Chapitre 9 : Sans issue (1/2)
ORANNE
Les routes se répètent et pourtant diffèrent. En verrons-nous la fin ? L’horizon semble si inaccessible !
Un soleil de plomb, un vent inexistant. De hautes dunes couronnées de cactus créaient des ondulations sur le sable qui reflétait les lueurs de l’astre diurne. Éblouis, les voyageurs cheminaient en leur contrebas, se frayaient le meilleur passage en direction du ponant. Pas une oasis ni village n’avait allégé leur trajet depuis des dizaines de kilomètres. Il leur restait cependant une grande quantité de provisions tout comme la force de traverser.
C’était plus facile lors du dernier voyage. Mais les conditions étaient tout autre ! Comment était-ce, Phedeas, de fendre ce désert avec toute une armée à tes côtés ? Raconte-moi !
Dans les méandres du panorama, une centaine d’âmes avait trouvé ses aises. Nulle plainte à formuler quand on était accoutumé à vivre au sein d’un tel biome. La délégation avançait donc fièrement, quoiqu’à une cadence modérée à cause des caravanes et attelages. Ils se référaient au faible tracé d’une route qui les mènerait tôt ou tard à Nilaï. Miliciens et servants avançaient sans s’éreinter, conversaient sans profondeur, à l’exception de la femme à qui ils dardaient leurs plus contempteurs regards.
Faites les fiers tant que vous le pouvez ! Vous vous dressez là où nombre des vôtres ont péri dans l’exercice de leur métier. Cela vous plaît de pratiquer le meurtre légalement ? Votre victoire n’est que partie remise. Mon amour, pourquoi es-tu parti alors qu’eux restent ? Ce n’est que partie remise.
Oranne claudiquait davantage qu’elle ne marchait. Les cloques à ses pieds lui arrachaient des grincements chaque fois qu’elle les posait sur le sable. Sueur et plaies labouraient son corps déjà malmené, qu’elle traînait bon gré mal gré, assaillie des invectives de ses tortionnaires. Elle se tenait au milieu de la délégation, les bras ligotés, yeux rivés vers le bas afin d’éviter tout jugement.
Les insultes deviennent fades à force d’être multipliés. Le but serait-il de me briser ? Mais alors… Forcément, l’impératrice aurait menti. Qu’en penses-tu, Phedeas ?
Elle fixa le crâne en vain. Ainsi s’illustrait son unique échappatoire tandis que ses ennemis ne cessaient de l’entourer. Bennenike à la tête du cortège, cornaquant les siens avec une assurance hors norme. À son niveau cheminaient Koulad et Badeni qui gardaient une main sur leur arme et l’œil vif, toisant leur prisonnière de temps à autre. Djerna et Xeniak ne manquaient pas de l’imiter avec une sévérité accentuée. Au moins Dénou lui épargnait ses sempiternelles remarques : elle s’épongeait le front et vidait sa gourde sur une charrette. Ulienik était assis à ses côtés alors qu’Amenis s’assurait de leur bien-être.
Quant à Nafda… Elle demeurait fidèle à elle-même. Insensible face à l’immensité du désert. Impavide face à sa dangerosité. Proche de son impératrice, envers qui son allégeance était inébranlable, mais assez éloignée que pour esquisser son propre chemin. Tous s’étaient habitués à sa présence même si elle restait la cible de remarques auxquelles elle ne répondait pas. Silencieuse, rivée vers son objectif, sûrement trépignait-elle à l’idée de tâter de ses lames.
Je vous hais. Tous autant que vous êtes. Phedeas est encore à mes côtés, il m’insuffle la motivation dont j’aurai besoin pour accomplir ma vengeance. Ou bien je me berce encore d’illusions et je suis vouée à échouer. Et quand je m’écroulerai, vous rirez de moi une dernière fois.
Est-ce que ce désert sera mon tombeau ?
Une aubaine se découpa à la lueur de ses espoirs. Alors que le sable suivait la courbure des déclivités, des rochers rutilants s’élevaient telles une arche dont les parties latérales s’enfonçaient sur le sol. Dès qu’elle l’aperçut, Oranne s’y dirigea promptement, aussi vite que sa condition le lui permettait.
J’ai besoin de m’asseoir. De me détendre…
Des grains s’infiltraient dans ses vêtements et irritaient sa peau, mais elle n’en avait cure. Tout ce qui lui importait était de soulager ses membres qu’un tel trajet sollicitait à l’excès. Adossée contre les rochers, elle s’attira encore les brocards des miliciens au moment où ils se glissèrent dans la même ombre.
— C’est vrai, se rappela Xeniak. Nous sommes censés te maintenir en vie.
Djerna saisit la figure d’Oranne, enserrant durement ses doigts sur son menton, pendant que Xeniak lui versa le contenu de la gourde dans le gosier. Si la captive peinait à déglutir, la sensation de l’eau coulant le long de sa gorge lui parut agréable, quoique trop bref. Après quoi ils lui flanquèrent un coup de pied et la pierre râpa son dos.
— Doucement, suggéra Bennenike. Qu’est-ce que ses parents me diraient si je ramenais leur fille adorée dans un état trop déplorable ?
— Nous la torturons depuis des mois, avança Djerna. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Sauf votre respect, impératrice, ça ne vous ressemble pas !
— Les conditions. Traverser le désert d’Erthenori constitue une routine pour les personnes comme nous. Oranne, en revanche, ne l’a accompli qu’une seule fois… dans de bien meilleures circonstances.
— Et alors ? Qu’elle souffre, c’est tout ce qu’elle mérite !
Une poigne ferme sur le manche de sa hallebarde, Koulad foudroya sa subordonnée du regard.
— Quand Bennenike te dicte un ordre, tu obtempères ! beugla-t-il, des plis creusant son visage. N’incarne-t-elle pas l’autorité suprême ?
Oranne resta bouche bée face à cette scène tout en s’effaçant par-devers eux. Bennenike et Koulad qui s’allient pour m’épargner des sévices supplémentaires ? On croirait rêver ! D’un pas de recul Djerna obtempéra, sans insister outre mesure, puis prit la main de son compagnon pour se réconforter. Un silence de malaise s’installa au cours d’un échange de regards se méprenant davantage à une séance d’intimidation.
Bien fait pour vous ! D’ailleurs… Soudain un sifflement fendit l’air. Des tremblements auraient pu pétrifier Oranne si ne subsistait guère une once de réflexe en elle. Une lance manqua de la faucher, mais elle fit une roulade biais, et la pointe s’enfonça légèrement dans le sable. Le temps que l’assaillant la reprît, Koulad se rua sur lui, l’abattant d’un coup de hallebarde dans l’épigastre.
— Des bandits ! s’alarma-t-il. Aux armes, protégez la délégation !
Ils s’étaient abrités derrière les rochers. Une vingtaine d’individus au visage voilé, aux tuniques ocres ou brunes renforcés de cuir et de bande, fondirent sur eux. Ils se mouvaient avec souplesse, brandirent cimeterres et lances avec synchronisation. Ce pourquoi Oranne s’écarta à toute vitesse, son cœur battant à tout rompre comme elle se vautra à proximité de la mêlée. Débarrassez-vous d’eux, pas de moi !
S’interposèrent des miliciens qui rugirent dans leur riposte, et les armes s’entrechoquèrent de manière véhémente. Koulad s’imposa au chant du métal, sollicitant ses camarades afin de solliciter ses camarades, avant de désaxer la lame d’une brigande et de lui fendre le crâne. Sur son appel rejoignirent Xeniak et Djerna : ils parèrent à l’unisson, et dans leur sillage tombèrent des bandits échouant à les abattre par les flancs. Badeni surgit alors en renfort malgré son œil manquant. D’abord deux bandits s’échinèrent à traverser sa garde, toutefois riposta-t-elle aisément. D’une esquive et d’un pivot, repérant la faille chez ses adversaires, elle les transperça sans vergogne.
Dans cette collectivité se démarquent quelques individus. Mais il y en a une qui s’imposera plus que les autres.
Cette fichue assassin.
Une potion déglutie en une goulée. Deux lames déployées lors d’un bond mirobolant. Une ombre si preste que l’ennemi la découvrait trop tard. Nafda atterrit gracieusement, à deux pas des rochers, au milieu des bandits. Déjà ses bras s’étaient tendus, pourvues des dagues comme extension. Virevoltant, elle réalisait sa macabre danse, exécutait ses adversaires en dépit de leur résistance. D’une cible à l’autre elle frappait. Aucun cimeterre ne la lancina comme elle les déviait de pleine facilité. Toutes ces gorges cisaillées saturèrent ses armes, ce qui l’impulsa davantage. Pour sûr que certaines attaques l’atteignirent, fussent-elles minimes. Pour sûr que batailler l’exténuait plus les minutes se succédaient. Pour sûr que nombre de miliciens l’épaulaient. Pourtant Oranne se focalisait surtout sur Nafda, et frissonnait en avisant l’accumulation de dépouilles à ses pieds.
D’où tire-t-elle une telle force, outre sa potion ? Elle est censée exceller dans la furtivité et non le combat direct ! Qui serait capable de vaincre la plus dangereuse agente de Bennenike ? Ce ne devait pas se dérouler ainsi… Ces bandits se sont précipités vers leur trépas.
Près des hostilités s’assurait la protection du reste de la délégation. Bennenike avait volte-face pour s’enquérir de son fils, à côté duquel elle surveillait la progression du combat. De nombreux servants se réfugiaient à l’intérieur des caravanes, s’abritaient derrière les charrettes. D’ici Oranne percevait leurs tressaillements et les prières qu’ils psalmodiaient en s’enserrant l’un contre l’autre.
Que craignent-ils ? Les miliciens ont l’avantage ! Avez-vous peur parce que votre couarde de despote préfère se retrancher derrière avec vous ? Restez donc là, mon avenir ne se fera pas ici. Viens, Phedeas, profitons de la confusion qui règne !
Par-delà l’horizon austral, par-delà les sillages de sang que laissaient les combattants, un sentier s’offrit à Oranne. Elle se hissa sur ses pieds et détala à vive allure sitôt relevée. Enchaîner des foulées lui extirpa de nouveaux grincements qu’elle ignora momentanément. Elle n’avait cure des mornifles du soleil cumulée avec les irritations et entaille de sa peau. Des étincelles de douleur irradièrent ses muscles comme elle sollicitait trop ses poumons.
Quoi ? Mon corps me lâche déjà ? Mais je… Alors qu’elle ralentissait, proche de s’évanouir, un plaquage précipita sa chute. Le poids de son agresseuse l’écrasa sur le sable dont elle goûta une déplaisante bouchée. Eh bien, je ne serais pas allée bien loin.
— Où croyais-tu aller ainsi, espèce d’idiote ? vociféra Badeni. Sans nous à tes côtés, je ne te donne pas deux jours avant que le désert ne t’emporte !
— Il y a bien un village à proximité, murmura Oranne.
— C’est que tu es aveugle, ou bornée ! On peut voyager des dizaines de kilomètres en Erthenori sans trouver la moindre habitation, ni même une oasis ! Je te savais suicidaire, mais pas à ce point !
Maugréer pour endurer. Si Badeni libéra un peu la captive de son étreinte, Oranne n’en aperçut que mieux le sempiternel dédain des miliciens. Koulad était revenu à leur tête, tant furibond qu’il contrastait avec la placidité de son épouse l’ayant juste rejoint. Pourtant la prisonnière ressentait un âpre jugement la tarabuster.
— Voilà ce qui arrive quand nous sommes trop gentils avec toi, déplora Koulad.
— Notre conduite était donc la bonne ! s’exclama Xeniak. Votre grandeur, que faisons-nous ?
Sourcils froncés, paupières plissées, Bennenike croisa les bras sans se détacher d’Oranne. Ce serait le bon moment pour une exécution.
— Ces supplices que nous lui avons infligée l’ont indubitablement brisée, déclara-t-elle. Il lui faut quelque chose de plus subtil.
— Quoi donc ? interrogea son mari.
— Je vais m’entretenir avec elle. Pas seule à seule, car j’ai besoin d’une compagnie, et ce sera Nafda.
La simple mention suffit à paralyser Oranne. Elle aurait bien enfoncé sa tête sous le sable en l’absence d’une milicienne pour la retenir. Au lieu de quoi devait-elle subir une fois de plus, contrainte d’être traînée misérablement jusqu’au prochain lieu où se coaliseraient les souffrances. Badeni la saisit par les chevilles et l’emmena vers son impératrice à qui elle opina.
— Où dois-je l’emmener ? demanda-t-elle.
— Dans ma tente, précisa Bennenike. Nous nous installerons ici pour la nuit. Dépêchons-nous : nous avons des blessés à soigner et des morts à enterrer.
Oranne n’aperçut qu’une succession de ces événements. Trop occupée à ruminer, à intérioriser, l’impression d’étouffement la submergeait. Cela ne finira jamais… J’ai raté ma chance. Elle captura les sanglots des miliciens pleurant leurs consœurs et confrères tombés, à l’émergence des servants assistant à la débâcle de l’échauffourée, à la hâte d’Amenis dont les efforts étaient requis. Puis on la plongea derechef dans l’obscurité, dès qu’on acheva de monter la tente de Bennenike.
Et on l’avait attachée sur une chaise par précaution supplémentaire.
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