Chapitre 14 : Irréparables dégâts (2/2)
Docini gambergeait encore sur la façon de discourir. De rapides bouffées d’air s’extirpèrent de ses poumons lorsqu’on l’interpella.
— Cheffe ! fit Janya. Dathom Eltecan vient d’arriver.
Comme prévu ? Bon sang, j’avais totalement oublié. L’inquisitrice se présentait au coin de la salle, flanqué de Saulen, tandis que de nouvelles figures émergeaient sous l’éclat des lustres. Peu souvent s’étaient-ils heurtés aux soldats enthelianais, aussi écarquillèrent-ils les yeux face à leur équipement. Rien d’original ne transparaissait de leur cuirasse en acier trempé dotées de bassinet à visière et de spallières et jambières finement sanglées, sinon la richesse de leurs nuances. Des teintes turquoises et béryl se mêlaient sur leur tenue, les resplendissaient au milieu de fades nuances, quitte à anéantir toute discrétion. Ils préconisaient les couleurs à défaut d’un emblème puisque nulle bannière n’auréolait leur passage. Épée, hache ou masse d’armes battait leur flanc, affermissait leur présence comme certains ôtaient leur heaume. Le contraste est saisissant. En comparaison, nous avons l’air de manquer de professionnalisme.
Sitôt avisée de leur avancée que Docini les rejoignit, suivie de ses plus proches compagnons. Vendri tituba un peu alors que Dirnilla se rattrapa sur un coin de table pour ne pas trébucher, mais ils le remarquèrent à peine. Janya se courba une fois sa supérieure à proximité, ce contre quoi cette dernière s’empourpra avant de se ressaisir. Car sa subordonnée la guida vers le meneur désigné des troupes.
Des frissons menacèrent de la paralyser : rarement Docini s’était retrouvée face à quelqu’un de plus grand qu’elle. Dathom était si charpenté que son armure lui seyait d’autant mieux que ses confrères et consœurs, à laquelle il avait rajouté des ornementations cramoisies. Sur sa figure aussi laiteuse que l’inquisitrice couraient des balafres même si sa barbe brune mêlée de gris en dissimilait. Si bombé, d’une raideur terrifiante, Dathom n’hésitait aucunement à exposer son statut tout comme ses rides. Des yeux grattés surmontaient ses lèvres fendues à sa gauche tandis que des mèches se bataillaient à hauteur de son front proéminent.
Il serra la main de Docini d’une vigoureuse poigne, mû par une étincelle de vanité.
— Docini Mohild, c’est bien ça ? interrogea-t-il d’une voix rocailleuse.
La concernée opina et Édelle l’imita aussitôt.
— Les descriptions avaient l’air fidèles à la réalité. Pas de quoi me faire pâlir malgré tout. Des hommes et des femmes costauds, j’en ai connu : vingt-cinq ans dans l’armée, ça créé de l’expérience. Mais toi, tu n’es pas une soldate.
— Je suis une inquisitrice, confirma Docini. En ces temps incertains, où nous affrontons un ennemi commun, est-ce que ça a vraiment de l’importance ?
— Bien sûr. Votre alliance a été scellée depuis de nombreux mois, mais la nôtre… D’anciens ennemis devenus amis ? J’avoue avoir été dépassé par cette histoire d’inquisition. Les belurdois ne sont pas réputés pour leur loyauté.
— Nous avons été manipulés, concéda Taarek. C’est du passé. Nous avons compris nos erreurs. Voilà déjà plusieurs batailles que nous menons ensemble, nous nous sommes rattrapés, non ?
— Peut-être. Loin de moi l’idée de gâcher l’ambiance. Si j’ai été dépêché par nos souverains, au départ, c’est parce que des groupuscules se déchiraient entre eux. Les dégâts ont été plus grands qu’escomptés. Et en claquement de doigts, la guerre a commencé. Deux grandes puissances face au pauvre pays neutre : ça a l’air perdu d’avance, pas vrai ?
Docini s’apprêta à répliquer, toutefois Dathom l’en empêcha. Il s’avança à son grand dam et jaugea son alliée de la tête aux pieds, faraud, les traits renfrognés. À quoi joue-t-il ? Ainsi examinée, et avec tant d’obstination, l’inquisitrice peinait à garder ses aises nonobstant le soutien d’Édelle. Ne m’apprécie-t-il pas en tant qu’alliée ?
— Ton nom est sur beaucoup de lèvres, révéla Dathom. Celui de ta sœur, Godéra Mohild, inspire la peur. Mais le tien ? L'espoir, paraît-il. Une réjouissante perspective pour quelqu’un dans l’ombre des autres jusqu’alors.
— Je ne cherche pas la reconnaissance, rétorqua Docini. Tant que nous l’emportons, je serais soulagée.
— De la fausse modestie, en plus ? J’ai un petit souci avec vos principes. Vous menez la guerre par idéologie.
— Pas vous, peut-être ?
Plaquant ses poings contre ses hanches, Dathom se gratifia d’un rictus altier, face auquel inquisiteurs, gardes et mages demeurèrent dubitatifs.
— Je suis au-delà de ça, se targua-t-il. Les mages sont-ils bons ou mauvais ? L’un ou l’autre, je m’en cogne, car il ne s’agit pas juste d’eux. L’Empire Myrrhéen cesse ses échanges commerciaux avec notre pays puis s’apprête à l’envahir. Ai-je envie de voir notre patrie s’éteindre sous les assauts du pays voisin ? Non, sinon je ne me serais pas engagé. J’ai vu la détresse de ces innocents forcés de se réfugier à l’intérieur de nos terres. Je me sacrifierais pour eux.
— Donc vous défendez aussi une idéologie. Celle de protéger votre pays.
— Ce n’est pas une idéologie, juste l’ordre des choses. Quoi qu’il en soit, j’espère juste que vous n’êtes pas juste impliqués dans la protection des mages. D’autres vies importent.
— J’en suis parfaitement consciente. Vous ne pouvez pas juste nier les causes de ce conflit. À savoir les conséquences de la politique génocidaire de Bennenike Teos, et le pouvoir belurdois se tenant à ses côtés en toutes circonstances. La situation n’est pourtant pas si binaire. Nous sommes beaucoup de belurdois et myrrhéens à nous allier à vous.
— Contre un même ennemi, donc ? Ma chère Docini, je suis quelqu’un de pragmatique. J’ai une dernière chose dont je dois m’assurer.
De quoi parle-t-il ? Dathom braqua le poing qu’il serra à brûle-pourpoint. Aussitôt s’armèrent trois soldats se ruant l’épée dégainée et les traits acérés contre Docini. Son cœur rata un bond comme elle faillit glisser. D’instinct elle pivota à dextre, ensuite de quoi elle défourailla, ses mains s’enfermant sur la poignée de sa lame.
— Ne la touchez pas ! s’alarma Édelle.
Elle aussi s’équipa, mais Docini se dressa devant elle, la pointe de son épée se reflétant sur sa figure repliée. La cheffe s’interposa devant les siens devenus spectateurs. Parant, ripostant, dansant. Lame placée à l’horizontal pour bloquer les coups. Arme traçant des courbes en guise d’estocade. Chaque fois que de collisions se produisaient, les attaquants se retiraient un peu plus, des grimaces déparaient leur faciès. Docini fonçait alors de plus belle, frappait jusqu’à les déstabiliser, se mouvait au-delà des grognements. Ni la sensation de brûlure à la poitrine, ni les élancements de muscles ne la ralentiraient.
Et en peu de temps, elle avait désarmé ses opposants, les avait dégagés de coups de pieds et coudes. La posture droite devant ses compagnons, l’épée tendue face aux soldats. Elle rengaina au moment où Dathom applaudit, ce alors que beaucoup restaient plongés dans l’incompréhension. Je crois comprendre…
— Voilà ce que je cherchais ! reconnut-il. Il semblerait que te pencher par-dessus les cartes n’ait pas rôdé tes techniques de combat.
— Vous vouliez voir comment je m’adaptais à des attaques surprises ? demanda Docini, encore estomaquée.
— Même si les batailles sont planifiées, il faut toujours être sur ses gardes. Très bien, Docini, je te fais confiance… pour le moment.
— Je dois être rassurée ?
— Vous serez tous un atout non négligeable sur le champ de bataille. Jusqu’à présent, nos forces étaient divisées entre plusieurs fronts. Mais plus les semaines s’écoulent et plus les troupes myrrhéennes et belurdoises ses multiplient, et les fronts aussi. Nous avons besoin de toute l’aide nécessaire. Je me fiche de comment vous vous appelez. Gardes, inquisiteurs, mages… Vous serez tous des combattants pour les batailles.
— Nous étions et nous le resterons. Après avoir tout supervisé, j’aimerais me joindre à vous.
Docini ne cessait de s’imposer aux côtés de ses alliés désormais à sa hauteur. Dathom l’avait tant dévisagée, dorénavant il soutenait son regard et lui adressait un sourire de défi.
— Parfait, déclara-t-il. Nous partons bientôt.
Annotations
Versions