Chapitre 38 : Après les faits (1/2)

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FLIBERTH


Tout ce temps à voyager d’une région à l’autre, puis d’un pays à l’autre, un poids alourdissait le cœur de Fliberth. À chaque halte, il ressentait l’impression de courir après un objectif s’éloignant en permanence. Ce n’était ni faute de tendre le bras, ni de s’époumoner en essayant de le rattraper.

Nous serions revenus au pire moment ? Si la mort en a emportés beaucoup… Non, il ne faut pas imaginer le pire !

Des angoisses temporisées, de nettes perspectives. Il suffisait à Fliberth de se référer à ses amis et il glanait des indices sur la position de leurs alliés. Si Vendri et Dirnilla restaient souvent à sa proximité directe, Muzinda et Oudamet préféraient s’isoler, désireux de rattraper le temps perdu. Gardes, soldats et une poignée de guérisseurs enthelianais agrandissaient leur escorte dès qu’ils s’arrêtaient auprès d’une ville, de sorte à former une coalition de plusieurs centaines de personnes au moment de franchir la frontière.

Muzinda et Oudamet s’efforcent de propager les informations à leur échelle. Pour l’instant, mes priorités sont ailleurs. Mais tout de même, c’est honorable de leur part, même si j’ai confiance en nos souverains pour la diffusion. Reste à savoir combien de temps il faudra. Ou d’abord si des mentalités évolueront en conséquence…

Bien que Fliberth écartât ces interrogations de son esprit, d’autres jaillirent à la découverte de la Belurdie. La patrie différait par ses paysages, d’apparence plus indomptables, constitué de sombres tertres, profondes forêts et d’humides marécages. Il était conscient que le territoire brillait davantage de sa partie est, mais l’image s’imprimait dans son esprit malgré lui. Un jour, il se complairait l’intense verdure, entre les lits de rivière dont les clapotis engendraient une harmonie. Un jour, il s’étendrait sur un linceul bariolé de fleurs sauvages. Il se moquerait des bourdonnements, il n’aurait cure des piqûres. Tout ce qui lui importait était d’atteindre cette quiétude et d’en profiter. Bientôt elle s’échapperait et le vide l’envelopperait.

Non, Muzinda et moi sommes plus seuls. Il a son partenaire et j’ai mes amis. J’en aurai sans doute perdu d’autres le temps d’arriver dans cette base. Et voilà encore que je crains le pire…

En guerre contre la Belurdie… Je m’aventure en terrain inconnu, pourtant j’ai l’impression d’avoir déjà exploré ces lieux. Une architecture similaire. Des origines communes entre nos deux peuples, comme si la frontière avait été tracée arbitrairement. Ce sont nos politiques qui s’opposent, pas nos citoyens.

Que ce conflit s’achève au plus vite. Il a déjà semé trop de divisions. Il a déjà emporté tant d’innocents…

Une sensation familière happait les enthelianais à force de faire galoper leurs montures sur les routes en grès. Peut-être que la présence de villages nichés sur des collines ondoyantes y contribuaient. De gigantesques moulins surmontaient des rivières sombrant dans les étendues de la flore, entre l’immensité des fermes et la modestie des chaumières et autres demeures. Peut-être que les villes, plus lointaines, apportaient davantage. Des maisons à colombages, aux toits de tuile de forme triangulaire, étaient percées de vitres teintées, disposées autour des plus grands d’édifices sur des dalles grisâtres.

Ainsi se présentèrent les ultimes instants de clarté avant la domination de l’obscurité.

Le groupe entier s’arrêta dès qu’ils repérèrent d’hostiles silhouettes marchant vers le sud. Depuis leur position, ils s’identifièrent sans équivoque la femme à leur tête. Elle était intacte nonobstant ses plaies. Elle était vivante malgré ce qu’elle venait de traverser, quoi que ce pût être.

— Godéra Mohild ! s’écria Vendri, ses mains se crispant sur les rênes. Rattrapons-la !

— Mauvaise idée, dit Fliberth. J’en ai envie autant que toi, mais regarde. Même si elle bat en retraite, elle est encore bien entourée.

— Alors nous devons laisser passer notre chance à cause de leur surnombre ? Encore une fois ? Chaque fois que le chaos s’empare d’une bataille, elle trouve toujours l’occasion de détaler ! Enfoirée de lâche.

— C’est ce que je craignais. Nous arrivons après l’affrontement. Peut-être pas trop tard pour soulager les nombreux blessés. Nous en avons les moyens.

Vendri émit un râle à défaut de s’exprimer autrement. Même le timide hochement de Dirnilla ne la rasséréna guère. Désolé, mais nous n’avons pas le choix. Elle a sa responsabilité dans la mort de Jawine.

Le groupe observa les troupes ennemies disparaître derrière l’horizon malgré eux. Sitôt les chevaux mis à l’arrêt qu’ils sondèrent le paysage plus en amont et en restèrent estomaqués, surtout Oudamet et Muzinda. Sur le sol fissuré apparaissaient de nettes démarcations. Entre un panorama sombre mais naturel et un lieu baigné de magie mais où le ciel lui-même semblait fracturé. Ils ne durent même pas lever la tête pour apercevoir l’ampleur des colonnes lumineuses, striées le long de toute la direction est, et qui se dissipèrent à peine.

— Où sont les survivants ? demanda Oudamet. Où sont nos alliés ? Pardonnez-moi, je ne les ai jamais rencontrés auparavant.

— Nous les trouverons, déclara Fliberth. Même s’il nous faut chercher des heures durant.

Et nous commençons dès à présent. Soutenant les brides de son cheval, Fliberth resta le meneur du groupe avec lequel il pénétra dans le paysage déchiré. Quelques instants à s’immerger au-dedans lui noua son estomac, et il remarqua des réactions similaires de la part de ses compagnons.

De multiples lueurs scintillaient de part et d’autre de la plaine. S’affaiblissaient les piliers de magie qui délimitaient l’étendue des dégâts. L’amplitude était telle que Fliberth ordonna à toutes et tous de ralentir leurs montures. Il s’agissait de parcourir avec circonspection, de détailler les environs emplis d’un mutisme glaçant. Tant de dépouilles éparpillées entre les brisures leur fendaient le cœur, surtout quand ils reconnurent des alliés. Ils en dénombrèrent des dizaines, puis des centaines. Parfois quelques taillades avaient suffi à les achever, d’autres fois les corps étaient méconnaissables.

Mais au-delà des sanglots vibrèrent toujours des interrogations. Ce fut à l’entente des agonisants que les gardes souhaitèrent interrompre les inspections. D’un claquement de doigts, des guérisseurs bondirent de leurs montures et se hâtèrent vers les malheureux. Un espoir avait beau résonner, beaucoup de lèvres se pincèrent sur des figures moroses. Avec un peu de chance, certains pourront être sauvés. D’autres, par contre… Nous n’aurons peut-être pas d’autres choix que de soulager leurs souffrances.

Aux bruits de pas cessa le semblant de quiétude. Un homme à l’équipement labouré et au visage éraflé s’appuyait sur un tronc en évitant de trébucher sur une racine. Son épée pendait au bout de sa main tandis qu’il haletait. À peine Fliberth identifia son appartenance que Vendri sauta hors de sa monture. Des plis déridaient son faciès dès qu’elle eut dégainé.

— Soverak Lishur ! reconnut-elle. Tu serviras de compensation après la fuite de ta cheffe !

— Je suis dans une impasse ? désespéra l’inquisiteur. J’étais le plus loyal bras droit de Godéra, pourquoi m’avoir abandonné ?

Sans attendre d’être suivie, Vendri s’élança sur une myriade d’invectives. Elle courait si vite que Fliberth échouait à la rattraper, toutefois il héla leurs compagnons en vue d’obtenir du renfort. J’ignore qui il est, mais s’il se trouve sur le chemin de Vendri alors qu’elle est énervée, je donne peu cher de sa peau. Soverak paniqua tant à la vue de la garde qu’il rebroussa chemin et étouffa un cri ce faisant. Sans doute escomptait-il la semer dans la densité des arbres ce malgré sa plus faible vitesse.

— Inquisitrices, inquisiteurs, à l’aide ! s’époumona-t-il.

Nul ne répondit à son appel. Soverak s’engouffra dans une densité au-delà de laquelle émergea prestement de la clarté. Souvent il regardait derrière lui, s’apercevait combien il était traqué, et pressait le pas en conséquence.

À sa poursuite, Fliberth et Vendri avisèrent des ombres danser entre les fragments d’opacité. Une femme et un homme surgirent par surprise avec la rapière au poing, ce pourquoi Soverak se risqua à bifurquer en sens opposé. Très vite il réalisa qu’aucune échappatoire ne se présentait à lui, qu’il devait se défendre.

Une parade succéda à son arrêt, une collision succéda à son esquive. De lourds et maladroits coups cadencèrent un combat désordonné. Soverak cherchait à désarmer ses deux adversaires, mais ses estocades manquaient d’impact et ses tournoiements de fluidité. S’affaiblissant sous les assauts, dépassé par la vitesse des rapières, il lâcha son arme avant même que Vendri et Fliberth atteignissent sa hauteur. Ses opposants lui avaient tailladé les jambes, si bien qu’il ne pouvait plus se mouvoir. Il s’était recroquevillé, vaincu. Il s’était ratatiné, désespéré.

Nous devons les remercier, je suppose. Qui qu’ils soient.

Un instant de silence entama les présentations. Dirnilla examina les combattants en faisant la moue, lesquels ricanèrent en dépit de leurs propres blessures. Avant de s’exprimer, ils sursautèrent à l’approche d’une nouvelle cohorte.

— Audelio, Sandena ! interpella une inquisitrice modérée. Vous vous êtes rendus utiles, finalement, en neutralisant quelqu’un d’aussi important ! Dathom avait tort à votre sujet, je le savais !

— À vrai dire, concéda Audelio, il était en fuite et diminué. Cet exploit n’est pas seulement le nôtre.

— Janya, c’est toi ? se réjouit Vendri. Tu es en vie, et en pleine forme !

D’autres visages familiers… Des mois entiers que je ne les avais plus vus. Si Fliberth reconnut aisément ladite inquisitrice, tout comme Zech derrière elle, les autres personnes étaient des inconnues. Deux jeunes individus aidaient une mage dont le teint se plombait davantage à chaque seconde, accompagné d’un couple d’âge moyen. Un homme aidait Zech à se déplacer. Une petite femme avec un bras lesté d’une lame marchait à hauteur d’une femme plus grande et costaude. L’azur de ses iris et la brillance de ses longues mèches dorées frappa Fliberth qui se cala aussitôt, même si l’allégeance se revêtait guère d’apparence. Serait-ce la fameuse Docini ? Elle ressemble tant à son aînée… tout en étant si différente.

Au sourire de Vendri naquit l’espoir de maux apaisés. Hélas, plus Janya réduisait la distance et plus des sillons creusèrent son visage. Jaillit un puissant cri une fois à portée de Soverak vers qui elle pointa son épée. Elle semblait parée à l’abattre sur lui d’une seconde à l’autre.

— Achève-moi donc, souffla Soverak. Ne commets pas la même erreur que ta maîtresse.

— Un peu que je vais te buter ! vociféra Janya. Ce serait la moindre des vengeances.

— Et on dit que nous sommes celles et ceux à nourrir des sentiments négatifs. Exécute un blessé puisque c’est tout ce dont tu es capable.

— Je vais te faire taire à jamais !

Janya entreprit d’appliquer la sentence. À quelques mètres seulement, Fliberth ne souhaita pas s’interposer, il opina même légèrement. Ce fut Docini elle-même qui s’interposa, et d’une voix forte déclara :

— Pas de ça !

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