Chapitre 28 : Aller de l'avant (2/2)
Des femmes et hommes équipés de broignes cloutées, par-dessus tuniques ou des vestes croisées luisant d’un bleu ou orange trop prononcé, orientèrent lances et haches vers le trio. Horis, Médis et Sembi levèrent les bras à brûle-pourpoint, considérant même se mettre à genoux.
— Qui êtes-vous ? tonna une des rebelles, mains moites enroulées maladroitement autour de son manche.
— Tu ne reconnais pas l’homme au milieu ? fit un de ses compagnon. Horis Saiden lui-même ! Il s’est un peu trop mis en avance. Alors, réponds ! Qui sers-tu ?
— Je vais être honnête, dévoila Horis. Je ne suis pas votre allié. Malgré tout, j’aimerais discuter avec votre cheffe. Est-ce qu’elle est là ?
— Ruya zi Mudak ? Évidemment, pourquoi elle serait ailleurs ? D’un côté, vous êtes trois contre une armée entière, donc nous sommes avantagés. De l’autre… Tu as fait de sacrés dégâts sur le champ de bataille. Je comprends mieux ta réputation, maintenant. Prenons une précaution supplémentaire. Et si tu n’es pas content, tant pis.
Les mages chancelèrent lorsqu’ils virent le séditieux sortir des cordes en kurta. Comment s’en sont-ils procurés ? Je croyais que seuls les miliciens en possédaient ! L’heure avançait et accordait peu de place aux interrogations, ce pourquoi ils cédèrent. Cela faisait longtemps que Horis n’avait plus senti ce métal enserrer ses poignets et bloquer la circulation de son flux. À la rupture de cette harmonie, à l’absence de l’équilibre discret mais épanouissant, il aurait presque défailli. Il va falloir m’y accoutumer, momentanément du moins. Je dois être en forme.
Le groupe guida le trio le long de la pente de part et d’autre de laquelle étaient plantées des tentes aux toiles effilochées. Qu’ils fussent mages ou non, les rebelles dévisagèrent les nouveaux venus, et dardèrent bientôt des yeux suspicieux à leur égard. Sembi déglutit, Médis ralentit quelque peu, et Horis eut beau feindre le contraire, il ressentait l’accélération de son rythme cardiaque.
Ruya était juchée au sommet d’un monticule et installée sur un vétuste et instable tabouret en bois. À ses côtés débattait une poignée de ses plus loyaux subordonnés, parmi lesquels s’imposait un homme dépourvu de cheveux à la complexion brune, dont le tatouage pourpre et spiralé indiquait son appartenance au clan Yornir. Assar. Elle garde donc certains alliés fidèles. Si Médis ne trembla aucunement, l’ayant déjà rencontré auparavant, Sembi évita de croiser son regard ainsi que les balafres striant son torse.
Sitôt que le trio fut amené à la hauteur des meneurs de l’insurrection, Assar fut le premier à les examiner, bien que Ruya les jaugeât plus longtemps. Des doigts crispés s’agrippèrent au menton de Horis vers qui elle décocha un sourire en coin de visage, avant de frotter la hampe de sa lance argentée.
— Certaines choses méritent éclaircissement, déclara-t-elle. Voici la troisième fois que je te vois, Horis Saiden. D’abord lors d’un échange raté, pauvre vieille femme qui t’accompagnait, puis au milieu de la bataille, ce qui m’a permis de battre en retraite, et maintenant ici, comme prisonnier. Pourquoi ?
— Je veux des réponses, grogna Horis.
— Comme chacun d’entre nous. Mais avant tout, nous avons une guerre à mener. N’étais-tu pas opposée à Bennenike ? Nous avons le même ennemi.
— J’ai déjà commis l’erreur de m’allier à des gens aux mauvaises méthodes sous prétexte d’une cause commune. Je ne tomberai plus là-dedans. Maintenant, l’explication que je cherche, c’est pourquoi Onzou s’est rallié à vous.
— Onzou ? De qui tu parles ?
— Ne feignez pas l’ignorance ! Tout comme Sembi, tout comme Médis… et tout comme Milak, il appartenait la rébellion que dirigeait Khanir Nédret.
— Ce qui ne m’aide pas beaucoup. Je ne connais pas le prénom du moindre de mes alliés. Je n’ai pas si bonne mémoire.
Elle se moque de moi ? D’instinct Horis lui cracha au visage, alors Ruya lui flanqua un coup de tête. Médis voulut alors réagir en lui balayant la cheville, mais Assar s’interposa entre eux deux et la cogna en plein sur sa figure. Sonnée, projetée, Médis se redressa péniblement, une paire de filets de sang s’écoulant depuis nos narines. Pourvu qu’elle n’ait rien de cassé…
— Reprenons sans violence, voulez-vous ? proposa Ruya en essuyant le glaviot de son avant-bras. Je ne connais pas Onzou, mais je commence à faire le lien.
— Il a tué notre ami Milak, rapporta Sembi. Ça ne vous dit rien ?
— Et puis je l’ai tué, avoua Horis.
— Voilà pourquoi mon unité n’est jamais revenue, grommela la cheffe. Trop tard pour sceller une alliance… Nous sommes ennemis.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire. Vous vous êtes bercée d’illusions, Ruya.
— Donc même si tu ciblais surtout les troupes impériales, tu en avais après moi aussi ? Tout ce que tu désirais, ce jour-là, c’était de semer la destruction partout ? Ravageur né et non stratège ? Décevant.
— Épargnez-moi vos commentaires impertinents. Vous croyez bien me connaître ? Quand ma famille était décimée, je pensais que ma fin était survenue. Le clan Iflak m’a sauvé d’un destin fatidique. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Dispersé. Et pas seulement à cause des forces impériales. Vous avez dévasté les montagnes d’Ordubie par vos ambitions. Que voulez-vous ? L’indépendance d’Ordubie ? L’indépendance de Gisde ? À quel prix ?
Sa respiration se hachait. Ses bras vibraient. Des frissons l’enveloppaient tout entière. Ruya était proche de fulminer mais se retint en avisant combien d’yeux étaient braqués sur elle. Elle manque de sang-froid, mais qui suis-je pour la juger ?
— L’ouest de l’empire est trop différent pour appartenir à un même pays, certifia-t-elle. Et je suis loin d’être la seule à penser de la sorte, sinon je n’aurais pas reçu autant de soutiens. Le clan Iflak a choisi la stupide voie de la non-violence. La clan Voshkin a refusé de s’allier à notre cause. Tant pis pour eux.
— Vos intentions sont secondaires, rétorqua Médis. Horis parlait propension à massacrer des innocents. Combien de villages détruits avons-nous croisé sur notre passage ? Beaucoup trop !
— Ma famille est morte, renchérit Sembi, étouffant des sanglots. J’aurais voulu blâmer Bennenike, mais c’est votre faute.
— Ça y est ? ironisa Ruya. Je suis responsable de tous les malheurs du monde ? Vous devriez être réjouis que quelqu’un se dresse contre la tyrannie !
— Nous le faisons aussi, rectifia Horis. Et nous nous efforçons d’éviter de sombrer moralement. Sinon, c’est déjà une victoire pour nos adversaires.
Ruya lui infligea un coup de genou au thorax. Une douleur naquit là avant de se propager dans le reste de son corps déjà fragilisé par le kurta. Facile de me rosser quand je ne suis pas en état de me défendre… Quand le jeune homme se redressa, ses deux amies lui coulant un coup d’œil empathique, la cheffe n’avait cessé de le toiser.
— Qui es-tu pour me juger ? rugit-elle. Tout ce chemin accompli, et pour quelle raison, finalement ? Pour m’assommer de tes leçons de vie ? Ta morale à trois myrs, tu peux te la garder. Nous sommes dans la vraie vie. Celle qui implique de sacrifier nos valeurs au nom d’un objectif plus vaste.
— Déconnecté de la réalité, moi ? objecta Horis. J’ai juste compris qu’il ne fallait pas renverser l’impératrice n’importe comment. Une succession d’erreurs ne nous mènera qu’à une interminable accumulation de souffrances.
— La paix, à la fin ! J’ai déjà entendu ce refrain à de maintes reprises. Pauvres petits mages, incapables de vous défendre par vous-mêmes.
— Hum… Des mages vous entourent, Ruya.
— Et je n’ai pas peur de dévoiler le fond de ma pensée, ils en sont déjà bien informés. La purge des mages, parlons-en ! Ne seriez-vous pas un peu surestimés ?
— Comment ?
— Tu peux en témoigner, Horis. Quand tu te dressais sur le champ de bataille… Les miliciens s’apprêtaient à s’uriner dessus. Ciel et terre tremblaient sous la simple puissance de ta magie. Considéré ainsi, personne ne serait capable de se mesurer à vous. Et pourtant… La plupart des mages ont péri sous cette nouvelle loi. Certains ont été capturés, d’autres se sont exilés, et seule une poignée est restée pour résister.
— J’avais quinze ans à ce moment-là. Mon apprentissage en était à ses balbutiements. Les miliciens nous ont attaqués par surprise. J’étais désemparé face à leur surnombre et à leur organisation. Ils possèdent des armes renforcées d’un métal alchimique capable de repousser et d’annihiler la magie. Ils s’abreuvent de potions qui décuplent leurs sens et leurs réflexes. Personne n’était préparé à cela !
— Des excuses, toujours des excuses. Ironiquement, c’est par peur des mages que ce génocide a été déclenché. Mais si vous étiez puissants que cela, jamais autant d’entre vous n’auraient été occis.
Horis se perdit en cris rauques et déformés. Sa fureur décupla au sourire dédaigneux de Ruya : il bondit sur elle à corps perdu, mais il ne put l’atteindre, puisque Assar le plaqua violemment à terre.
C’était une mauvaise idée… J’aurais dû m’en douter. Incapable de se mouvoir en dépit de ses agitations. Inapte à se rebiffer en dépit des protestations de ses amies. Horis voyait une ombre pernicieuse planer au-dessus de lui, même s’il apercevait la cheffe au-delà, tournoyant sa lance avec vivacité, sollicitant ses compagnons au passage.
— Les mages constituent un atout dans cette rébellion, admit Ruya, mais c’est tout. Je n’ai pas besoin de vous pour remporter la victoire. J’ai failli triompher de Bennenike la dernière fois. Pour la prochaine occasion, je ne me raterai pas.
— Vous êtes bouffie d’orgueil ! dénonça Horis. Jounabie et Khanir ont échoué. Phedeas aussi. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous y arriverez ?
— Et toi, alors ? Tu n’es pas l’espoir d’un monde en ruines. Tu n’es qu’un jeune homme paumé, un peu doué dans les arts de la magie. Tu as eu ta chance. Laisse les personnes talentueuses sur le devant de la scène, désormais.
— C’est de la folie ! Quel est votre plan, vous jeter désespérément sur les troupes impériales ?
— Que tu as beaucoup réduite lors de la dernière bataille, en effet. Maintenant, si tu permets, je n’ai cure des villages détruits et des innocents sur mon chemin. Tout ce qui m’importe est de construire une société nouvelle sur les débris de l’ancienne. Les mages y sont bienvenus, mais vous devriez arrêter de vous considérer spéciaux, ou de vous victimiser. La preuve : Assar se chargera de vous garder.
— Vous voulez donc vous faire massacrer…
— Tu nous sous-estimes, Horis. Bien vite, tu te rendras compte de ton erreur. Camarades, avec moi !
De l’effervescence se transmit au sein du groupuscule rebelle tel un flux que beaucoup ne possédait guère. Par centaines ils s’agglomérèrent le long de la pente et suivirent le signal de leur meneuse, sprintant vers un destin tout décidé, sans que nulle hésitation ne l’entravât. Le trio croyait se faire piétiner tant une masse indiscernable de séditieux se ruaient à proximité. Une nuée de hurlements, une pléthore d’exhortations et le campement se vidait à vue d’œil.
Et nous ne pouvons rien y faire…
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