Chapitre 16 : Terrasser l'adversité (1/2)

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NAFDA


Deviendrais-je familière avec Vur-Gado ? Cet environnement me sort de ma zone de confort, mais il est de mon devoir de m’y accommoder.

Des mois de voyage s’achevaient sous de bons auspices. Lorsqu’on appréhendait à peine l’immensité de l’Empire Myrrhéen, la diversité des paysages impressionnait d’autant plus. Grands lacs, prairies verdoyantes et brumeux marécages se chevauchaient dans un ensemble harmonieux, au sein duquel pas seulement Ulienik et Dénou s’étaient émerveillés. À l’admiration succédait toutefois le devoir. Au moment de pénétrer dans la cité, la délégation se félicitait du trajet accompli, indubitable preuve de la vastitude de leur pays.

Maintenant que nous y sommes, combien de temps y resterons-nous ? Nous n’avons pas voyagé autant pour y séjourner quelques jours. Il reste à savoir ce que Bennenike pourra réaliser d’ici, bien loin du centre de son empire. Je lui fais confiance : après tout, c’est elle qui m’a appris à m’adapter aux changements.

Dans l’ombre d’autrui, au milieu d’un groupe où elle se fondait, Nafda examinait son environnement avec perplexité. Là où s’élevaient arches et pont, là où s’entrecroisaient des courbures parmi l’architecture grandiloquente, vivaient des citadins rencontrant pour la première fois à leur impératrice. Celles et ceux pour qui l’évocation de la dirigeante n’évoquait qu’une figure lointaine. Une autorité à laquelle ils devaient se référer. Une poignée d’hommes et de femmes eut beau pourtant s’incliner devant Bennenike, l’impératrice engendrait surtout quelques yeux écarquillés entre des murmures. La plupart se glissaient en trop lointaines silhouettes pour interpréter leurs dires et leur expression. Dans sa grande mansuétude, Nafda s’autorisa des coups d’œil hostiles.

Je n’ai pas à être sympathique. Je n’ai pas à être allègre juste pour les contenter. Dans la région de Nilaï, le culte envers l’impératrice était exagéré, ici nous avons l’inverse total ! Est-ce que Kishdun possède le même esprit indépendantiste que Gisde ? Dans ce cas, il vaut mieux se méfier. Qu’est-ce qui nous rend certains que Noki Gondiana sera une précieuse alliée ?

Nafda avait souvent côtoyé les populations locales quoiqu’en diverses circonstances. Elle connaissait l’histoire de Vur-Gado dans ses principales étapes et s’étonnait d’apercevoir si peu de quidams armés hormis les gardes. Chez ces gens-là, l’on préférait se consacrer à l’artisanat, au commerce ou à l’architecture. Chez ces gens-là, art et culture occupaient une place prépondérante. En témoignaient musées et salles de théâtre dressés en pierre polie, pilastres, devantures ornées et soutènements, bien plus en évidence que les divertissements moins glorieux.

Ils considèrent notre arrivée comme une simple perturbation de leur quotidien. Une curieuse histoire qu’ils raconteront à leurs pairs et à leurs enfants. Derrière leur joie, quelque chose doit se cacher. Ils ne sont pas stupides, ils doivent se douter que notre intervention est liée à la rébellion qui ravage leur région.

Si ses alliés partageaient de similaires craintes, ils les dissimulaient mieux. Koulad, Badeni, Djerna, Xeniak et la majorité des autres miliciens se pavanaient juste derrière les gardes qui les escortaient. Une attitude à laquelle Amenis se serait référée si elle n’était pas occupée avec Ulienik, lequel se réaccoutumait à une grande densité de population. Oranne continuait de se morfondre même si elle se trouvait désormais à proximité de ses parents, qu’elle ne tentait cependant pas de trouver parmi l’affluence. Au moins ne recevait-elle guère les gausseries de Dénou, trop occupée à saluer des citoyens dubitatifs vis-à-vis de ses grands gestes.

Et, comme de juste, Bennenike n’arborait nul sourire. Juste une étincelle de détermination, les yeux rivés vers la prochaine allée où s’engager, jusqu’à la destination tant attendue.

Alors, comment cela se passera, cette fois-ci ? Comment se déroulera l’officiel et l’officieux ? Où se tapisseront d’éventuels ennemis, comment s’achèveront les rébellions ? Même si le pire survient, j’en sortirai triomphante… Car mes dagues se seront bien désaltérées.

Les contours de la résidence se dessinaient. Deux statues s’érigeaient dans la nitescence matinale. Une merveille de sculpture conçue jusque dans ses moindres détails, attirant cependant bien peu l’attention de la délégation. Trop peu, même. Car sitôt apparue, Noki détourna l’attention afin d’entamer les salutations, forte présence aux pieds du monument.

Maintenant, j’anticipe comment la suite se déroulera. J’y suis accoutumée. Je devrai rester passive, jusqu’à ce que je perçoive l’appel. Et qu’enfin ma présence devienne justifiée.

La procédure manquait de spontanéité et frappait par sa sensation de déjà-vu. Pour sûr que la cheffe se montrait pompeuse et cérémoniale, esquissant un excès de révérence à l’intention de Bennenike, Koulad et Ulienik. Pour sûr que sa nuée de servants escortaient les nouveaux arrivés dans les profondeurs de leur exubérante demeure. De surcroît, comme de juste, sa fratrie se marquait de discordances trop appuyées. La cadette repliée sur elle-même qui ne se séparait jamais de son livre, la benjamine débordante d’énergie dont la loquacité horripilait. Aucune de ces nombreuses personnalités n’ébranlait l’assassin, sauf peut-être le conseiller flanquant Noki en permanence. Si elle préconisait la subtilité, elle ne manquait pas de détailler la finesse de son sabre. Un conseiller, ou un garde du corps ? Au moins, en ayant quelqu’un sur qui garder un œil, j’ai de quoi m’occuper.

Même l’exploration des couloirs la lassait. Nafda reconnaissait les influences myrrhéennes dans les teintes ocres, ambrées et orangées des murs laqués, et combien elles se mariaient avec les hautes vitres rectangulaires et les planchers lustrés. D’innombrables salles s’adjoignaient au travers de portes latérales coulissantes et se finissaient en un plafond voûté. Aussi bien agencé que cela parût, seuls les plus jeunes s’ébahissaient face à la beauté et l’envergure des décorations. Se promener au sein de la résidence se révélait peu éreintant tant les escaliers se pourvoyaient d’un faible nombre de marches. Pas de chemin direct, toutefois, car Noki insistait pour leur montrer les chambres et le panorama qu’ils pouvaient contempler depuis.

Ils finirent par s’installer dans une large pièce pour s’y restaurer. Une nappe dentelée et écarlate tapissait la table dont le centre était en forme de cercle, tandis que s’y jouxtaient deux extensions rectangulaires, parallèles à l’entrée. Similaire à la configuration du bâtiment en lui-même… Ce type de choix peut en révéler beaucoup. Noki s’assit au bout de la partie de droite, sur un siège au dossier incurvé et aux accoudoirs rembourrés, et peu après se joignirent ses sœurs et ses conseillers. Elle invita Bennenike à se mettre en face, laquelle enjoignit Koulad, Ulienik, Badeni et Nafda à rester à proximité. Ce fut lorsque les autres se placèrent qu’un fumet chatouilla leur narine, s’imposa par-dessus le parfum de gingembre qu’ils avaient à peine remarqué. Tel privilège ne fut pas accordé à Oranne en dépit des inévitables questions que cela suscita. La prisonnière demeura dans le couloir, surveillée par Djerna et Xeniak, et pour une fois ne se répandit-elle pas en geignements.

D’un soupir l’assassin s’exprima, même si son silence s’avérait préférable. Elle savait que les minutes subséquentes seraient consacrées à la dégustation de la cuisine locale. Un moment lors duquel crisseraient les chaises, tinteraient fourchettes, cuillères et baguettes. Un temps au cours duquel l’agaceraient mâchonnements et déglutitions. La conversation attendra inévitablement alors que c’est la partie la plus intéressante. Pourtant Nafda se surprit à apprécier la qualité des plats. Des feuilletés de maïs farcis à la viande de chèvre, soles braisées et poitrine de porc accompagnés de riz s’étalaient copieusement au bonheur des invités. Certains mets étaient relevés, mais les forces impériales n’en avaient cure, puisque accoutumés dans leur propre alimentation. Ils peinaient toutefois à apprécier le vin de riz tant il leur brûlait la gorge.

Nous y sommes enfin. De croustillants dialogues. L’instant où les volontés se révéleront… en principe. Repus, la plupart des invités déplacèrent leur assiette vide au centre de leur table. Quand l’impératrice s’essuya les lèvres d’un délicat coup de serviette, elle tomba sur le regard insistant de Noki, qui avait croisé les jambes sous sa chaise et posé ses coudes sur la surface. Elle prend ses aises. Restons circonspects.

— Bien rassasiée, votre grandeur ? demanda-t-elle. Vous êtes-vous délectée des saveurs locales ?

Une grimace dépara le faciès de Koulad comme Nafda camoufla toute expression explicite. Une pointe d’ironie transparaît dans sa voix. C’est discret, peut-être, mais l’inflexion est évidente. À sa stupéfaction, Bennenike imita le geste de son interlocutrice, ses dents blanches se dévoilant à l’étirement de ses lèvres.

— Un accueil remarquable, reconnut-elle. J’ai toujours pensé que la cuisine en disait beaucoup sur un peuple. Je regrette de ne pas avoir visité Kishdun plus tôt… Malgré ses particularités, elle appartient aussi à notre empire. Une région magnifique au contraste évident avec le reste du territoire.

— Chercheriez-vous à me flatter ? Évitons les flagorneries, impératrice, nous avons de plus impérieux sujets desquels débattre.

— La guerre ! s’exclama Ségowé. C’est toujours de ça dont il est question, pas vrai ?

Dénou se tordit de rire en appréciant les cuillérées de son poisson. Agitée, la jeune. Peut-être que Dénou pourrait s’en faire une amie. D’aucuns foudroyèrent Ségowé du regard, surtout Veha, mais Bennenike et Noki en étaient toutes les deux amusées. La cheffe accorda même un sourire approbateur à sa benjamine, puis ses traits se plissèrent subitement.

— Une véritable plaie, confirma Noki. Ces rébellions me paraissaient si lointaines, au début. Bakaden Yanoum, Jounabie Neit, Phedeas Teos, Ruya zi Mudak… Juste de noms avec quelques évocations, et aux dégâts pourtant bien réels.

— Donc vous ne vous souciez des ravages seulement lorsqu’ils se déroulent dans votre région, répliqua Bennenike.

— Entends-je un ton réprobateur ?

— Procédons par élimination. En tant que dirigeante suprême de l’Empire Myrrhéen, j’occupe une place centrale et décisive. J’exige par conséquent une loyauté inébranlable de la part de mes sujets. Souniera, Erthenori et Nilaï n’ont jamais failli à cette tâche. Doroniak et Gisde m’ont récemment déçue, tandis qu’Ordubie s’est toujours situé à part. Quant à Kishdun… À vous de prouver que mes soupçons sont erronés.

— Ha, je vois. Plus de louanges, plus de nuances, juste la paranoïa. Les temps sont si difficiles pour vous, votre grandeur ?

— J’ai dû mater deux rébellions en deux années, et une troisième sédition continue de sévir. La stabilité de mon empire est encore menacée maintenant que la onzième année de mon règne a débuté. Je vous pose donc cette question, Noki Gondiana, et en toute honnêteté : à quel camp appartenez-vous ? Celui de mes opiniâtres défenseurs… ou celui des traîtres destinés à se ranger du mauvais côté de l’histoire ?

Le mutisme impacta. Implacablement, durablement. Lorsque personne n’osait piper mot, se réfugier dans les restes de nourriture et d’alcool constituait une perspective tentante. Beaucoup choisirent plutôt d’examiner soit Bennenike et Noki : aucune ne chancela face à l’intérêt qu’elle suscitait. D’un sérieux inébranlable se pavait leur visage.

À l’abri des regards, Nafda effleura les pommeaux de ses dagues. Si jamais c’est nécessaire… Nous voici enfin au moment tant attendu. Elles n’ont pas vibré depuis notre arrivée à Vur-Gado, est-ce bon signe ?

— Je suis Noki Gondiana, affirma la cheffe. Un nom dont vous aviez peu entendu parler avant ma lettre, j’imagine. Nous avons entamé fièrement notre trentaine, de pesantes responsabilités nous incombent, mais nos différences sont nombreuses. Comme vous l’avez-vous-même mentionné, vous endossez votre rôle d’impératrice depuis plus d’une décennie, alors que j’ai été élue à cette position depuis deux ans seulement. Je dispose aussi d’une autre particularité.

— Laquelle ? interrompit Koulad. Vous aimez vous entendre parler, c’est certain.

— J’allais y venir. J’espère que vous êtes informés de l’histoire de Kishdun. Autrefois bastion dimérien, désormais partie intégrante de l’empire. Avec ma complexion, j’incarne cet héritage à merveille. C’est donc de toute bonne foi que je déclare chercher avant tout à atteindre la prospérité de mon peuple, à défaut d’être originale. Un aspect que menace la rébellion de Ruya zi Mudak.

— Par votre peuple, rétorqua Bennenike, parlez-vous de la population de Kishdun ? Quid du reste de l’empire ?

— À chaque chef des grandes cités de s’occuper de sa région, et à vous de les lier. Telle est la raison de notre rencontre, n’est-ce pas ? Nous allier pour un but commun. En protégeant les habitants de Kishdun, je participe à la stabilité de l’empire tout entier. Après tout, Ruya ne menace-t-elle pas aussi Ordubie et Gisde ? N’a-t-elle pas pour ambition d’étendre le conflit au territoire dans son entièreté ?

— Exactement. Au-delà de ces détours, Noki, vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Non que ma présence à Amberadie soit indispensable pour le moment, cependant, elle doit en valoir la peine. Prouvez-le.

— Comment ?

— Allez plus loin que la parole. Votre éloquence me ravit, mais de pernicieuses intentions se dissimulent souvent derrière les mots. Comprenez ma prudence.

— Vous désirez une preuve ? Très bien, je m’engage à vous satisfaire.

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