Chapitre 25 : Déchirements (1/2)

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DOCINI


Il existait des fondations jugées inébranlables. Le corps privé d’une société sur lequel reposait l’avenir de la patrie. Ces leçons s’étaient transmises à répétition, molestant Docini jusqu’à saturation. Elle était encore trop jeune pour appréhender l’ensemble de ces concepts.

Certaines réalités rentraient plus aisément dans le crâne.

Ce soir-là, Docini venait de célébrer son dixième anniversaire. Non que souffler une bougie supplémentaire lui eût déplu, mais l’absence de son propre père l’avait perturbée. Les bredouillements de sa mère avaient été insuffisants pour combler ses interrogations. Elle avait cependant perçu des grincements au milieu de la sorgue, de quoi l’encourager à s’extirper du lit et épier les conversations nocturnes.

Sauf que Godéra s’était aussi rendue au seuil de la porte, une oreille contre le battant, et avait enjoint sa cadette à faire silence. L’enfant avait obtempéré aussitôt, surtout car les yeux de sa sœur s’était voilée d’une sombre lueur, si bien que la contrarier serait revenu à essuyer d’innommables répercussions.

Elles s’étaient calées à hauteur de la poignée et avaient perçu des détails qui auraient dû leur échapper.

— Darutem…, avait soufflé leur mère, d’une voix plus aigüe encore qu’à l’accoutumée. Tu n’as aucune honte à voir. Reposons-nous, et tes blessures cicatriseront.

— Même si mes plaies disparaissent, avait rétorqué leur père, le mal continuera de me ronger de l’intérieur ! J’ai été humilié !

— Peu ont été capables de te vaincre, ils ont été les exceptions. Ce sont des choses qui arrivent, hélas.

— Tu m’agaces encore, Aldayne ! Toi qui es habituée à récolter les coups, tu oublies qu’il existe des personnes plus fortes telles que moi. Nous ne sommes pas censées perdre, même au cours d’une bagarre de taverne. J’ai toujours donné le meilleur de toi-même… Là, le combat était injuste.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas, mon amour.

La réplique tant attendue n’avait pas succédé aussitôt. Au lieu de quoi s’était empli un silence malaisant. Pendant ce temps, Docini avait cherché réconfort auprès de Godéra, laquelle n’avait pas daigné lui consacrer le moindre coup d’œil.

— J’ai été battu car mes agresseurs étaient des mages, voilà pourquoi ! s’était emporté Darutem. Affronter plusieurs adversaires en même temps, ça je le peux, mais s’ils possèdent des pouvoirs en plus ? Les brûlures me piquent encore.

— C’est leur atout et ils s’en sont servis, avait concédé Aldayne.

— Es-tu en train de leur trouver des excuses ? Si tu t’étais retrouvée face à eux, tu serais morte, pauvre idiote !

— Parfois, je me demande si tu ne m’as épousée pour garder un complexe de supériorité…

— Nous avons déjà eu cette discussion. Je t’aime pour ce que tu es, Aldayne. Ne doute jamais de mes sentiments pour toi. Seulement, j’ai besoin de me sentir fort, sinon c’est comme si je n’existais pas.

Un nouveau mutisme s’était abattu, durant lequel Docini et Godéra avaient reculé. L’aînée avait même dû s’agripper sur la rampe de l’escalier tant elle avait failli glisser. Son teint s’était blêmi, ses narines s’étaient retroussées. Tétanisée, elle avait à peine cillé aux sollicitations de sa sœur.

— Partons ! avait suggéré Docini. S’ils nous voient…

— Je m’en fiche, avait répliqué Godéra. Papa me fait de la peine.

— Bah, peut-être qu’il était temps que…

— Que quoi ? Vas-y, finis ta phrase.

— Il a perdu contre des mages, et alors ? Ça arrive. Rien de choquant là-dedans.

— Tu parles comme maman, j’ai envie de te baffer.

— Laisse-moi terminer, s’il te plaît… Si les mages maîtrisent des sorts très puissants, tant mieux pour eux, non ? C’est ce qu’on nous a appris, non ?

— Tant mieux, qu’elle dit. Tu verras pendant les cours d’histoire, quand on te parlera de l’histoire de l’Oughonia, tu la ramèneras moins.

— Mais la magie circule en chacun de nous. Peut-être que s’il veut les battre, papa n’a qu’à juste l’apprendre et…

Souvent Docini avait vu des traits hargneux déparer le visage de son aîné. Cette fois-là était incomparable avec toutes les précédentes. Assurée que leurs parents étaient demeurés dans la cuisine, Godéra avait encastré sa cadette contre le mur, et la retenait par le col d’une forte poigne. Ses jambes avaient flageolé, ses veines s’étaient glacées, son regard s’était dérobé, pourtant Docini avait échoué à s’enfuir.

— Ne répète plus jamais ça ! s’était exclamé Godéra. Papa, apprendre la magie ? Il vaut tellement mieux que ça !

— Tu es contre la magie ? s’était étonné Docini, n’essayant même pas de résister. Je ne savais pas que…

— Bien sûr. Ses défenseurs répèteront comme toi qu’elle est ancrée en nous. C’est une malédiction, voilà tout ! Tant que nous ne l’apprenons pas, nous sommes libres !

— D’autres en suivent les enseignements.

— C’est bien ça le problème. Papa est fort, et n’aura jamais besoin de recourir à ce genre de pratiques pour venir à bout de ses ennemis !

Godéra avait flanqué un uppercut à Docini. La douleur l’avait foudroyée, si bien qu’elle avait cru s’évanouir. L’enfant n’avait pas sombré malgré tout, consciente pour subir l’éternel dédain de sa sœur. Retroussant les manches de sa chemise de nuit, Godéra était retournée vers les marches, avant de lui couler un ultime coup d’œil :

— Notre famille valorise la dignité et l’authenticité. Tâche de t’en souvenir, Docini.

Et l’écho n’avait jamais cessé de se répercuter, fût-ce entrecoupé de très longs intervalles.

Non, jamais…

Depuis lors s’était-elle accoutumée à l’obscurité, même lorsque de chiches éclats sourdaient par endroits.

Au cœur d’une plaine verdoyante du nord de l’empire, le chant de la guerre ne s’atténuait guère. Docini s’en aperçut au moment où elle cornaquait ses troupes au sommet du coteau que la voûte noirâtre écrasait. Seul le chant des corvidés s’ajoutait au crissement de leurs bottes tandis qu’ils progressaient dans la bruine et le froid de l’automne. Une foulée après l’autre sur le sol fangeux, où une abondance d’empreintes précédaient, où la densité échouait à camoufler quelques traces écarlates.

C’était au-delà que s’imposait leur objectif. Des feuilles claires, pointues et allongées tapissaient les creux de la terre sous un amas de saules blancs. Ils étaient si nombreux, leur tronc était si épais, et leurs branches étaient si sinueuses que des ténèbres s’ouvraient à la manière d’un labyrinthe. Des rochers coupaient les arbres et achevaient de propager des frissons parmi les troupes.

Docini déglutit, mais elle gardait son épée en mains, prête à s’enfoncer sans tâtonner dans cette opacité. Ni Zech, ni Taarek, ni Janya, ni Vendri ne sont là pour m’accompagner. Dans de telles circonstances, d’autres visages connus ne seraient pas de refus. Demeurait Édelle à ses côtés, dont les muscles se contractaient davantage à chaque instant, et dont le corps se raidissait sous l’effort. C’était suffisant pour apaiser sa partenaire avant le mouvement décisif. Dathom, cette division était-elle nécessaire ? Je suis consciente que leurs forces se sont dispersées, mais ils peuvent s’abriter dans n’importe quel village à tout moment. Quant à nous, nous sommes en territoire ennemi. Elles s’échangèrent un sourire qui se prolongea autant que possible.

Une chaleur bienvenue se diffusa sur leur dos. Comme allégée, Docini se tourna vers le chatoiement d’où elle provenait : Saulen s’était planté au milieu des troupes. Ses iris s’étaient cendrées et des torsades éburnéennes sillonnait autour de lui. S’il s’agissait d’une infiltration supposée discrète, j’aurais dû lui faire la remarque… Battait un cœur en parfaite harmonie dans un réceptacle où s’entremêlaient admirablement les deux esprits.

— Emiteffe dit que ce bois est idéal pour un piège, déclara Saulen.

— Ce que nous avons déjà deviné, répondit Édelle.

— Peut-être, mais nous n’avons pas encore décidé de la méthode d’approche.

— Quelques sorts de flammes et les saules se consument en même temps que nos ennemis, non ?

— Ils auront le temps de battre en retraite avant. La solution d’Emiteffe consiste à les surprendre, en leur faisant croire que nous tombons dans leur guet-apens. Puisque Dathom a déplacé les archers et arbalétriers sur d’autres fronts au sud et à l’ouest, les mages se chargeront du combat à distance.

— C’était bien le but, confirma Docini. Nous n’aimerions pas vous exposer à des risques inutiles…

— C’est vous qui serez le plus vulnérable. Mais nous éclairerons le passage pendant que vous vous disséminerez stratégiquement dans les bois. Vous fuserez sur eux avant leur riposte. Ils penseront alors que tous leurs opposants se trouvent droit devant, et nous poursuivrons l’assaut par les flancs, jusqu’à les encercler. Ils sont sans doute des centaines à l’intérieur, et beaucoup plus l’extérieur. Rien ne garantit qu’ils n’aient pas prévu de renforts.

Quelques orbes lumineuses, générées de part et d’autre de la multitude, illustrèrent les propos. Calant une main contre sa hanche, Édelle fronça d’abord les sourcils, mais se résigna à la tactique en avisant l’acquiescement d’autrui. L’idée fonctionne bien en principe. Pour la pratique, nous verrons. Emiteffe a maintes batailles derrière elle et a réussi à survivre la mort de son corps. De mon côté, je suis une novice en stratégie. Docini opina, s’avança de quelques pas, riva ses yeux dans l’étendue du bois depuis lequel les croassements persistaient.

Une main se posa sur son épaule avant qu’elle entamât le moindre signal d’assaut. La figure de Saulen s’était fendue d’un sérieux plus inébranlable encore que de coutume.

— Godéra se trouve là-dedans, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— D’après les éclaireurs, rapporta Docini. Seules nous pourrons le confirmer. Pour le meilleur comme pour le pire…

— Je sais qu’elle ne dirige pas toutes les armées adverses, mais pourquoi se retrancher là-bas ? Au lieu de se replier ainsi, elle aurait pu appeler des renforts.

— Tu as entendu comme moi. Une autre guerre bat son plein à Kishdun et Nilaï. Les forces myrrhéennes ont beau être gigantesques, elles rencontrent les limites. Nous avons peut-être frappé au beau moment.

— Si nous mourons, nous ne le saurons pas. Loin de moi l’idée de paraître défaitiste.

— Il faut en garder conscience comme disait Zech.

— Et vaincre cette impression ! L’esprit d’Emiteffe bouillonne, et le mien aussi. Docini, nos alliés fantasment si souvent en une confrontation entre vous et votre sœur. Tout ce que je veux, c’est de porter le coup final. Venger mon père.

Docini s’était déjà détachée de son contact, pourtant se consumait la lueur dans ses yeux, prompte à l’impulser au-delà de ses ambitions initiales.

Est-ce que cette énergie me motivera à l’instant voulu ? Personnellement, je n’ai pas de père à venger. Les escaliers ont été d’efficaces assassins.

Un soupir d’exhortation précéda la prochaine foulée. De nouveau Édelle coula à sa bien-aimée un coup d’œil doublé d’un sourire, puis elle emboîta le pas de sa cheffe qu’elle braqua un poing vers le haut. Inquisiteurs modérés et soldats formèrent une ligne dont la longueur égalait presque celle des saules. Ils avancèrent à une cadence soutenue, se séparèrent à mesure que les arbres s’agrandissaient dans leur vision. Bientôt les extrémités du groupe atteignirent déjà la lisière tandis que les sphères lumineuses virevoltaient au milieu des ombres. Un pincement noua le cœur de Docini à l’éloignement d’Édelle.

La cheffe devait se concentrer sur son objectif. Au centre de ses troupes, elle s’assurerait qu’ils couvriraient un maximum de la surface boisée. Elle trottait entre les saules, évitait de trébucher sur une racine ou un traître buisson sur son passage. La lueur faiblissait au-dessus d’elle, assez étincelante pour se repérer dans les alentours, trop peu pour être flagrante au milieu de l’adversité. Ils doivent être proches.

Le moindre pas de travers le trahirait. Plissant les paupières, gardant sa lame brandie, Docini privilégiait la lenteur et la circonspection. Mais elle entendait des cris de guerre se propager à proximité, ce pourquoi des frissons fendirent son échine. Courage, compagnons, nous allons y arriver. Elle ne luirait pas davantage que la magie lui permettait même si, tôt ou tard, quelque chose devait émerger des ténèbres.

Lorsque des inquisiteurs fondirent sur elle, elle s’était placée en garde médiane, le pied léger et l’œil vif.

Je suis désolée, vous ne me laissez pas d’autres choix. Docini lacéra ses assaillants d’une unique et large courbe, après laquelle leurs entrailles se déversèrent sur le sol, et ils s’étouffèrent sur l’agglomérat d’organes déchiquetés et de fluide vital. S’attarder sur cette vision lui provoqua des nausées, ce dont elle se prémunit en se frappant le sternum.

Chaque attaque se ressemblait hormis son délai accentué de riposte. Ses expirations se hachèrent, ses muscles se contractèrent sous l’effort. Mais quand cliquetait le métal au milieu de la sorgue, elle sollicitait son corps plus que de coutume, et ses anciens camarades ne cessaient de choir sous les impacts de sa lame gorgée d’écarlate.

Je représente leur dernière vision avant qu’ils ne trépassent. Qu’aperçoivent-ils ? Que ressentent-ils ? Un sentiment de trahison, d’échec, de honte, ou les trois à la fois ? Je m’égare encore. Combien de mes alliés sont morts en les affrontant ?

— Tu te complais dans le meurtre ? Cet assaut sanguinaire ne pourra que traumatiser les survivants.

Docini se figea. Sonda ses environs. Inspira profondément, prête à bloquer sa respiration. Pourtant échouait-elle à identifier la provenance de la profonde voix.

— Quelle figure t’imagines-tu symboliser ? De notre propre point de vue, nous sommes chacun des héros et héroïnes. Et même si je suis incapable de te convaincre, j’espère qu’au moins tu me comprendras.

Des buissons oscillèrent autour de Docini. Le front suintant, le cœur pulsant à haut rythme, elle s’opiniâtra dans son observation, toujours en vain.

— Penses-tu que la haine s’est emparée de moi dès ma naissance ? Que je n’ai pas de comprendre ce flux qui nous traverse, de respecter tous ces hommes et femmes qui savent s’en servir ? J’ai été trop patient avec eux. Plusieurs de mes amis sont morts à cause de cela. Et puisque je suis incapable de les ramener à la vie, je les vengerai. Ainsi je ne culpabiliserai plus.

Elle braqua son épée dans un sens, puis dans l’autre. Bien que l’éclat la suivît partout où elle cheminait, sa vue restait limitée à une courte distance, aussi il lui était ardu de discerner des menaces plus lointaines.

— Pourquoi as-tu changé d’avis ? Au départ, je me voyais uniquement occire des mages, mais des personnes comme toi m’obligent à élargir cette perspective. C’est tragique, n’est-ce pas ?

Si elle persistait à écouter sans répliquer, ni identifier la silhouette, Docini finirait par pivoter sur elle-même. Elle s’évertua plutôt à avancer prudemment, à se repérer d’un tronc à l’autre afin de se rapprocher de cette pernicieuse source. Toutefois se répercutait le bruit d’une bataille plus généralisée, engendrant la chute de dizaines de feuilles, le sang jaillissant à foison dans la nuit implacable.

— Il n’y a aucune alternative. Soit les mages nous détruisent, soit nous luttons corps et âme pour notre sécurité et notre liberté. Tu es bien naïve de croire à une coexistence. L’histoire t’accordera une place peu flatteuse, Docini.

L’inquisitrice le repéra juste de temps. Tes épaulières dorées te trahissent, Soverak. Il avait surgi près d’un renfoncement de terre entre deux saules, où il avait attendu son moment. Soverak s’échina à abattre sa lame à la verticale, mais Docini plaça la sienne à l’horizontale, et les armes collisionnèrent dans une violente vibration.

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