Chapitre 36 : Fracassante rencontre (3/3)
Des minutes d’égarement, lors desquels l’éreintement venait à poindre, conduisirent les inquisiteurs aux tréfonds du conflit. Dans cette sombreur scintillait un éclat. Il s’avéra d’abord chiche avant de s’intensifier petit à petit, de devenir plus palpable. Au même moment se clarifiait la voix familière qui liait Docini et Zech.
— Emiteffe, tu es proche ! s’écria Hatris.
— C’est vous qui réduisez la distance, contesta Emiteffe. Il est bien temps.
— Pourquoi ? Tu étais censée être la guide au milieu des ténèbres. Mieux, même, un parangon d’équanimité ! Que t’arrive-t-il, Emiteffe ?
— Jusqu’à peu, Saulen et moi concilions dans une impeccable harmonie. Hélas, la perspective d’occire Godéra a commencé à le tourmenter. Un désir puissant lorsqu’il est modéré, ravageur dans le cas contraire.
— Sa quête de vengeance le consume ?
— C’est bien cela. Quand nous avons tenté de dévier le sort de Taori, il l’a spécifiquement orienté vers Godéra. Il pensait la tuer sur le coup, sauf qu’elle a une résistance et réactivité hors norme, comme anticipé.
— Et maintenant ?
— Il est face à elle, se vouant corps et âme à sa destruction. Il refuse l’aide de quiconque… Même la mienne.
Hatris ne sut quoi répondre et Docini non plus. À défaut de commenter, la cheffe continua de traverser le bosquet, avant de réaliser qu’il emmenait Zech auprès de Godéra. Que faire ? Je ne peux l’exposer au danger ! Mais en ce moment, c’est Saulen qui prend trop de risques ? Pourquoi agit-il ainsi ? La colère ne doit pas prendre le pas sur nos actions !
L’implacabilité de la scène paralysa nettement Docini, si bien que Zech faillit glisser hors de ses bras. À vigueur accrue s’enserra son emprise en dépit des perturbations environnantes. Par dizaines les dépouilles parsemaient une étendue desséchée, de laquelle toute vie avait été annihilée, n’étaient les deux individus en leur centre.
Ils se dressaient entre les jets de foudre et les piliers ignés. Ils se hissaient parmi des flots tumultueux et les orbes clignotant au gré des ondes de flux. Là où l’existence s’éteignait s’établirait le tant attendu face à face.
D’un côté se fixait Saulen, raidi tel un poteau : par paumes ouvertes ses pouvoirs se déployaient de toute leur portée.
De l’autre côté pantelait Godéra, les genoux fléchis : par ses mains moites s’accrochait-elle aux quillons de sa lame.
Des plaies maculaient chacun des belligérants sans qu’ils renonçassent. Ils resteraient debout tant qu’un souffle de vie animerait leur adversaire. Brûlerait la rogne comme les coups se déverseraient telle l’inexorable averse.
Une unique personne put perturber leur sérénité. Des flammes semblèrent jaillir de leur iris tandis qu’ils toisèrent Docini, laquelle en resta bouche bée. Je ne les reconnais plus… aucun des deux.
— Une situation si déjà vue ! lança Godéra. Moi seule en face d’Emiteffe, coincée dans les limites de son réceptacle ! La différence, c’est que j’aie perdu plus d’alliés que vous, cette fois-ci. Maudite soit Taori !
— Bientôt tu seras incapable de proférer quoi que ce soit, répliqua Saulen. Docini, je vous remercie pour votre aide, mais vous m’êtes inutile, à présent.
— Bon sang ! s’écria Docini. Mais de quoi parles-tu, Saulen ?
— Votre duel fantasmée avec votre sœur n’aura pas lieu. Votre rôle de meneuse de chacune des deux armées était déjà une coïncidence trop grande. J’étais destiné à me trouver ici.
— Il n’y a pas de destinée, Saulen, juste des choix ! Tu as pris la décision d’affronter Godéra seule, mais il n’est pas trop tard pour changer ! Ne rejette pas la main se tendant vers toi !
— Ces formulations toutes faites me lassent. Ne voyez-vous pas ? Tant de mages hissés sur un piédestal pendant que je restais dans l’oubli. J’avais promis de devenir le digne fils de mon père. Il n’y aura pas d’autre opportunité que celle-ci.
— Emiteffe avait raison, cela vire à l’obsession ! Je suis là et je vais t’aider !
Il le faut… Il le faut ! Saulen, ce n’est pas digne d’un mage ! Délicatement, Docini déposa Zech entre racines et buissons, puis se retourna car quelqu’un d’autre requérait son aide. Ce même s’il ne le reconnaissait pas. Elle tenait l’épée à sa dextre, avançait au mépris des pylônes de flux environnants. Par de grands gestes manifestait-elle sa volonté, mais bientôt elle se heurta à la rage de Saulen.
Il la projeta à proximité de Zech.
De puissantes ondes écrasèrent son corps tout en lacérant ses membres. Docini atterrit avec fracas et roula sur plusieurs mètres. De nouveaux déchirements ouvraient sa peau tandis qu’elle s’accrochait à la sèche terre, son souffle coupé, comme si sa respiration allait brutalement cesser.
Trop de blessures l’ankylosaient que pour recouvrir une pleine forme. Ainsi impactée, saignant à de multiples endroits, l’inquisitrice échouait à risquer une seconde tentative. Au lieu de quoi elle se mettait à ramper, résignée à l’idée d’être une spectatrice.
D’un duel moins déséquilibré qu’on l’eût imaginé.
Les protestations de Hatris et Emiteffe se multiplièrent mais parurent vaines. Quitte à vider son environnement de son essence, Saulen déploya sa pleine puissance.
Des piliers de flamme se dissipèrent en grésillant sous la lame de Godéra. Des jets de glace et de sable s’évaporèrent d’identique manière. Des sombres rayons tourbillonnèrent la même cible dont les parades perdaient en fluidité. Plus Godéra s’y consacrait et plus elle se courbait. D’abord des égratignures, puis brûlures et taillade la souillèrent. Aucun grognement ne la soignerait, alors elle se contenta de surmonter la douleur, de temporiser en position défensive.
Je croyais que Saulen avait appris. Qu’il avait acquis les connaissances nécessaires pour une maîtrise parfaite. Là il se sert de la magie de la plus directe des voies possibles, ce qui ne fonctionne pas, car ma sœur est accoutumée à y faire face ! La solution est toute autre ! Je dois…
Une escarre souleva la poitrine de Docini. Spectatrice de toujours, astreinte au statisme, elle vit combien les traits de son aînée se déformaient. Godéra ahanait en soulevant son arme et pourtant elle se dirigeait vers sa cible avec opiniâtreté. À faible distance elle récoltait d’autant plus les sorts de Saulen, mais elle n’en avait cure, car elle le forçait à s’ériger des remparts.
Tout se déchaînait, rien ne se déstabilisait.
Entre création et destruction s’opposaient les duellistes. Aux hurlements de Godéra contrastait le silence de Saulen. Au flux constant mesurait l’implacabilité des armes. S’enchaînaient des collisions d’amplification grandissante, après lesquelles de nouveaux dommages les mordaient.
Saulen se targuait pourtant d’être au-delà des conceptions de douleur. Il était nimbé d’un halo nacré que renforçaient des vagues hyalines. Près de lui s’accumulait la plus pure des clartés par laquelle il se fortifiait. Des fragments de lueur se reflétaient sur sa cornée et sur le bout de ses doigts. Ses cheveux flottaient sous sa propre impulsion par surcroît. D’un visage de marbre il toisait son opposante et s’assurait que la cadette fut incapable d’intervenir.
Un mage authentique ? Non, il lui manque quelque chose. Il me suffit juste de trouver le bon mot… À défaut de savoir bouger.
Râler de douleur n’empêcha guère à Godéra d’esquisser un sourire.
— Riez si cela vous enchante, marmonna Saulen. La fatalité vous emportera quand même. Après tout, vous avez tué mon père.
— Ton père a eu le privilège de mourir par ma main ! répliqua Godéra en serrant les dents. Le mien est décédé en glissant dans les escaliers.
— On a le destin qu’on mérite.
— Tu verses dans la provocation ? Ne crie pas victoire trop vite, Saulen.
— Mon triomphe est inévitable. Emiteffe a peur car la dernière fois, elle a échoué face à vous, mais votre couardise transparaît. Votre seule manière de l’emporter est de faucher des adversaires affaiblis. Assez lamentable.
Sur ces paroles se scellerait l’affrontement. Tel se matérialisait la volonté du jeune homme dont les paumes s’ouvrirent une fois encore. Des volutes de flux en émanèrent avant de s’épaissir considérablement. Une multitude de couleurs chatoya au cœur de l’opacité.
Mais une paire de silhouettes se profila contre toute attente. Deux ombres que même la puissance du mage échouait à détecter.
— Saulen, derrière toi ! s’égosilla Docini.
Lorsqu’il se tourna, il fut déjà trop tard : Meribald et Soverak avaient surgi de biais. Ils abattirent leur épée sur les flancs de Saulen, lequel croula à genoux.
Il était à la merci de ses adversaires.
Plus aucune assurance ne s’exhibait de son faciès.
Au contraire de Godéra, dont la lame brandie refléta les éclats du flux déclinant.
— Jamais je n’aurais imaginé me débarrasser du fils après du père ! s’ébaudit-elle. Pourvu qu’Emiteffe parte avec toi !
Godéra traça une ligne diagonale qui traversa le corps de Saulen.
Des filets de sang jaillirent de son torse tandis que son visage s’était blanchi à l’excès. Dans un ultime soupir, son corps se sépara en deux morceaux, qui bientôt jonchèrent le sol.
D’une part s’entonna le rire tangible de Godéra, d’autre part se répercutèrent de terribles mais non moins réels sanglots. Autant Hatris qu’Emiteffe s’y consacraient, prouvant au moins un tort dans le trépas. Docini, quant à elle, était encore trop faible pour se mouvoir, toutefois des larmes creusèrent des sillons sur ses joues.
Pourquoi, Saulen ? Ton obstination aura creusé ta perte ! Ce n’est pas faute de t’avoir prévenu !
Non… Encore une fois, une seule coupable. Ma sœur.
Mobilisant toutes ses forces, Docini parvint à se relever, quoique dans un équilibre instable.
Déjà Godéra, Soverak et Meribald détalèrent en sens opposé, abandonnant la dépouille de Saulen derrière eux. Non car ils tremblèrent face à Docini, plutôt à cause d’un regroupement désavantageux. Maintenant ? Leur arrivée est bienvenue, mais s’ils étaient arrivés un peu plus tôt, une autre vie aurait été sauvée.
— Vous ne vous enfuirez pas cette fois ! s’interposa Janya.
Quelques estafilades couraient le long du visage de l’inquisitrice sans l’entraver pour autant. Ni une, ni deux, elle héla soldats enthelianais et inquisiteurs modérés à la poursuite des radicaux, mais ils avaient une trop longue distance à rattraper. Ils s’en tireront, encore et toujours… Et continueront de nuire.
Des masses distinctes rétrécirent à l’approche de l’horizon. À son échelle, Docini percevait un soulagement teinté d’horreur. Taarek s’était arrêté auprès de Zech à qui il prodigua son soutien et Édelle fit de même. Les iris de Docini s’illuminèrent à l’approche de sa bien-aimée : aucune taillade n’avait été en mesure de la ralentir. Toutes deux s’embrassèrent même si les lèvres d’Édelle eurent un goût amer après ce à quoi la cheffe venait d’assister.
Elles s’orientèrent vers le corps de Saulen. Des pleurs coulèrent, des plis se formèrent sur leur figure. Mais alors qu’elles se plongèrent dans le mutisme, un écho résonna dans la tête de Docini.
— Je me suis efforcée et j’ai raté, déplora Emiteffe. Saulen ne sera pas le réceptacle de notre victoire. Pourvu qu’il repose en paix malgré tout.
Intriguée, Docini garda une main enroulée sur celle d’Édelle, et tendit l’autre en direction de la voix. Soudain une énergie bienveillante se mit à l’envelopper. Elle resta elle-même en accueillant un nouvel esprit. Le flux si longtemps contenu en elle s’amplifia, circula à l’intérieur de son corps. Rarement avait-elle connu une si agréable sensation.
Son souffle ralentit, son corps s’inclina, mais elle demeura digne au moment de subir la fusion.
— Tu n’es pas une mage, mais Zech non plus. Sois la nouvelle porteuse de ma volonté sans renoncer à la tienne, et sans te perdre en chemin. Ceci est ma dernière chance. Battons-nous ensemble, Docini.
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