Chapitre 29 : Ame rebelle (2/2)

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Faisant tournoyer sa lance autour d’elle, Ruya cala le manche près de sa taille dès que la dirigeante la côtoyait de trop près. Des sillons hargneux se creusèrent sur son faciès.

— Nous avons été interrompus la dernière fois, dit-elle sur le ton du regret. Plus de faux détour, car ça ne se reproduira plus.

— Comment peux-tu en être aussi certaine ? demanda Bennenike, sceptique.

— Mes secrets sont bien gardés. Trêve de discussion ! Nous resterons campées sur nos idéaux et nos desseins quoi qu’il arrive. Aujourd’hui, nous y mettons un terme ! Aujourd’hui, le vieux monde se meurt, et nous en construirons un nouveau.

— Tu es bien optimiste, Ruya zi Mudak. Tu as rassemblé une rébellion assez importante, mais tu es désorganisée. Même ta tentative de nous vaincre par une attaque surprise est vouée à l’échec.

— Ton arrogance chutera bientôt, Bennenike l’Impitoyable. Aujourd’hui, pour en finir, je réussirai là où Phedeas a échoué !

À la fin, nous pouvons seulement admirer.

Des combattants eurent beau s’imposer ici-bas, leur aura s’estompa sous l’ombre des deux adversaires, rompues à cet exercice depuis fort longtemps.

C’était une rencontre dépourvue d’artifice comme de finasserie. Des spirales de flux étaient projetées autour d’elles sans qu’aucune bribe ne les frôlât. Les collisions se limitaient à celles des armes : deux cimeterres et une lance, se heurtant encore et encore. Une sérénade sereine serinait sous l’élan des duellistes. Chaque parade se révélait intense, chaque riposte redoublait de frénésie. Par leurs tournoiements, par leurs bonds, Bennenike et Ruya se mouvaient à la cadence de leurs entrechoquements. Juste elles deux, se fondant dans une aubade rythmée de cliquetis, à la véhémence de leurs cris, à l’accalmie de leur souffle.

— Ne restons pas là ! suggéra Koulad. Notre but est de la couvrir, tu te rappelles ?

— Bien sûr que je m’en souviens, affirma Nafda. Je m’apprêtais justement à y aller.

Alliant le geste à la parole, Nafda ne daigna même pas opiner en direction des miliciens et se rua en quête de l’adversité. Seule Bennenike est digne de me donner des instructions. Par-delà la simplicité de l’affrontement s’imbriquaient le jaillissement de sorts contrastés des coups et d’estocs. C’était là que Nafda tranchait sa voie. Ses paupières se replièrent, ses muscles se contractèrent, et ses lames déchiquetèrent d’autant plus de chair.

Nul n’effleurera l’impératrice. Au milieu de tout, ciblée par les uns, ignorée par les autres. Nafda était loin d’être la seule à servir d’égide pour la dirigeante, puisque Koulad, Badeni, Xeniak et Djerna se consacraient aussi à leur protection. Ils parvinrent à héler, ils réussirent à diriger des troupes. Par rangées irrégulières les miliciens bloquèrent les sorts des mages adverses, même si plusieurs croulèrent sous la puissance des impacts. Nafda ressentait un pincement au cœur à chaque décès. Vos sacrifices ne seront pas oubliés.

Repoussée à l’écart, l’assassin disposait d’une vision réduite des événements. Des mages généraient des protections à peine perceptibles : bien qu’elle tranchât dans le vif, Nafda peinait à les briser. Que m’arrive-t-il ? Une toux subite érailla sa gorge tandis que ses dérobades perdaient en efficacité. Les limites de mon corps… Amenis m’avait prévenue. Elle leva les bras en se dressant à dextre, évitant de peu d’être transpercée par un tourbillon de flux bleuâtre. À quoi bon faiblir déjà maintenant ? Je n’ai pas été formée pour faillir ainsi ! Il était question de se préserver, lorsque l’instinct était sollicité, mais Nafda ralentissait après chacune de ses impulsions. Badeni dut même abattre un des rebelles assaillants en lui transperçant la nuque.

Éclaboussée de sang, les inspirations de l’assassin se perdirent dans les profondeurs de la mêlée.

Il reste une référence de laquelle m’inspirer.

Imperturbables, inébranlables. Bennenike et Ruya s’opiniâtraient contre l’autre, parfois interrompues par leurs opposants respectifs, qu’elles exécutaient en moins de deux. Par leur regard acéré prolongeaient-elles la férocité de leurs assauts. Quand l’impératrice croisait ses cimeterres, c’était pour mieux les enfoncer dans la garde de la cheffe, qui s’incurvait de plus en plus sous les facultés de son adversaire. Lorsque Ruya pirouettait avec sa lance, elle cherchait à déstabiliser Bennenike, laquelle ne se laissait guère surprendre par ses feintes.

Les attaques redoublaient de furie sous l’ébaubissement de tout un chacun.

Et tous s’arrêtèrent à la cessation des étincelles et des cliquetis.

Bennenike transperça le torse de Ruya, et prolongea le geste d’un sourire fatuité. Aucune raison de douter d’elle, non…

— L’excès de confiance cause de nombreuses pertes, déclama-t-elle en toisant son adversaire.

Dès qu’elle eut extrait ses lames du corps de la cheffe, elle prit appui sur sa lance. Des tressaillements s’emparèrent de Ruya tandis qu’elle s’inclinait malgré elle face à l’impératrice triomphante. À qui croyait-elle se mesurer ? Elle aurait dû se douter qu’il s’agissait d’un combat perdu d’avance. Un brasillement, aussi chiche fût-il, survivait encore dans ses iris.

— Sus à la tyrane ! beugla-t-elle.

Sa voix se déforma le long de la mêlée désordonnée. Puisant dans ses ultimes forces, Ruya fondit sur son ennemie, attaqua de pleine célérité.

Bennenike n’eut même pas besoin de reculer. Des ondes de déception voilèrent la figure ravagée de Ruya quand elle s’aperçut combien elle était proche. La pointe de son arme s’était contentée de frôler l’abdomen de l’impératrice. Elle avait tout donné, et était désormais incapable de prononcer le moindre mot.

Ruya zi Mudak chuta quelques secondes à peine après sa lance. Périt peu après, au désespoir de ses alliés survivants, à la jubilation des invincibles troupes impériales. Et gît sur une épaisse mare de liquide vermeil.

Une fois de plus, le triomphe s’inscrit dans le sang. Nous n’aurions pu espérer mieux de la part de l’impératrice. Si Bennenike se raidissait, s’érigeait au-devant de quiconque doutait de sa souveraineté, plusieurs lacérations parsemaient son équipement qu’elle inspectait entre ses halètements. Réaliser la moindre foulée lui était désormais ardu. Elle est vulnérable, certains risquent d’en profiter !

C’était pourquoi quelques braves rebelles se jetaient sur elle envers et contre tout. C’était pour cette même raison que les miliciens solidifiaient l’égide destinée à la protéger. Déviant des sorts projetés à la hâte, ripostant contre leurs ennemis dans des braillements, ils prirent le relais de leur dirigeante. Nul ne passa au-delà de leur cercle. Du rouge s’était injecté dans leurs yeux, des claquements se transmirent le long de leurs membres, mais ils ne relâchèrent pas la pression, mais ils fauchèrent continûment dans le vif.

Et comme ce fut anticipé, les assaillants restants lançaient l’offensive au gré de leurs afflictions, hurlant vengeance pour la défunte Ruya. La plupart d’entre eux se dispersaient, guettaient la paix en dehors du champ de bataille.

Pourtant la violence ne s’atténuait guère. Sondant autour d’elle, Nafda se rompait à l’incessante vibration de ses dagues. Je ressens quelque chose d’anomal par ici. Où est Noki, d’ailleurs ? Ses alliés se consacraient à la défense de leur impératrice. Si concentrés qu’ils n’aperçurent guère la véloce silhouette se glisser entre les ombres. Une lance miroitait à la lumière du jour, se rapprochait dangereusement de Bennenike.

Nafda l’avait vue. Disposait de tout le temps requis pour s’interposer. Mais elle se maintenait dans l’immobilisme à mesure que Ségowé s’orientait vers l’impératrice. D’un saut la jeune fille franchit le rempart, à la consternation de tout un chacun.

Non, il n’est pas trop tard ! Bennenike repéra l’agresseuse un peu trop tard. Si elle se déroba d’une attaque mortelle, la lance embrocha sa jambe gauche, ce qui lui arracha un hurlement de géhenne.

Les miliciens encerclèrent Ségowé dont l’impavidité avait fait ses preuves. Pas un tremblement ne la submergeait au moment de porter le coup fatal. Un éclat scintillait sur le bout de l’arme avec laquelle elle visa le cœur de la tyrane jugée par le fer et le laiton.

Par-delà la douleur s’imposa la cheffe de guerre. À défaut de saisir ses deux cimeterres, elle concentra ses forces sur un seul, empalant Ségowé à sa stupeur.

De nouveau les belligérants se calèrent à ce moment. Au froncement de sourcils de leur impératrice, qui jugeait férocement la jeune fille si proche de l’assassinat. À l’étouffement de Ségowé, déplorant la lame qui la traversait. Sa figure se plissa de déception alors qu’elle s’extirpait à grande peine.

— Je rêvais de devenir une grande guerrière…, souffla-t-elle. Au moins, je serais une martyre. Douce consolation…

Ségowé s’efforça de sourire sans atteindre la complétion. Une pointe de désillusion l’emplissait au moment de rencontrer sa destinée. Tournant sa tête, bien au-delà de l’impératrice, elle accorda ses forces déclinantes à celles et ceux qui représenteraient sa mémoire.

Plus d’un en resta bouche bée.

La trahison nous frappe à un instant inopiné. Mais si elle n’est pas de notre côté, alors... Le cœur de Nafda s’emballa tandis qu’elle faillit lâcher ses dagues tellement leurs oscillations s’accéléraient. S’intensifiait une énergie insoupçonnée vers laquelle ses alliés et elle s’orientèrent, résonnait une nouvelle menace prompte à les défier.

Noki avait assisté au décès de sa sœur. Bien loin, en sécurité, sans pouvoir la protéger des cimeterres de son impératrice. Sanglots et hurlements se cumulèrent pendant qu’elle accumulait un flux sidérant l’ensemble des miliciens.

— Noki, qu’est-ce que ça signifie ? vociféra Koulad. Puisque Ségowé s’est jetée sur notre souveraine, elle n’a que ce qu’elle mérite !

— Vous…, marmonna-t-elle en renâclant. Elle était mon sang, elle était ma vie. Je vais vous massacrer jusqu’au dernier !

À bonne distance se campait Nafda, même si ses dagues en réclamaient davantage, réduite à un état de témoin. Des semaines entières à nous faire berner. Tous les chefs des grandes cités seraient donc des traîtres à notre patrie ? Noki nous avait même cachés son statut de mage. Mes armes auraient pourtant dû la détecter, comment est-elle parvenue à se camoufler ? Une lueur inimaginable l’éblouit alors jusqu’au plus profond de sa prunelle.

Un vortex bariolant d’une myriade de nuances fusa à une vitesse détonante. Balaya des dizaines de miliciens pris au dépourvu. Chair déchiquetée ou calcinée, ils trépassèrent dans les pires souffrances envisageables, alors que même le kurta échouait à amortir l’impact du sort. Seul Koulad, épaulé par une demi-dizaine de confrères et consœurs, le détruisit avant que son épouse ne reçût de sérieux dommages.

Autour des cendres et des dépouilles se dressaient les deux meneuses qu’un creux séparait. Bennenike s’avérait incapable de marcher par elle-même. Noki avait tant déchargé de flux qu’elle devait en récupérer, des mottes d’herbe grisâtre s’étalant à ses pieds.

— C’est ainsi que tu m’as dupée, lança Bennenike. T’allier pour abattre la rébellion de Ruya pour mieux me trahir. Même si je ne t’accordais pas beaucoup de confiance, c’était déjà trop.

— Vous avez tué ma sœur ! rugit Noki. À mon tour de vous déclarer la guerre, maintenant. Je vous pourchasserai jusqu’à l’autre bout de l’empire. Vous crèverez tous !

— Tu ne seras qu’une félonne de plus.

Des crépitements succédèrent aux répliques. Quelques instants durant, Bennenike et Noki se fixèrent, animée d’une énergie sans pareil en dépit de leur immobilisme. Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? Leurs troupes respectives s’armèrent en perspective d’une prolongation de l’affrontement, sauf que Noki décida de battre en retraite en s’apercevant de l’état mitigé des siens. Avisant ses nombreuses pertes, tout comme les blessures de ses subordonnés survivants, l’impératrice n’ordonna pas de les traquer.

— Nous nous sommes assez battus pour aujourd’hui, déclara-t-elle. C’est fini… pour le moment. Hélas, sitôt débarrassé d’une rebelle, une autre vient prendre sa place.

J’ai du mal à apprécier l’ironie de la situation. Enfin Nafda rengaina ses lames afin de soutenir son impératrice dans sa convalescence. Quand les braises crachaient leurs dernières fumées, quand l’acier cessait de chuinter, alors tous chérissaient une accalmie aussi sombre qu’éphémère.

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