Chapitre 22 : Différentes directions (1/2)
HORIS
Sous un ciel grisâtre verdissaient des plantations de chanvres. Près de la berge d’une rivière, où l’eau clapissait à la cadence du chant des oiseaux, la nitescence matinale augurait une récolte généreuse. Deux paysans fauchaient de part et d’autre. Sifflotant puis fredonnant, marchant puis s’arrêtant, ils recueillaient avec célérité. Tout se déroulait à merveille, jusqu’à ce que l’un d’eux frôlât le visage de l’autre de son outil. L’estafilade arracha un hurlement au serf qui, furibond, se jeta sur son homologue qu’il roua de coups. S’enchaînèrent les coups de poing à un rythme impétueux, apportant violence dans ce lieu de sérénité. Une femme surgit de biais et sépara les bagarreurs, qu’elle sermonna de plus belle, avant de les emmener panser leurs plaies.
Horis avait tout observé, une main appuyée sur le tronc d’un mûrier blanc. Par-delà les galets striés des fruits, au-delà des ombres que leur prodiguaient ses arbres, les champs furent témoins d’un événement inhabituel. Le mage sentit à la fois ses traits se décomposer et ses nerfs se durcir.
Quelle mélodie percevons-nous à l’orée des bois ?
La guerre s’étend partout, alimente la peur, empoisonne les esprits. Nous y sommes projetés, contraints d’y participer, pendant que d’autres la subissent, sans savoir si continuer sa vie normale en vaut vraiment la peine.
D’une manière ou d’une autre, les violences devront cesser.
— Partons, suggéra Médis, les lèvres retroussées. Ce n’est pas notre affaire.
— Je ne les connaissais pas, commenta Horis. Je ne les reverrai probablement plus jamais. Mais une seule pensée me traverse : que se serait-il passé si la femme n’était pas intervenue ?
— Ils auraient compris qu’ils seraient allés trop loin. Ou bien, dans le pire des cas, ils se seraient entretués.
— Et j’aurais culpabilisé de ne pas avoir su les sauver.
— Tu n’es pas responsable. Souhaitons juste que tout ira bien pour eux. Ce que nous ne saurons sûrement jamais.
Horis acquiesça à contrecœur. Voilà le plus tragique. Je les aurai sans doute oubliés depuis quelques jours. Et si nous n’intervenons pas, ils perdront véritablement leur vie. Coulant un regard résolu à son amie, derrière laquelle patientaient Milak et Sembi, il s’élança de l’autre côté de la rivière où déjà apparaissait la clairière. Tous s’y dirigèrent avec promptitude, allèrent vers cette lumière censée les guider.
Au nord-est de Kishdun, le relief soulignait la frontière avec Ordubie, fût-elle inapercevable depuis leur panorama. Des collines moutonnantes se chevauchaient et se hérissaient dans chaque direction, striés de pins rouges et de genévriers, tutoyant la voûte azurée qu’obstruaient de fins nuages. D’étroites routes s’entremêlaient le long des déclivités sans sillonner leurs plus inaccessibles ramifications. Avertis de la sévérité de ces sentiers, le groupe les évitait du mieux possible, s’orientait vers le chemin depuis lequel ils pisteraient les armées avec efficacité.
Dans les parages, il y a autant de terrains bien dégagés que de pentes abruptes. Les troupes progressent difficilement mais ont de nombreux biomes sur lesquels se déchirer.
À l’heure où blanchissait l’horizon, et la rosée imbibant les brins d’herbes mouchetait leurs semelles usées, la fatigue venait à poindre. Il s’agissait pourtant de maintenir l’allure, sinon alliés et ennemis batailleraient hors de leur portée. Les compagnons se hissèrent sur un versant raboteux, grimpèrent des minutes durant, et eurent leur moment de répit seulement en touchant le sommet.
Ils ne regrettèrent aucunement d’avoir emprunté cette voie-là.
En contrebas, un grand lac se teintait d’un majestueux bleu clair, au centre duquel émergeait un îlot vierge, lui-même entouré par une série de coteaux. Au-delà s’élevait une canopée de cerisiers, où Horis apercevait le même type de huttes qu’à sa première arrivée à Vur-Gado. Aviser un village entier, éloigné de la ruine et de l’extermination, suffisait à le rasséréner. Ses poumons avaient beau réclamer d’importantes goulées d’air, il avait retrouvé l’harmonie avec son corps. Faisons en sorte d’éviter une destruction de plus.
— Nous y sommes bientôt, commenta Milak après une lourde inspiration. Et le pouvoir impérial s’effondrera.
— J’envie ton optimisme, fit Sembi. Vu ce à quoi j’ai assisté, je n’espère pas une paix prochaine.
— À quelle bataille Noki compte trahir l’impératrice ? demanda Médis. Il est inenvisageable de la laisser sévir plus longtemps. D’un autre côté, l’échec d’Oranne et Phedeas a prouvé qu’elle ne chutera pas si facilement de son trône.
Du coin de l’œil, presque avec distance, Horis examina ses amis. Il hocha la tête aux propos de Médis et Sembi, toutefois sa mine s’était obscurcie en entendant Milak. Il est celui nourrissant le plus d’espoir parmi nous quatre. J’aimerais m’inspirer de cette énergie, mais même lui exprime ses doutes. Rejoindre le mage en le jaugeant ostensiblement confirma ses soupçons.
— La victoire nous tendrait les bras, d’après toi ? insista-t-il.
— De futures erreurs et de nouveaux échecs me hantent, admit Milak. Tu as eu tes raisons de ne pas te fier tout de suite à Noki. Je pense qu’elle nous sera loyale, le problème est ailleurs. Avant de partir, elle a mentionné ses propres ambitions. Celle de renverser l’empire.
— Un but que nous rejoignons.
— Je me disais la même chose. Sauf que je n’ai jamais réfléchi sur la politique de ce pays. Hormis la purge des mages, j’entends. Mais il est clair que tuer Bennenike ne suffira pas.
— Je suis d’accord. Rien d’inédit ne transparaît de tes propos. Il nous faudra aussi occire ses subordonnés… Ou les emprisonner dès qu’ils se seront rendus.
— Et trouver la bonne manière de le faire. Que ce soit Khanir Nédret, Jounabie Neit, Phedeas Teos ou Ruya zi Mudak, tous ont combattu la tyrane de la mauvaise façon, tant par leurs méthodes que leurs idées. Je ne compte pas la pauvre Oranne. Elle aura une occasion de se rattraper, puisque j’espère qu’elle aura un rôle à jouer avant la fin.
— Où veux-tu en venir, Milak ?
Horis regretta presque aussitôt sa question. Car les réjouissances s’affaiblissaient bien vite à l’émergence de moroses perspectives. Si proches de son interlocuteur, il percevait la force endormie de son flux intérieur, que Milak avait peu déployé en comparaison de son ami. Le vent forcissait, faisait osciller ses mèches ivoirines, mais c’était de lui-même que se formaient des sillons sur sa figure.
— Un autre monde est possible, déclara-t-il. Un monde plus juste envers chacun d’entre nous. Cette lutte semble presque inaccessible. Admettons que nous en sortions victorieux. Après, que se passe-t-il ?
— Nous nous battons jusqu’à la fin de nos existences. Les mages pourront vivre librement avec le reste de la population, sans crainte d’être persécutés. Et le règne de Bennenike l’Impitoyable sera le souvenir d’une époque horrible mais révolue.
— Et après notre mort ? La génération suivante garantira que de tels malheurs ne se reproduiront plus ? Celle d’encore après aussi ?
— Nous leur accorderons notre confiance et nos enseignements. Ils ne reproduiront plus les erreurs de leurs ancêtres.
— Alors, selon toi, c’est bien possible ? Même si nous ne sommes pas d’habiles politiciens ? Même si nous devrons bâtir notre avenir sur les ruines de l’empire passé ? Ce que Noki cherche à créer, c’est un nouveau système. Elle juge que l’empire doit périr avec Bennenike.
— Je… n’y avais jamais songé, figure-toi. Avant l’accession de Bennenike au pouvoir, j’étais trop jeune pour m’informer de la politique.
— Chemen n’était pas quelqu’un de mauvais, en revanche, plusieurs de ses prédécesseurs ont commis des atrocités. L’Empire Myrrhéen est une mosaïque de cultures diverses, mais a aussi agrandi son territoire principalement par succession de conquêtes. Et on peut affirmer la même chose d’autres empires dans l’histoire. Oui, il existe des individus maléfiques… Mais un tel système les avantage pour commettre leurs massacres.
Abasourdi, Horis s’immobilisa à l’émergence de nouvelles pensées. Estomaqué, il parcourut ses alentours du regard, se référa à Médis au front aussi plissé. Je ne suis pas un politicien. Juste un mage en quête de libération. Mes objectifs seraient inaccessibles, encore plus sur le long terme ? Des ondes de détermination traversaient le faciès de Milak, dont les yeux s’étaient plongés entre les contours du lac, aux abords du village. Se concrétiseront-ils si nous continuons à agir, pour autant que nos erreurs restent derrière nous ?
Il s’était tant focalisé sur un compagnon qu’il en avait omis une autre. Pointes des pieds par-dessus le vide, Sembi avait plaqué ses poings contre ses hanches, écumant de rage. Ses camarades s’enquirent d’elle à brûle-pourpoint.
— Qu’as-tu vu ? se renseigna Médis. Du mouvement ?
— Et pas qu’un peu, affirma Sembi. Il se croyait discret ? Grossière erreur. L’heure de régler les comptes a sonné.
— Mais de qui parles-tu ?
— Observez en bas. Détaillez le paysage. Vous trouverez des silhouettes qui n’ont rien à faire là. Ruya aussi a envoyé certaines de ses troupes en dehors du champ de bataille. S’ils prennent ce village pour cible… D’autres innocents périront. Personne d’autre que nous ne pourra les arrêter.
Aucun doigt ne devait être suivi lorsque les yeux sondaient le panorama avec minutie. À côté du lac miroitaient d’intruses lueurs, se mouvant lentement mais sûrement en direction du village. Des silhouettes bien trop familières s’avançaient parmi cette demi-douzaine d’individus. Malgré son ample capuche aux ourlets dentelés, son visage ferme exhibait son expression tenace. Quelques lisses mèches de sa chevelure de jais abondante en dépassait, presque aussi sombre que sa carnation ébène, tandis qu’il ajustait les pans de sa veste croisée.
C’est bien Onzou. Membre d’un clan adverse. Hélas, Sembi l’avait bien identifié.
Le quatuor était resté fixe depuis trop longtemps. D’un coup d’œil résolu, ils synchronisèrent leur départ, s’engagèrent sur le sentier que leur ancien camarade avait emprunté. Ils forcèrent l’allure dans un trot constant lors duquel leurs foulées se répercutaient trop. Les hésitations s’atténuèrent à mesure que leur distance se réduisait, car Onzou ôta sa capuche sitôt arrivé au pied des cerisiers.
Il les avait repérés, et s’était retourné à l’instar de ses compagnons.
Les branches des cerisiers s’agitaient sous la pression exercée par leur flux. C’était comme si les lieux étaient coupés de l’environnement extérieur lorsque s’accumulait leur énergie.
Sur le poing rétracté d’Onzou, une pâle lueur jaillissait, et son membre trémulait tant que l’éclat en oscillait. Nous ne sommes plus alliés, c’est définitif.
— Je me doutais bien que nous étions suivis, maugréa-t-il. J’avais aperçu une silhouette au loin la dernière fois. C’était toi, Sembi ?
L’interpellée opina tout en grognant, aussi Onzou les toisa de plus belle.
— Je n’aurais jamais cru vous revoir. Je vous pensais morts depuis longtemps… Enterrés avec notre ancienne rébellion. Mais un certain nom continue de sonner dans bon nombre d’oreilles. Dites-moi, pourquoi vous ne vous êtes pas joints à nous ? Ruya sera notre salut.
— Tu n’as jamais été naïf ou ignorant, répliqua Médis. Tu connais les atrocités de Khanir. La raison pour laquelle je me tiens devant toi et pas Bérédine. Au cas où tu ne le savais pas, Onzou, Horis a affronté Khanir, et je l’ai aidé à porter le coup fatal.
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