissons deviendront-ils des convulsions ? Je ne peux tenir face à elle.

— Elle n’a pas l’air de répondre, remarqua Xeniak.

— Peut-être que vous l’intimidez trop, impératrice ? supposa Djerna. En tout cas, vous pouvez constater vous-même ! Jubilez devant son piteux état.

— Je m’y applique, garantit Bennenike. Plus elle séjourne dans sa cellule et plus elle se détériore. Supplie-t-elle encore qu’on l’achève ?

— Même pas ! Vous savez pourquoi, j’imagine.

Bennenike lâcha Oranne. Après quoi elle l’examina de la tête aux pieds et prêta une attention particulière au crâne Phedeas. Alors s’élargit son sourire sous lequel ne s’adressait plus la fugace joie.

— Raillez-moi donc ! fit la prisonnière. Au moins, Phedeas est toujours avec moi.

— Tu y trouves une certaine pureté après avoir vu sa dépouille se décomposer ? persiffla-t-elle. Au départ, il s’agissait d’une expérience. Tel l’alchimiste mélangeant deux réactifs pour en découvrir le produit, je désirais ardemment savoir comment tu réagirais. Je ne suis pas déçue.

— Vous ne comprendrez jamais le lien qui vous unissait !

— Pauvre enfant… Dans cette condition, Phedeas ne peut plus te trahir, n’est-ce pas ? Si tu étais censée, tu le blâmerais pour ses mensonges et ses massacres. Que penses-tu de sa relation avec Ruya, d’ailleurs ? Pendant que tu profitais de l’hospitalité du Palais Impérial, il commettait un bel adultère. J’ai tué mon ancien mari, Ensenes, pour la même raison.

— J’ai trouvé la force de le pardonner.

— Bornée ou désespérée ? Ma chère Oranne… Tu m’as bien égayée lorsque j’avais besoin de me changer les idées. Tu n’as guère idée de la façon dont le monde a évolué durant ton incarcération. Mais chaque chose doit prendre fin un jour.

À son claquement de doigts succéda une nouvelle ouverture de la porte. Quelqu’un d’autre à craindre. De légers pas résonnèrent derrière Oranne, qui osa se tourner après quelques secondes de tâtonnement. Aussitôt des frissons la submergèrent. Non, pas elle…

Elle se matérialisait à la manière d’un spectre. Une ombre par-delà la lumière qui se déploya indomptablement. Pas la moindre enjolivure ne complétait sa tunique souple mêlant des nuances pourpres et grises. De cuir se composaient ses brassards, jambière et guêtres comme en laine était sa capuche qu’elle n’avait pas rabattue. Ainsi intimidait-elle par ses sinistres et petits yeux émeraudes enfoncés par-dessus son nez busqué.

Que serait l’assassin sans ses armes ? À peine Oranne avait-elle noté la paire de dagues courbes qu’elle se rabattit sur l’impératrice. Entre la despote et sa plus fidèle servante, je suis toujours vulnérable. Une désagréable sensation de froid la fendit quand Nafda colla ses lames au ras de sa gorge. Son cœur battit à vive allure. De la transpiration dégoulina de son front.

— Tu seras donc celle qui me tuera, Nafda ? demanda Oranne, manquant de vaciller.

— Si mon impératrice me l’ordonne, rectifia l’assassin.

— Ce n’est pas mon intention, affirma Bennenike. Je m’assure juste que tu restes attentive.

— Vous allez m’infliger le supplice de discourir ? fit la prisonnière. Je suis immunisée à la douleur, maintenant ! Vous ne pouvez rien contre moi !

Joignant les bras, fronçant les sourcils, la dirigeante jugea durement son interlocutrice.

— Je vais passer outre tes remarques désobligeantes, déclara-t-elle. Il ne s’agit pas seulement de toi, Oranne. Maintenir la stabilité de l’Empire Myrrhéen est une tâche ardue, une responsabilité que je dois remplir en permanence. Si je t’évoque des tensions entre l’Enthelian et la Belurdie depuis la bataille de Thouktra, est-ce que cela te parlera ? Si je mentionne la position ambigüe du Danja, est-ce que tu te sentiras concernée ? Je ne pense pas. En revanche, tu ne seras pas surprise d’apprendre que la rébellion de Ruya di Mudak menace la stabilité de plusieurs régions. Y compris celle dont tu es originaire… Phedeas aura beau avoir été un meneur incompétent, il a rallié trop de personnes sous sa cause. Oh, ses idéaux sont fractionnés, mais ce sont tout de même des rebelles armés à mater.

— Beaucoup de mots, fit Oranne en réprimant ses tremblements. Mais en quoi suis-je concernée ?

— Cesse de m’interrompre et tu le sauras. J’organise les préparatifs pour me rendre à Vur-Gado. Une délégation complète : je peux me le permettre, puisque l’échec de l’assaut de ton fiancé a prouvé que la capitale était imprenable. Je dois y rencontrer la cheffe de la ville, Noki Gondiana. Elle m’a parlé de sceller une alliance, et comme garantie avait capturé plusieurs esclavagistes. Bien sûr, l’idée est d’annihiler définitivement la rébellion de Ruya. Plein de concepts qui te dépassent, tant tu maîtrises mal la politique. J’ai tenté de t’y initier et nous avons tous déploré le résultat. Tout ceci pour annoncer que tu pars avec nous.

Oranne crut s’étouffer. Elle aurait basculé en arrière si Nafda ne l’avait pas retenue, gardant la même menaçante position. Hors de ma cellule ? Hors du froid et de l’obscurité ? Pitié, oui ! Dodeliner lui permit de mieux songer à ces perspectives nouvelles.

— Je vois, fit-elle. Vous m’emmenez pour pouvoir me torturer !

— Ça nous gardera occupé pendant le voyage, lâcha Xeniak.

— Quel manque de confiance, ironisa l’impératrice. Certes, je t’avais dit que tu ne reverrais plus la lumière du jour. L’heure est venue de rompre à ma promesse par pragmatisme. Je n’ai pas mentionné les tensions entre la Belurdie et l’Enthelian sans raison. Pourquoi sacrifier des troupes ? Pourquoi laisser des innocents mourir ? L’Enthelian n’a pas l’air de courber face à mon armée. Il me restait donc deux possibilités. Soit les envahir, ce qui est impensable tant que Ruya sévit. Soit les forcer autrement à la reddition.

— Miséricorde, pouvez-vous abréger ? s’impatienta Oranne.

— Je contrôle la conversation, pas toi. Vois-tu, Gisde est la région frontalière avec l’Enthelian. Quelle est la famille marchande la plus influente, qui a le pouvoir de cesser tout exportation vers le nord, privant le pays de plusieurs ressources ? La tienne. J’ai proposé à tes parents de négocier à Vur-Gado. Oranne, je suis fière de t’affirmer que tu seras une monnaie d’échange !

Bennenike opina sur ses paroles finales. Libérée des dagues mais guère des liens, Oranne se courba une fois de plus. Sa respiration avait ralenti, ses yeux s’étaient dilatés, son corps était parcouru de vibrations. Elle resta agenouillée entre les incarnations du pouvoir, dont la simple volonté déciderait sa fatalité.

Maman, papa, je vous avais complètement oubliés. J’avais pris mon indépendance, et je n’avais plus besoin de vous…

Après tout ce temps, vous allez me secourir ? Merci mille fois… Enfin je pourrai me reposer.

Si l’impératrice se révèle honnête…

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