Chapitre 21 : L'invitée (1/2)
ORANNE
Vur-Gado recèle une kyrielle de splendeurs. Mais dans cette immensité, seules deux questions se posent. Où allons-nous loger ? Où puis-je trouver à manger ? Mère, tu m’aurais bien aidée. Père, tu m’aurais guidée avec enthousiasme. Et vous n’êtes plus…
Il ne me reste que toi, mon amour.
Oranne se réveilla dans l’ombre de l’opaque venelle dans laquelle elle avait sollicité le repos. Courbatures et ecchymoses l’entravaient sans l’empêcher de se relever. Un coup d’œil derrière, un autre au-devant, et ses poils cessèrent de se hérisser en l’absence d’une quelconque présence. Il n’y a rien à craindre au quartier de Evano-Dofen, vu que les riches vivent ici, si soucieux de leur tranquillité. Pas de voyous, mais des gardes, qui justement risqueraient de me considérer comme une trouble-paix. La jeune femme frissonna à l’émergence de cette pensée, ce à quoi succéda le gargouillement de son estomac. Ne traînons pas ici ! Elle plaqua une main au bas de son ventre, la seconde sur sa ceinture, et sortit clopin-clopant de la ruelle.
Dès le matin se promenait une grande affluence de citadins. Les jours défilaient sans que ces inconnus s’accoutumassent à la présence d’Oranne, vers laquelle dardaient des regards dédaigneux. Ravalant son âcre salive, déambulant hasardeusement, la concernée se garda bien de toute réplique. Serait-ce à cause de mes marques ? De la malpropreté de mes vêtements à force de l’usure ? Ou bien du crâne dont je ne me séparerai jamais ? Au moins ils n’appellent pas la garde… Hors de question qu’ils me ramènent à mes tortionnaires !
Mais où pourrais-je bien aller ? Chaque foulée enflait ses hésitations. Sur la direction à suivre, sur l’action à entreprendre. Une marée humaine déferlait dans chaque rue au sein desquelles foisonnaient les activités. C’était en cheminant d’un quartier à l’autre qu’Oranne notait la propension de la population à se mêler en différentes classes sociales. Il n’était ainsi guère rare de croiser des jongleurs et troubadours à même les étals marchands, entre lesquels des bourgeois péroraient en évitant ébénistes et charpentiers sur leur passage.
Oranne n’avait cure de ces gens-là. Pourtant pinça une pointe de regret au moment où elle parvint d’un pavillon aux murs latéraux bien trop voûtés, et d’un lambris bien trop vif. À l’extérieur déambulaient de jeunes hommes vêtus d’amples pantalons unis, dévoilant un torse musculeux. Une vingtaine de femmes et une demi-douzaine d’hommes, attifés de vestes brodées ou de flamboyants pourpoints, s’invitèrent sous l’ombre d’alcôve où l’imagination de l’égarée devait accomplir le reste.
L’un des prostitués s’avança vers Oranne. Langoureux, suggestif. Doté d’un sourire capable de faire chavirer la jeune femme qui peinait déjà à conserver sa stabilité. Des gouttes de sueur suintèrent tandis que son cœur battait la chamade. Elle déchanta néanmoins lorsque la main tendue réclama des pièces.
La jeune femme détala aussitôt. Elle s’élança dans une rue adjacente au cours d’un sprint démesuré, sollicitant à l’excès ses muscles. Bien vite une douleur à la poitrine l’entrava, et elle s’arc-bouta en inspirant lourdement. Je ne suis pas infidèle, Phedeas, pas comme toi ! Même s’il faut avouer qu’à Vur-Gado, ils ont de beaux hommes. Je dois me débarrasser de ces pensées impures ! Je suis sans le sou, de toute manière. Ses forces revenaient peu à peu. Du revers de la main, Oranne essuya ses lèvres déjà sèches, avant de déboucher sur l’allée voisine.
Un autre grand bâtiment surplomba sa vue. Sur un monticule, par-delà une rangée de marches en brique carminée en parallèle desquelles jalonnaient des camélias d’un intense rose, la structure s’élevait dans un brillant amalgame de rouge et de noir. Des tuiles en ardoise, vernissées et crénelées, constituaient le toit qui chevauchaient cinq colonnes soutenantes chacun des pavillons. De hautes barrières boisées encadraient l’édifice sous l’ombre de la devanture ornementée. De part et d’autre du bâtiment central, des constructions bigarraient par la teinte ocre de leur plâtre, dont les toits coniques et mordorés s’achevaient sur des pointes.
Trop occupée à admirer l’architecture, Oranne s’aperçut seulement après l’afflux de de personnes sortant dudit bâtiment. Ils cheminaient par rangs de deux derrière un homme aux traits parcheminés dont l’épais livre sur ses bras suggérait sans équivoque son appartenance académique. Il n’en fallut guère davantage à Oranne pour l’extrapoler au reste du groupe. Une maison close à côté d’une université ? Qui a eu une idée pareille ? Elle fulmina, aussi les étudiants la dévisagèrent, ce qui l’incita à s’esbigner en sens opposé. Prestement, de surcroît.
En dépit de leurs origines diverses, ils se ressemblent tous ! Je ne faisais pas attention, mais les bougres me snobaient sans aucun doute. Qu’ils s’estiment de la pensée critique, permettez-moi d’en rire ! Ils ne font que régurgiter des savoirs consensuels derrière leurs pupitres, se targuant de connaissances et de libertés, alors que certaines forces les dégageraient bien gentiment s’ils osaient remettre en cause le pouvoir impérial.
Pourquoi suis-je aussi haineuse ? Ce n’est pas dans mes habitudes…
Oranne oublia cet incident, car la soif demeurait sa première priorité. Avisant une fontaine, sous une paire d’arcades en grès entrecroisées, elle la rejoignit d’un pas rapide. Dans son immersion déglutit-elle de bonnes goulées. Il était temps ! Flotta l’allègement au moment où elle extirpa sa tête de l’eau. Des gouttes furent projetées de ses tresses mouillées pendant qu’elle se frottait le visage. L’eau avait l’air fraîche. Pourvu qu’elle le soit vraiment.
Autour de la jeune femme s’entrecroisaient des quotidiens qu’elle avait perturbés. Un jeune couple se bécotant à l’ombre d’un cerisier, deux enfants jubilant auprès de leur mère fatiguée, un trio de vieux hommes bavardant sur un banc. Tant d’individus qui sursautèrent à la vue du crâne, à l’écart de l’égarée. De toute la population de cette cité, je serais la plus fantaisiste ? Juste parce que mon amour de toujours m’accompagne où que j’aille ?
À force de subir le jugement d’autrui, Oranne cherchait quelque part où se réfugier. Or, au fond de la fontaine, en-dessous du reflet oscillant de sa figure meurtrie, quelques myrs luisaient. Elle plongea alors sa main comme s’intensifiaient sa faim et sa convoitise. J’espère qu’ils ne me voudront pas pour de pauvres piécettes. J’ai besoin de manger. Sinon je vais…
La douleur la taraudait davantage à chaque seconde. Mais ce qui la paralysa était sa condition. Oh non… Trop tard. Je ne résisterai pas plus longtemps. Donne-moi la force de survivre, mon amour. Elle se détacha du rebord et, manquant de basculer en arrière, fléchit les genoux dans un équilibre éphémère. Sauf que ses jambes flageolaient. Sauf qu’elle tanguait à l’instar d’un navire.
Et elle s’évanouit.
Lorsqu’Oranne reprit conscience, elle croyait que seuls quelques instants s’étaient écoulés. Sitôt eut-elle balayé ses alentours qu’elle réalisa combien elle s’était fourvoyée. Quoi ? Non ! Ce n’est pas ce genre de logements que j’imaginais ! Si elle appréciait le confort de son matelas, entassé sous de vertes couvertures, jamais ne s’était-elle endormie à une hauteur si vertigineuse. Plusieurs marches offraient l’accès au lit depuis le dallage opalin et cannelé.
Oranne garda d’abord sa nuque enfoncée sur son oreiller ovale. Plus elle restait immobile et plus l’envahissait la clarté vespérale. À son acclimatement se révélèrent deux individus dont les traits lui étaient familiers. De retour au point de départ, sérieusement ? Elle se retint de sursauter.
— Du calme, du calme ! rassura Veha. Tu es en sécurité ici. Oranne Abdi, si je ne me trompe pas ?
— Malheureusement, répondit la concernée. Mon nom se retrouve sur bien des lèvres. Je parie que vous jubilerez en me ramenant à Bennenike.
— Pourquoi ferions-nous cela ?
— Parce que… vous êtes ses alliés. N’est-ce pas ?
Les hôtes se consultèrent par-devers la perplexité de la jeune femme. Je ne comprends plus rien. Ils seraient mon salut ? Tandis qu’Oranne les dévisageait, se remuant sous les édredons, ils leur gratifièrent d’un sourire qu’elle jugea incongru.
— Si tu doutes de nous, reprit Veha, nous allons effacer tes peurs. L’impératrice est déjà bien loin, et nous ne te conduirons pas à elle.
— Me voilà confuse, admit Oranne. Pourquoi tant de clémence ?
— Entre alliés, nous nous soutenons.
L’annonce faillit la projeter hors du lit. Son organe vital cognait contre sa poitrine comme elle se ressaisissait. Est-ce vrai ? Puis-je leur faire confiance ? Alors que Vur-Gado paraissait loyale à la despote ? Agrippée aux coins du lit, Oranne fixa ses interlocuteurs avec plus d’insistance.
— Vous êtes de mon côté ? s’étrangla-t-elle. Expliquez-moi !
— Nous avons dupé l’impératrice, dévoila Fuzado. Nous n’avions pas l’intention de nous allier à elle. Noki a juste saisi l’occasion pour mater la rébellion, et lui planter un poignard dans le dos au meilleur moment. Maligne !
— C’est vrai ? Je ne suis pas en train de vivre une farce orchestrée par Bennenike et ses pions, destinée à me torturer maintenant que j’ai été attrapée ?
— Ils ne sont même plus à Vur-Gado. Tu as traversé de rudes épreuves, je comprends… Mais c’est fini, désormais. Toutes les souffrances sont derrière toi.
— Je suis jeune. Beaucoup de malheurs peuvent encore me tomber dessus.
— J’imagine que tout ceci t’a rendue défaitiste… Soit. J’ai quelques personnes à amener, et tes doutes s’annihileront. En attendant, j’espère que tu apprécieras la compagnie de ma chère épouse.
Fuzado embrassa Veha et les lèvres d’Oranne s’en replièrent. Moi je suis condamnée, puisque dans l’état où tu es, Phedeas, nos baisers ne peuvent être aussi fougueux. Dans sa volte-face, le conseiller ne cessa de contempler sa femme, après quoi il s’engagea vers le couloir.
Assise sur un tabouret rembourré, Veha tapota sur le livre calé sur ses genoux. Perdrait-elle de son éloquence sans son mari ? Elle qui jouissait de son silence n’escomptait guère qu’Oranne le brisât.
— J’ai encore beaucoup de questions, lança la marchande.
— Eh bien, dit Veha, je suppose que je t’apporterai quelques éclaircissements.
— Où étiez-vous lorsque Bennenike a assassiné mes parents ?
Une lourde pierre venait d’être jetée, et dans la rivière sereine déferlèrent d’agressives ondes. Prise au dépourvu, calée dans son propre débit, Veha se crispa sur son ouvrage à la naissance de ses larmes. Je ne désirais pas la faire culpabiliser jusque-là…
— Toutes mes condoléances, murmura-t-elle. J’étais trop jeune pour être vraiment chagrinée à la perte de mes parents. Les tiens ont été exécutés juste devant toi. Nous étions déjà horrifiés à la découverte des corps, alors pour toi…
— J’ai été nourrie de faux espoirs des mois durant, se dolenta Oranne. Persuadée que Bennenike mettrait sa fureur de côté par pragmatisme. Je me méfiais, mais pas assez. Et maintenant je suis orpheline. D’où mon incompréhension. Parce qu’en vous débarrassant d’elle lors de votre guerre, vous lui laissez le temps de sévir.
— Je vais être franche. Nous avons demandé à Bennenike pourquoi tu étais sa prisonnière. Car c’était plutôt le nom de Phedeas Teos qui résonnait dans la région, dont tu portes encore un souvenir. Nous étions alors persuadés qu’elle te rendrait à tes parents.
— Vous avez donc commis la même erreur que moi. Aujourd’hui, il ne me reste plus rien, sinon la vengeance.
Oranne tressaillit dès qu’elle eut prononcé ce mot. Comme si cette simple idée lui était inhabituelle. Sa main s’introduisit sous la couverture, glissant jusqu’à sa ceinture, sur laquelle elle caressa le crâne de son bien-aimé. Seulement à cet instant jaillit le sourire prompt à effacer ses pleurs, fût-ce temporaire.
Inclinant sa tête, elle remarqua que le malaise n’avait pas déserté Veha, la figure striée de sillons. Quand on pratique l’écriture, est-ce que les mots pèsent davantage ?
— Il était trop tard, oui. L’impératrice se targuait d’avoir occis des félons, pour reprendre ses propres termes. Elle était aussi courroucée contre son mari, qu’elle estimait responsable de ton évasion.
— Il voulait me vendre en tant qu’esclave. J’ai paniqué et j’ai réussi à m’enfuir.
— Te vendre en tant qu’esclave ? Alors que son épouse a aboli l’esclavage ? Je n’en reviens pas… C’est pire que ce je craignais. Toujours est-il que nous les avons convaincus que la guerre était imminente, et qu’ils n’avaient donc pas le temps de te traquer.
— Votre décision m’a sûrement sauvée la vie. Merci…
— Mais elle n’a pas secouru tes parents. Nous sommes désolés.
— Je connais les coupables et je les retrouverai.
— Ils sont déjà loin, désormais. Les troupes impériales marchent vers l’est en compagnie des soldats de Vur-Gado, que mènent mes deux sœurs. Ma spécialité n’étant pas les armes, il était préférable pour moi de rester dans la sécurité qu’offrent ces murs. Noki a toujours été la guerrière de la famille, et Ségowé emboîte ses braves pas. Tu n’as pas entendu la nouvelle de leur départ ?
— Trop occupée à errer dans les rues de la cité… À m’abreuver dans les fontaines, à dormir dehors sans être vue, à arpenter une ville dont les extensions me paraissent infinies. Et à renifler de délicieux mets que je n’ai même pas daigné voler.
— Tu es saine et sauve ici, désormais. Des gardes t’ont cherchée longtemps mais tu leur échappais toujours. Des craintes légitimes, j’imagine, mais infondées comme tu le sais.
— Eh bien, je dois encore vous remercier pour toutes vos réponses. Une dernière question : pourquoi votre université se situe juste à côté d’une maison close ?
— Oh ? Très simple. C’est parce que…
La porte s’ouvrit de manière abrupte, empêchant Oranne d’obtenir satisfaction. Fuzado venait de revenir, et derrière lui suivaient quatre personnes. Des inconnus rentrant avec une équanimité exemplaire, mais qui observèrent l’invitée d’un œil circonspect. D’autres présentations attendent, il semblerait. Peut-être que tu les connais, Phedeas ?
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