Chapitre 35 : Force divisée
NAFDA
Même assis, même restreint du moindre de ses mouvements, il parvenait à glacer le sang. D’un premier coup d’œil, il se méprenait à un détail du décor, un des nombreux mages que les troupes impériales se targuaient d’avoir capturé. Nafda examinait pourtant au-delà de ces considérations et tressaillait par moments à force de croiser son rude regard. Si bien qu’elle gardait en permanence une main à proximité de ses dagues, juste au cas où.
Assar demeurera particulier jusqu’au bout. La preuve qu’une solide carrure est compatible avec une bonne maîtrise de la magie. Il n’est pas un meneur, et sans Ruya, il n’ira pas bien loin.
Tout de même… Qui nous l’a livré ? Quel intérêt à nous le jeter, proprement ligoté, sans nous en apprendre plus ? Bennenike n’en a cure, c’est juste un trophée à hisser pour célébrer notre victoire.
Nafda se focalisait tant sur le captif que tout le reste se résumait à des perceptions. De la marche synchronisée des miliciens, du friselis des palmiers perchés le long de l’oasis aux vibrations des poutres soutenant les tentes, ses sens restaient aux aguets.
Ce pourquoi son cœur manqua un bond à l’arrivée de Bennenike.
L’impératrice ne s’exhibait pas de pleine stature, au lieu de quoi avait-elle les épaules baissées et l’expression adoucie. Bien sûr, son image en privé. Pourquoi un tel sourire ? Elle n’a pas à recourir à ces artifices pour que je lui fasse confiance ! À moins que… Proche de se détourner d’Assar, l’assassin continua de la fixer en parfaite imitation de Bennenike.
— Surprenant, n’est-ce pas ? songea-t-elle.
De l’arrogance exsudait des traits de la dirigeante et s’intensifiait chaque seconde à toiser Assar, lequel répliquait avec silencieuse hostilité. De biais elle évaluait sa protégée dont le front se plissait à mesure qu’elle la dévisageait. Ses lèvres remuèrent, ses doigts se resserrèrent, et enfin ses idées de matérialisèrent :
— Pourriez-vous être plus précise ? insista Nafda.
Bennenike se fendit d’un bref ricanement.
— Moi qui vantais ta subtilité au-delà de tes sillages sanguinaires, ironisa-t-elle. J’évoquais bien sûr Assar. Un mage costaud, d’une indubitable férocité, se présente à nos pieds. Il grogne mais est inoffensif. Il nous juge mais ne nous agresse pas. D’un point de vue limité, il appartient à la catégorie des vaincus, tout le contraire de nous.
— Et quelle est la perspective plus générale ? interrogea l’assassin.
— Notre triomphe n’était que temporaire. Chaque fois que je mets une insurrection à bas, une autre émerge, et je crains ne plus être en mesure de poursuivre longtemps à ce rythme.
— Vous faites part de vos doutes en face d’un adversaire…
— Étant muet, il ne représente aucun danger. Tes inquiétudes sont cependant légitimes.
Pourquoi se comporte-t-elle ainsi ? Je la reconnais à peine. Aviser la rogne d’Assar qui s’épaississait de secondes à secondes suffirait à en crisper plus d’un. Pourtant Bennenike persistait à le dédaigner, et le prisonnier disparut sous l’ombre de sa cape quand elle emmena l’assassin plus loin. À l’écart de l’oasis, là où l’étoile diurne créait des ondulations sur l’étendue dorée, elle caressa doucement l’épaule de Nafda.
— Je désirais me servir de lui comme exemple, se justifia l’impératrice. Et peut-être pour me rassurer.
— Cela ne vous ressemble pas ! rétorqua Nafda. Vous êtes Bennenike l’Impitoyable, trente-troisième impératrice du plus puissant du monde, que vous dirigez d’une main de fer depuis une dizaine d’années ! Vous ne pouvez hésiter ainsi.
D’un soupir la souveraine se trahit, avant de s’affaisser un peu plus.
— Tout ce que je désirais, déclama-t-elle, c’était un empire stable et prospère. Juste une paix durable, un nouveau départ pour cette nation. À l’époque de mon accession, je m’imaginais toute puissante, en mesure de remplacer mon piètre père. Désormais je réalise combien sa tâche était ardue…
— Eh bien, commenta Nafda, le souffle coupé. C’est vous qui me surprenez.
— Après toutes ces années, tu découvres des aspects inédits de ma personnalité. Ou bien les années m’ont transformée… Tant pis, j’assume. Mon plan de règne était relativement simple. Me débarrasser à jamais des mages. M’assurer que mon peuple ne souffre plus. Maintenir de bonnes relations, tant internes qu’externes. Guère de conquêtes, puisque l’Empire Myrrhéen est déjà assez vaste, avec de notables différences régionales. Et où en sommes-nous ? Des représentants de Gisde, Ordubie et Kishdun se sont soulevés contre mon autorité. Nous sommes en guerre contre l’Enthelian.
— Deux fronts en même temps, donc ?
— Hélas. Je pensais pouvoir m’absenter d’Amberadie afin de mener ma propre campagne, m’illustrer après avoir donné l’impression que je me retranchais dans mon palais. Quiconque dirige un pays doit savoir maîtriser les armes afin de se battre lorsque les circonstances l’exigent.
— Qui pourrait vous le reprocher ?
— Personne, sauf moi-même pour mon manque de stratégie sur le long terme. La guerre au nord-est a pris des proportions plus grandes qu’escomptées. Comment l’Enthelian réussit à résister autant ? Les événements à Thouktra auraient déjà dû détruire mes préjugés.
— Je l’ignore… Pourquoi vous confier à moi ? Je n’ai aucune connaissance du monde militaire. Peut-être craignez-vous de montrer une facette plus vulnérable de votre personne ? Koulad pourrait…
Nafda s’écrasa sous la puissance de son regard. Sans vibrer, ni tressaillir, son corps ressentait l’aura que l’impératrice extériorisait. L’écouter sans la contrarier. Dans son regard, je ne lis même plus une confiance absolue… Bennenike était proche de s’appuyer sur le tronc d’un palmier, mais elle se limitait à se river vers l’immensité du désert. Toujours s’assurait-elle de considérer sa protégée.
— De nombreux problèmes me taraudent, avoua-t-elle. J’aurais dû occire Noki Gondiana au lieu de son insignifiante benjamine. J’aurais dû accélérer le recrutement de nouveaux jeunes soldats pour l’effort de guerre. J’aurais dû retourner en Amberadie bien plus tôt. Mais il existe une autre menace planant depuis bien trop longtemps.
— Horis Saiden, devina Nafda.
— Mon plus grand regret. Il te suffit d’imaginer combien les choses auraient été différentes si je l’avais exécuté au lieu de le faire prisonnier. À chacune de ses apparitions, il commet de terribles dommages, et je crains que cela n’empire.
— Vous m’avez appelée pour cette raison précise.
D’un hochement Bennenike prouva les soupçons de Nafda, aussi des étincelles strièrent son faciès. L’assassin banda ses muscles comme pour répondre à un lointain et direct appel, auquel elle s’offrirait toute entière. Mais dans l’expression de son impératrice flottait plutôt une once de frayeur.
— Il a assez nui, trancha-t-elle. Nafda, cette responsabilité t’incombe.
— Un honneur à accomplir, fit l’assassin. Inutile de vous tracasser davantage.
— Je me fie à toi, et j’espère que tu me le rendras. Toutefois, je te précipite aussi vers le danger.
— Parce que vous croyez que Horis m’effraie ?
Bennenike ferma les paupières quelques instants, avant de se mouvoir hors de la chaleur grandissante. Attentionnée mais étrange. J’ai souffert, j’ai parfois échoué, mais j’ai toujours survécu. Ses hésitations n’ont pas lieu d’être ! Quand elle s’arrêta, l’assassin occupait encore plus le centre de ses préoccupations, et son impavidité factice devint flagrante.
— Qu’il envahisse ou non tes visions et cauchemars, affirma Bennenike, il demeure un puissant et opiniâtre adversaire. Il a survécu là où des mages dans de meilleures positions ont succombé. Voilà pourquoi tu ne dois pas le sous-estimer.
— Ce n’était pas mon intention ! rectifia Nafda.
— Très bien. Dans ce cas, nos chemins risquent de se séparer pendant un moment.
Haletante et hésitante, entre surprise et méprise. Nafda ne sut comment réagir au sourire sibyllin avec lequel la dirigeante la mesurait. Lentement, elle cala son visage entre ses joues et déposa un baiser sur son front, suite à quoi l’assassin en frissonna.
— Je dois rentrer en Amberadie, déclara-t-elle. J’ai confié à Koulad le rôle de meneur de nos troupes. C’est lui qui devra brandir la tête arrachée du cadavre de Noki. C’est lui qui ramènera Dénou saine et sauve, la pauvre sans doute encore prisonnière de vils esprits. Ton objectif, comme nous en avons discuté, sera donc discret. Participe à l’effort de guerre jusqu’à te rapprocher de Horis.
— Vous supposez donc qu’il fera irruption d’un moment à l’autre ? demanda Nafda.
— Pour sûr. S’il est apparu une première fois au cours d’une bataille, il y reviendra. Cela expliquerait pourquoi il n’avait pas attaqué les soldats de Noki. Parce qu’ils étaient alliés depuis le début. Peut-être va-t-il la rejoindre, maintenant qu’ils sont tous révélés. L’occasion de frapper. Car la possibilité d’isoler et d’éliminer Horis Saiden se présentera assez vite, j’en suis persuadée.
— Je me fie à vos prédictions. Et je ne vous décevrai pas.
— Tu as intérêt. À bientôt, Nafda.
De nouveaux frissons remontèrent jusqu’à son échine à l’éloignement de Bennenike.
Après tout ce temps, je dois encore prouver ma loyauté. Je suis l’assassin de l’impératrice, rien ni personne d’autre ! Pourquoi elle… Pourquoi ?
Le reste de la journée défila rapidement. De loin, telle une éclaireuse rôdant autour du campement, Nafda observa les miliciens et militaires entamer leur séparation. Une majorité demeurait congloméré en vue d’affronter la prochaine insurrection, une minorité constitua l’escorte de leur impératrice. Flanquée d’un pareil rempart, composé de dizaines d’hommes et de femmes lourdement équipés, Bennenike exigea qu’Ulienik, Badeni et Amenis revinssent avec elle. Volontés se muèrent en instructions, à sa satisfaction, et ses souhaits s’exaucèrent encore lors de ses adieux à Koulad, qu’elle embrassa passionnément.
Les uns s’enfoncèrent dans les limbes du désert d’Erthenori, les autres firent de Nilaï leur terrain d’affrontement, et pour certains leur futur tombeau.
Une solitude à apprécier, loin des trouble-fêtes. Désolée, Koulad, mais je préfère éviter votre compagnie. Accomplissez vos objectifs et je réaliserai d’autant mieux les miens.
Ainsi se poursuivit la guerre.
Des semaines ressemblantes, lors desquelles la collision des armées retentit de plus belle. Avec Koulad à la tête des forces impériales, les hostilités adoptaient une tournure inédite, constituées de victoires raréfiées. Un front entier se créait entre les régions de Nilaï et Kishdun. Moult villes dépêchaient des renforts chaque fois que de significatives pertes étaient à déplorer. Entre les tentatives de blocus, cumulées avec les récoltes gâchées et les biens réquisitionnés, des milliers de citoyens fuyaient la région à contrecœur. L’on racontait que Noki se portait garante de leur bien-être, ce contre quoi Koulad pestait, seulement désireux de l’occire au cours d’un duel épique.
Ce qu’il échoua à faire.
Après chaque confrontation, il se repliait dans sa tante, où il débattait stratégie avec les plus hauts gradés parmi ses alliés. D’autres tactiques étaient alors utilisées : encercler leurs adversaires, prendre avantage de leur environnement et envoyer leurs soldats vagues après vagues constituaient autant d’approches. Parfois elles se révélèrent, parfois elles menèrent à des défaites supplémentaires.
Au sein de cette multitude, dont beaucoup de voix s’éteignaient au fur et à mesure, Nafda s’ingéniait à tracer sa propre voie. Elle survivait à chacune des escarmouches quoique des entailles additionnelles lui zébraient la peau.
Assez de me comporter comme une vulgaire militaire ! Le véritable ennemi se tapit quelque part, au-delà de cette horde enragée. Je dois explorer les recoins les plus sombres et les moins explorer afin de repérer Horis. Et alors qu’il tremblera à ma vue, il apercevra trop tard mes lames se plonger dans son corps.
Les idées restaient, lui engendraient d’agréables frémissements. Or l’animèrent-elle quand Koulad l’enjoignit à le rejoindre dans sa tente. Intriguée, Nafda s’y dirigea avec promptitude, et sa silhouette se découpa entres les ombres sitôt qu’elle entrevit les contours des toiles.
Le milicien était installé sur une large chaise, ses mains enroulées autour de la hanse d’un pichet de liqueur fruité. Il servit d’abord Xeniak et Djerna, trop concentrés à savourer qu’à dévisager l’assassin. Après quoi il se versa une généreuse portion qu’il déglutit en une fraction de secondes. Et recommença. J’ai enfin trouvé un domaine dans lequel il est talentueux.
S’essuyant ses lèvres humectées d’alcool, Koulad avisa la présence de Nafda à qui il adressa un vague signe de la main. Elle s’installa sur la chaise d’en face sans son accord explicite, opina sans qu’un pli ne déridât sa figure.
— Tu vas être contente, ironisa-t-il, sa langue clapant involontairement contre son palais. Tu vas finalement avoir l’opportunité de t’illustrer.
— On dirait presque que vous parlez à vous-même, répliqua Nafda.
Djerna et Xeniak foudroyèrent la jeune femme du regard, proche même de défourailler. Qu’ils approchent si cela les enchante, ces deux-là sont surtout dans la provocation. Koulad les découragea toutefois d’entreprendre quoi que ce fût. Devant Nafda, la tension grandissait, des muscles se crispaient, et la conversation s’entrecoupait de coups d’œil.
— Restons sérieux, lâcha Koulad. Enterrons nos vieilles rivalités, histoire de gagner en efficacité. Nous sommes des soldats, tu es une assassin. Et tu nous accompagnais juste le temps de trouver nos ennemis les plus cachés, ce qui ne s’est pas encore concrétisé.
— Je m’y consacre pleinement, s’expliqua Nafda en se retenant de grogner.
— Nos éclaireurs se sont mieux débrouillés ! Il est toujours important de bien sonder le terrain. Figure-toi qu’au nord, près d’un sommet de dunes, ils ont trouvé des cadavres de mages.
— Eux en moins, donc. Mais pourquoi se préoccuper ? Les rapaces se repaîtront de leur chair et le sable ensevelira leurs os.
— Pour deux choses intéressantes à noter. D’une part, ils ont été tués par des mages, c’est ce que révélait en tout cas leurs plaies. D’autre part, vers l’est, ils ont cru apercevoir Horis Saiden, mais n’ont pas osé se mesurer à lui. Toi, en revanche… C’est ce dont tu rêvais.
Encore des frissons, d’une intensité sans égale, exhortèrent Nafda à se redresser. Un sourire étira ses lèvres à l’esquisse de réjouissantes perspectives. Il suffisait de s’acharner. Combien de temps t’imaginais-tu nuire hors de portée de mes lames ?
— Je suppose que je dois vous remercier, fit-elle.
— C’est la moindre des choses ! s’exclama Djerna. Nos éclaireurs t’ont mâché le travail.
— Et ils te conduiront jusqu’aux dépouilles, dit Xeniak. Pour qu’enfin tu portes le coup fatal.
— J’aurais tout donné pour être le tueur de Horis Saiden, soupira Koulad. D’autres responsabilités m’incombent. Va vers ta quête, Nafda. Sois victorieuse. Et ne reviens pas vers nous après.
Tout s’emboîte à merveille. Une autre occasion de m’humilier, mais je me fiche bien de leur opinion. Ruez-vous vers les grandes batailles, sonnez les cors, tant que je ne vous croise plus.
Forte de ses instructions, Nafda se joignit aux éclaireurs à l’extérieurs, abandonnant la tente et sa population peu recommandable. De nébuleuses pensées l’habitèrent tandis qu’ils se mouvaient dans la rudesse du désert.
Là où séchait le sang l’attendrait sa destinée.
Là où l’adverse de toujours se dressait s’entremêlerait leur volonté.
Et pourtant, au plus profond de son cœur, Nafda savait qu’il ne s’agissait pas seulement d’eux deux.
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