Chapitre 19 : Face au front (2/2)
Face à elle s’incrusta un assaillant célère, hache au poing, la cheffe de l’inquisition adverse comme première cible. Le cœur de Docini tambourina contre sa poitrine au moment où elle avisa la menace. Concentre-toi, bon sang ! Parée à contre-attaquer, ses genoux se fléchissant, Docini se fixa aussitôt sur son ennemie. À son geste s’inclina son épée ensanglantée. À la contraction de ses muscles fila sa lame qui s’entrechoqua intensément avec la hache.
Peu de collisions succédèrent. De biais surgit Édelle qui enfonça sa lame dans le flanc du soldat. Si abrupte, si preste, que Docini faillit en sursauter. L’inquisitrice prit avantage de l’opposant à la chute inexorable, hébété, anhélant. La lame s’enfonça dans sa gorge avec une rapidité tout aussi prononcée.
Les partenaires se retrouvèrent lors de l’ultime soupir de l’assaillant. Un coup d’œil assuré d’Édelle, doublé d’un ample sourire, apaisa Docini dont l’esprit s’était empli de regrets. Quand surgissait sa compagne, peu importaient les circonstances, un poids entier s’extirpait de la cheffe.
Ce même si Édelle se ruait ensuite au cœur de la mêlée. Prudence et diligence sont-ils compatibles ? Nous avions aussi discuté.
— Une de nous deux mourra forcément avant l’autre.
— Et tu accuses nos consœurs et confrères d’être défaitistes, Docini ? Nous nous sommes mises ensemble en connaissance de cause.
— Je sais, mais… Tu as beaucoup changé en si peu de temps. Je me souviens encore lorsque tu t’es présentée au Palais Impérial, tremblante, terrorisée comme moi par Godéra.
— Et c’est parce que tu m’as sauvée qu’aujourd’hui je suis présente. La peur ne sert plus à rien si elle me freine.
— Ton ambition est touchante, mais je n’ai pas mentionné notre trépas pour rien… Quand les couples partent en guerre, il arrive souvent qu’un des deux périsse. Au moins…
— Œuvrons pour l’option la plus optimiste. Nous remportons toutes les batailles, nous prenons notre retraite bien méritée, nous nous marions et nous adoptons ! Belle perspective, pas vrai ?
— Je… Je ne m’étais jamais projetée aussi loin dans le futur. Trop préoccupée par l’instant présent. La perspective m’enchante, je l’admets, mais…
— Donnons tout de même. Protégeons-nous mutuellement. Nous sommes parties pour des semaines, des mois… voire des années. Ha, la paix. Nous la considérons comme acquise alors qu’elle ne l’est pas. Pourquoi étais-je trop aveugle pour m’en apercevoir avant ?
— Je l’étais aussi, hélas.
Et peut-être que je le suis toujours.
Assister aux conséquences de l’engagement avait de quoi faire frissonner Docini. Chaque instant pouvait la séparer d’Édelle. Elle qui assaillait et transperçait sans interruption, elle qui pivotait et bondissait en continu. À hauteur de ses compagnons, prompte à les impulser. Ensemble sur une ligne se mouvant trop au gré des coups assénés de part et d’autre. Où de nouvelles plaies s’épaississaient à la fureur des belligérants, progressant malaisément sur une mare de sang, s’efforçant de batailler à défaut d’autre instruction intelligible.
De la sueur exsudait davantage que le fluide vital sur la figure de Docini, ce pourquoi elle se crispa, et un pincement noua son cœur. Je suis censée m’exposer au-devant de mes camarades, tel est mon devoir en tant que cheffe de l’inquisition. Elle se courba sous une estocade adverse : sa lame ripa contre la sienne, puis elle la déjeta avant d’empaler net son opposant. Mes réflexes sont sollicités à l’instar de ma réflexion. Connaître la disposition de nos troupes pour mieux les diriger. Des ouvertures se créent au-devant, mais la plupart sont très vites comblées. Plus elle avançait et plus ses repères se resserraient. Non parce que l’humide brouillait flottait au-dessus de leurs têtes, plutôt car l’agonie des camarades et adversaires se mêlaient pour une sordide mélodie.
Nos adversaires ne sont pas des monstres.
Juste des hommes et des femmes persuadés d’être du bon côté. Ils ont une famille et des amis que beaucoup ne reverront jamais, car nous les fauchons l’un après l’autre. Certains, comme Godéra, sont irrécupérables, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. D’autres auraient pu être convaincus par une autre voie que celle de l’épée.
Ai-je le temps de m’apitoyer sur leur sort ? Malheureusement, non, et c’est cela le drame. Peut-être qu’ils se questionnent comme moi à leur sujet.
Et à moins qu’une des factions prenne définitivement le dessus sur l’autre, aucune déclaration de paix ne pourra être effectuée.
Docini essuya son menton du revers de la main, la seconde tenant son épée avec une constante fermeté. Même sa forte silhouette n’était pas stable contre toutes les sollicitations extérieures. L’intensité des assauts adverses s’amoindrissait malgré l’opiniâtreté de ses subordonnés alignés en imprenable égide. À peine sentaient-ils les gouttes de pluie glisser le long de leur peau et de leur équipement déchiqueté. À peine jouissaient-ils de la gifle des rafales incisives. Des camarades décédés seraient vengés. Des camarades blessés devaient être secourus
Alors leur cheffe lança le signal de la riposte. À ce moment, sprintant avec résolution, son épée semblait plus briller encore que celle de Zech. Elle rejoignit ses compagnons prestement, à qui elle désigna les positions à adopter. Ils se placèrent en triangle sur la pente de la vallée afin d’anticiper les mouvements adverses sur les flancs. Là où inquisiteurs et soldats adverses furent forcés de reculer au risque de subir taillades et lacérations.
Et au milieu, Docini s’y appliquait. Plusieurs opposants la considéraient à juste titre comme une cible à abattre. Mais la cheffe alternait entre défense et riposte, de sorte à ployer sans jamais flancher, à déjeter sans jamais choir. Elle les abattait successivement comme son épée ne cessait de se gorger de sang. Des vies à faucher, d’autres à préserver, après quoi nul ne demeurerait indemne. Aucune égratignure ne la ferait vaciller. Même rivée droit devant, elle s’accordait un ultime instant de déconcentration vers l’arrière, lesquels hochèrent et sourirent en même temps.
Voilà l’attitude à adopter. Je l’ai enfin trouvée. Bien que sa vision manquât de netteté, elle aperçut le meneur des troupes adverses après tout ce temps. Soverak Lishur guidait en effet les siens depuis une position retranchée, ses bras esquissant de meilleurs arcs que ses armes. Des frissons courbèrent l’échine de Docini dès que sa silhouette se découpa dans la brume. Je vais l’affronter. Remporter ce duel comme je l’avais fait contre Adelam. Plus d’hésitation ni de peur. Godéra n’en sera que plus affaiblie.
Néanmoins, quand ses paupières se rouvrirent, des flèches électrifiées réalisèrent des paraboles dans les cieux.
Aussi parés fussent-ils à ce type d’éventualités, les troupes ennemies les repérèrent trop tard pour s’en préserver. Des décharges de flux les foudroyèrent en masse. Des dizaines à se figer dans l’instant ultime, dans le regret de ne guère avoir anticipé. Restaient cependant quelques centaines de soldats dont la frénésie n’avait fait que décupler.
Guère Soverak, qui avait trémulé pour la première fois. Ni une, ni deux, il rappela les soldats et ordonna une retraite improvisée. Il n’y eut pas de tâtonnement ou de ralentissement. Tous firent volte-face à l’unisson, rengainèrent les armes même si traits et sorts les pistaient aux cimes des arbres qu’ils considérèrent pour refuge.
Quoi ? Mais comment ? Oh, peu importe. Évitons de nous aventurer sur un terrain risqué dans lequel ils pourraient reprendre l’avantage. Docini brûlait aussi de les rattraper mais elle les laissa la distancer. D’un poing brandi ordonna-t-elle l’arrêt des hostilités. Là elle perçut de l’hésitation. Là elle partagea l’acharnement de ses subordonnés pour qui l’opportunité de se débarrasser d’un meneur adversaire avait été manquée.
Mais ils comprirent. La victoire avait été arrachée au prix d’une multitude de vies. Et une pléthore d’autres pouvait encore être secourue s’ils consacraient leurs efforts aux soins.
Derrière eux s’accumulait une montagne de cadavres dont la simple vue filait de terribles nausées.
Derrière eux poignait aussi mages et archers que Dathom avait ramené là. Des ondes de fierté flottait sur le faciès du chef militaire, qui de sa posture bombée exigeait remerciements.
Je croyais qu’il se dirigeait vers un front bien plus dangereux ? La raison pour laquelle il avait demandé d’embarquer la plupart des mages avec lui. Nous en avions discuté…
— Deux fronts différents ?
— Étonnée ? Ton manque d’expérience transparaît, Docini. Nous devons opérer ainsi si nous voulons éviter de nous laisser submerger. Le but est de dominer le terrain suffisamment pour que les frontières enthelianaises soient protégées. La vallée de Tharglac occupe une position primordiale pour notre campagne.
— Mais si les batailles se poursuivent dans l’Empire Myrrhéen ou dans la Belurdie, les citoyens de ces pays risquent d’en pâtir…
— J’en suis conscient. Mais il vaut mieux que nos militaires s’y trouvent que l’inverse. Si les forces myrrhéennes et belurdoises pénètrent à l’intérieur de mes terres, nous serons contraints à la reddition. Et je préfère mourir plutôt que de voir l’Enthelian sous la domination d’une autre puissance. Nous ne sommes pas des soumis contre la Belurdie.
— Très bien, très bien. Inutile de dramatiser ainsi. Donc, sauf si je me trompe, je dois diriger des troupes au corps à corps pendant que vous dirigerez plutôt des archers et des mages pour un front à distance ?
— Tu as parfaitement compris. Tu vois, ce n’est pas si difficile.
— Nous ne devrions pas faire l’inverse ? J’ai plus d’expérience avec les mages.
— Ne t’emballe pas, inquisitrice. Tu ne diriges ton ordre allié des mages dissidents que depuis quelques mois. Et puis, tu avais affirmé toi-même vouloir te retrouver sur le front. Tu combattras déjà aux côtés de nombreux amis. Tu peux même garder Zech, puisqu’au contraire de Saulen, il exploite trop peu ses pouvoirs.
— La configuration est décidée, je dois m’adapter… Pourvu que tout se passe bien.
— Oh, les choses se passent rarement bien dans la guerre. Mais j’espère que nous serons victorieux. Que tu prouveras ta valeur. Au pire, nos deux fronts ne sont pas si éloignés.
— Je m’y engage.
— Que les gestes confirment les paroles, donc. Et même si cette bataille se déroule à merveille… Beaucoup d’autres ont précédé. Beaucoup d’autres suivront.
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