Chapitre 8 : Héritage (1/2)

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JIZO


Il existait un temps propice à l’exploration. Se promener dans les rues de la cité chatoyante, entre les marchés bondés dans les avenues et les larges rues, évacuait les préoccupations pour quelques heures. Si les duels occasionnels posaient des problèmes moraux, jongleurs, danseurs et coureurs de chevaux plaisaient davantage à tout un chacun. Souvent le vent issu de la mer charriait un parfum salé qui les rafraîchissait en ces journées excessivement ensoleillées.

Il existait aussi un temps à consacrer à ses proches. De cela Jizo était conscient au moment où il balayait l’allée jouxtant par-delà la petite vitre carrée de sa chambre. Debout sur le carrelage jaune et turquoise, Jizo s’extirpait de la responsabilité de dialoguer, se pinçait les lèvres en admirant la vie du dehors.

Je ne sais toujours pas comment réagir. Nous avons une opportunité. Un futur paisible, mais dont certains ne pourront pas profiter…

— Toujours déçu par tes parents ? fit Vouma. Il ne faut pas ! Au risque de me répéter, ils sont extraordinaires. Pas comme les miens qui souffraient d’une sinistre banalité.

Trop longtemps s’était-il égaré dans ses pensées, désireux de savourer quelques instants pour lui seul. Mais il avait laissé la porte entrouverte, et ne fut donc pas surpris quand Nwelli s’incrusta par-delà l’entrebâillement, sous la poutre joignant le plafond au mur latéral. Leurs traits s’apaisèrent encore à leur échange de regards.

— As-tu pris assez de temps pour toi ? s’enquit-elle. Au besoin, je peux revenir plus tard.

— Ça ira, rassura Jizo. Ce sont mes parents, je dois discuter avec eux en priorité.

— Tu as encore l’air de leur en vouloir un peu. Tu ne devrais pas. Ils ont fendu ciel et terre pour te retrouver, ils ont juste pris la mauvaise direction.

— Je sais. Une partie de moi les a déjà pardonnés. Une autre partie se demande ce qui se serait passé s’ils s’étaient dirigés directement dans l’empire au lieu de l’archipel Nimiyu. Ils nous auraient secourus tous les deux. Nous serions tranquilles au Diméria, loin de ces conflits contre lesquels nous sommes si impuissants.

— Inutile de te triturer l’esprit… Il est impossible de changer le passé. Le destin nous a mis sur un chemin sinueux, mais nous avons sauvé des vies. Je suis sûre que…

— Pas Larno. Nous nous sommes voués corps et âme pour lui, et au dernier moment, je n’ai pas su le protéger !

Ça y est, ça recommence… Jizo était proche de basculer. Inquiète, Nwelli se jeta sur lui et le rattrapa avant qu’il ne chutât sur le carrelage. Leurs bras étaient enroulés autour de l’autre quand naquirent les larmes accompagnées de sanglots. Comment ne pas avoir de regrets ? Ils prolongèrent l’étreinte des secondes durant, puis la jeune femme déposa sa main sur l’épaule de son meilleur ami.

— Tu n’es pas responsable, déclara-t-elle. Tout comme tes parents ne le sont pas pour ne pas t’avoir retrouvé plus tôt. Il y a des choses à l’œuvre qui nous dépassent. Nous ne sommes qu’humains, pas invincibles.

— Tu poses les bons mots, et je t’en remercie, mais ça ne suffit pas. Chaque fois que nous pensons être en paix, d’autres malheurs nous tombent dessus. Je crains que ça ne risque pas de s’arrêter au vu de ce qu’ont raconté mes parents.

— Les mercenaires Shozam ? Nous sommes en sécurité dans cette ville !

— Je n’en serais pas si sûr. De plus, si nous retournons au Diméria, nous serons exposés. Allons voir ce qu’ont prévu mes parents. Taori doit déjà les avoir rejoints.

Sur un hochement hésitant fut abandonnée la chambre. Jizo ferma la porte avec délicatesse et talonna Nwelli qui parcourut le couloir à une cadence étrangement rapide. Tout le contraire de son compagnon dont le rythme plus lent l’amenait à se retourner de temps en temps. Une main tendue suivie d’un sourire attentionné engagea Jizo sur la voie des marches.

Ne pas redouter le pire, mais comment ? Ils n’ont pas mentionné ces mercenaires au hasard. Même si les Rodulim ont cessé de nous poursuivre, ceux-là n’ont pas l’air d’être plus commode.

Bon sang… Je suis fatigué de me battre. Je ne veux pas être un guerrier.

Pénétrer dans la salle principale ralentit ses battements de cœur. L’habituelle clientèle se rassasiait et se désaltérait dans un tintamarre si assourdissant que Jizo en oublia ses tracas, alors que les lieux n’étaient qu’à moitié remplis. Pas aussi calme que d’habitude… Lui et Nwelli devaient se faufiler entre les tables, l’odeur de la bière et du vin sucré leur montant aux narines. Porc, maquereau et autres rougets grillés accompagnaient asperges et brocolis assaisonnés sur leur lit de riz. Cela aurait pu éveiller l’appétit du jeune homme si son estomac n’était pas noué.

Tel que Jizo l’avait deviné, Taori avait déjà rejoint Wenzina et Tréham. Tous trois les interpellèrent aussi discrètement qu’ils pussent, et bientôt ils furent cinq installés autour du même coin. De conviviaux saluts de la part de ses parents n’encouragèrent guère Jizo à sourire en dépit du coup de coude de ses amies. Il soutint au moins leur regard.

— Nous avons un plan pour quitter cette ville, annonça Tréham.

— Déjà ? fit Nwelli, déçue. Lunero Dogah est charmant, j’aurais bien voulu explorer plus !

— Nous ne sommes pas ici pour une visite d’agrément ! contesta Taori. Désolée d’être aussi rude. Nous vous écoutons.

Une lippe déforma le faciès de Nwelli tandis que Wenzina s’éclaircissait la gorge. Elles continuent de contraster. Ce ne serait sûrement pas à Nwelli que j’adresserais mes reproches. Des coudes glissaient sur la table quand tous étaient songeurs.

— Récapitulons, dit Wenzina. Les Rodulim ne vous ont pas poursuivis car vous aviez pris la mer. Au départ, nous pensions repartir des îles Torran et longer les côtes pour retourner au Diméria. Les choses se sont passées différemment.

— Donc c’est notre faute ? répliqua Jizo en haussant le ton.

— Non, non ! Vous avez pris la décision de venir ici et nous assumerons en conséquence. Nous avons réfléchi, Tréham et moi : longer les côtes nous exposerait à trop de risques. À défaut d’avoir des caravelles capables de traverser la mer, les Shozam ont une influence certaine dans ces zones-là. Je sais que nous exigeons beaucoup mais… Nous allons devoir traverser le désert d’Erthenori.

Nul ne réagit parmi les trois jeunes de prime abord. Néanmoins, petit à petit, Jizo s’écartait de sa chaise. Il notait combien des sillons se creusaient sur la figure de ses parents, lesquels le suivirent du regard même quand il cheminait vers l’ombre. Impossible de cacher mes sentiments, n’est-ce pas ? Même Nwelli et Taori finirent par dévisager leur ami avec préoccupation.

— Jizo…, murmura Wenzina. Encore une fois, sache que nous sommes désolés.

— Mais encore ? s’emporta l’ancien esclave. Je me persuade qu’un jour, tout ira mieux. Que je pourrai mener une existence simple au Diméria, entouré des gens que j’aime. Est-ce que seulement cet ultime voyage se déroulera sans encombre ?

— Quel rabat-joie tu fais ! se moqua Vouma.

— Nous finirons par avoir de la chance, suggéra Nwelli. Peut-être que les malheurs sont derrière nous !

Des paroles réconfortantes, une réalité différente. Jizo gratifia son amie d’un sourire éphémère auquel succéda en un apathique haussement d’épaules. Approcha son père, animé d’une volonté de l’étreindre, sauf que son fils recula sans le regarder droit dans les yeux. Une moue dépara alors la figure de Tréham, puis de son épouse.

— Tu n’as aucune raison d’avoir peur, consola-t-il. Nous vous protègerons sur le trajet. Tu l’as bien entendu, non ? Rien ne nous arrête !

— De nombreux gens dangereux sont tombés sous votre passage, admit Jizo. Pour nous aussi, mais ce n’était pas sans sacrifice. Qu’est-ce qui garantit que rien ne nous arrivera ? Que si vous avez repéré les Shozam, ils ne nous ont pas repéré aussi ? Combien de temps resterons-nous à l’abri des Shozam, des Rodulim ou des agents de l’empire ? Nous avons bien peu d’alliés…

— Je te demande de nous faire confiance. De nous donner l’opportunité de nous rattraper. Nous ne te décevrons plus, fiston.

Dans ce flot d’incertitudes baignait un espoir peinant à conquérir Jizo. Il recevait pourtant son lot de soutien et de consolation, toutefois persistait une distance à compenser. Peut-être que ses tremblements s’atténueraient s’ils saisissaient la proposition que lui formulaient ses parents. Ils sont de bonne volonté. Je n’ai aucune raison de les rejeter.

Vouma tapota le haut du dos de Jizo quand il s’apprêta à répondre. Il retint un sursaut même si Taori et Nwelli se relevèrent d’un bond. Je ne peux pas leur parler d’elle… Un enjouement non dissimulé emplissait l’esclavagiste comme elle désignait l’autre côté de la salle. S’acheva le silence d’une clientèle focalisée sur une même personne.

Sur une petite scène se présenta une barde portant un luth au manche argenté. Une tunique boutonnée au-dessus et brodée en ses extrémités couvrait sa peau brune et lisse. Des yeux violets surmontaient son nez anguleux sous son chapeau à plumes. Quelques tresses nouaient son ample chevelure de jais retombant gracieusement sous sa nuque. Dans la largeur qui lui était permise, elle se mouvait avec légèreté, et à chaque pas remuait sa cape en velours à rayures orange et violettes.

Un peu de musique ? Voilà qui nous distraira le temps que je prenne ma décision. La musicienne héla son public dont elle escompta des applaudissements, et s’inclina avant même de se produire.

— Sandena Guino, ménestrelle de renom, pour vous servir ! se vanta-t-elle. Du haut de ma carrière de trois ans, j’ai déjà composé un nombre incroyable de quatorze chansons. Et c’est cette magnifique auberge de la bouteille fendue qui accueillera ma quinzième composition ! Profitez, écoutez, et buvez ! Non que je vous offrirai vos verres, j’ai dépensé toutes mes économies dans ce nouvel instrument.

Des coups d’œil dubitatifs se répandirent dans la salle. Peu de murmures cependant, car respect était exigé à la ménestrelle, d’autant qu’elle trépignait d’impatience. Jizo s’assit de nouveau évitant de fixer Vouma, et se concentra sur Sandena à l’instar des autres. Laquelle se racla la gorge, examina les spectateurs avec la bouche grande ouverte, puis entama.

« J’entends une voix tout près d’ici.

Elle me guide, donc je la traque, cette harmonie !

C’est le chant de la ville, les célébrations de l’aurore.

Les danses effrénées des gens qui vivent dehors.

Sous le soleil du nord de l’empire, loin des guerres,

Il est un peuple laissant le malheur derrière. »

Mais alors qu’elle amorçait le second couplet, une chaise fut jetée contre une colonne. Des éclats de bois furent projetées à proximité de la scène, si bien que la ménestrelle en lâcha son luth. Sandena plaqua sa main contre sa poitrine, ses sourcils s’arquant à l’excès, lorsqu’elle reconnut qui l’avait interrompue.

— Toi ! s’écria-t-elle en grinçant des dents. Je t’avais ordonné de quitter la ville !

Il s’érigeait au-delà des plaintes et des invectives. Il bomba le torse, mains sur ses hanches, en dépit du regard acariâtre que lui flanquait la chanteuse. De teint similaire à sa rivale, son pourpoint olive à taillades au jabot ivoirin s’accordait à sa minceur, et de solides guêtres en cuir soutenaient ses foulées. Sur sa figure oblongue creusaient ses hautes fossettes et s’illuminaient des yeux en amande, avec lesquels ils dévisageaient férocement Sandena. Il passa ses mains sur ses mèches blondes bien peignées avant de les refermer sur la poignée de sa rapière en fer.

Décidément, des individus très spéciaux vivent à Lunero Dogah. Au centre de l’attention, l’homme se pavana plus que nécessaire. Il échoua à obtenir le mutisme d’un claquement de doigt, se rattrapa aussitôt en adressant un geste de défi à la ménestrelle.

— Pauvre idiote, tança-t-il, tu n’as aucune autorité sur moi ! Je suis libre d’aller où je souhaite, et mon cœur me dicte de toujours séjourner à Lunero Dogah.

— Il y a des dizaines d’auberges dans cette cité ! contesta Sandena, ses iris injectées de rouge. Fiche-moi la paix, Audelio Duram ! Va donc y flâner ailleurs, et séduire autant que de musiciennes qu’il t’enchantera.

— Ma chère Sandena, je suis un homme de goût. Ton niveau au luth est simpliste, tes rimes sont forcées et tes paroles sont pauvres. Une interprétation en accord avec ta personnalité et ta beauté.

— Tu es le seul ici à te plaindre ! D’accord, tu as rejeté mes avances, et tu as couché avec ma meilleure amie juste à côté de la chambre dans laquelle je dormais ! Mais est-ce bien nécessaire de le crier sur tous les toits ?

— Inutile de raconter tous mes exploits. Tout ce que je souhaite, c’est que tu abandonnes tes rêves de barde pour devenir… forgeronne, peut-être ?

— Audelio. Déguerpis maintenant ou tu le regretteras.

— Comment le pourrais-je ?

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