Chapitre 44 : Sans retour (1/2)

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DOCINI


— Je ne comprends pas tout…, admit Docini.

— À la tête d’une armée, répliqua Dathom, comprendre les forces en jeu et les stratégies est facile. Un autre avantage par rapport à l’inquisition.

Adossée contre le mur latéral du bureau, Édelle consacra des injures au soldat, quoiqu’elles fussent chuchotées. Dathom ne réagit pas à la provocation, au lieu de quoi il se frotta la barbe, croisant une jambe sur l’autre en-deçà de la table.

Nous ne vivons pas dans un monde idéal, murmura Emiteffe. Sinon notre alliance ne serait formée que de gens agréables. Hélas, il faut s’y faire, car Dathom est un excellent militaire à défaut d’être de bonne compagnie.

Docini acquiesça face à un soldat perplexe. Pas juste une voix, mais une présence entière. Désormais je sais ce que ressent Zech. Il ne me reste plus qu’à m’y accoutumer… Elle décela un certain éclat dans ses iris bien qu’elle préférât consulter les cartes. D’où émergeait sa confusion : elle avait beau reconnaître le tracé des frontières, tout comme les différents reliefs et cours d’eau, plusieurs détails lui échappaient. Ce pourquoi ses yeux se levèrent, mains plaquées entre les papiers, et des rictus déparèrent son faciès.

— Reprenons depuis le début, déclara Dathom. Tu as bien parcouru la lettre de Noki Gondiana ?

— Bien avant votre arrivée ici, persiffla Édelle. Elle ne vous a pas attendu.

— Donc, si tu as eu le temps, pourquoi tu as l’air embrouillée ? Déjà, elle qui se targue d’être cheffe de guerre, cette lettre aurait dû m’être adressé.

D’un grognement Dathom appuya son idée alors qu’Édelle se retint de ricaner. Docini, de son côté, s’efforçait de conserver le sérieux gravé sur ses traits. Il faut croire que mon nom rayonne davantage. S’écoulèrent des secondes de mutisme propices à la réflexion, aussi l’inquisitrice se redressa et, sur un hochement de sa compagne, reprit la parole :

— La lettre… Pour résumer, la rébellion de Ruya zi Mudak a été vaincue, ses forces ont été dispersées, mais pendant cette bataille, Bennenike a ensuite assassiné Ségowé, la petite sœur de Noki, avant de se replier vers l’ouest. Ensuite l’impératrice a confié la direction de ses troupes à son mari Koulad, et ils se sont affrontés durant plusieurs batailles. Jusqu’à la disparition de ce dernier… Ce qui leur a permis de repousser les forces impériales par-delà la région de Nilaï. J’ai bien compris ?

— Tout compris, confirma Dathom. Alors pourquoi ces yeux dilatés ? Pourquoi cette tête penchée ? Pourquoi ces tressaillements ? Peut-être que ce n’est pas de la confusion… mais de l’inquiétude.

Si Docini avait réfréné le tremblement de ses lèvres et le hérissement de ses poils, elle dut s’éponger le front par-devers un Dathom dubitatif. Autrefois, je dissimulais mieux mes émotions… Mais ça fait aussi du bien de les extérioriser. Une once de baume lui enveloppa le cœur au moment où Édelle s’approcha, même si elles évitèrent le contact physique.

Des phénomènes exceptionnels ont frappé, déclara Emiteffe. Personne ne s’y attendait malgré les circonstances de la guerre. Docini, tu trémules, et tes appréhensions sont fondées. Seulement, je t’en supplie, ne te décourage pas.

Figée, dégoulinante de transpiration. La pâleur de sa figure avait atteint des proportions disproportionnées, si bien qu’Édelle enroula son bras restant autour de sa taille. Un instant durant, elles craignirent un mauvais regard de Dathom, il en sourcilla toutefois à peine.

— Ha, tu ne parlais pas seulement de cette lettre ! devina le soldat. Le lien est établi rapidement : plusieurs grandes figures de cette guerre se sont retrouvées au même endroit. Beaucoup ont perdu la vie, dont Koulad Tioumen. Troisième fois que l’impératrice est veuve, première fois qu’elle n’en est pas responsable !

— Et le monstre que tant de témoins ont décrit ? lança Édelle. Et la brèche dans les murailles d’Amberadie ? Et la capture de Horis Saiden ? Tout ceci est donc vrai ?

— Apparemment, Noki l’ignorait encore au moment où elle a écrit la lettre. Elle a mentionné deux des amies de Horis, Médis et Sembi, mais je ne les connais pas. De ce que je connais du gars, il n’est pas du type à avoir invoqué ce monstre. À sa place, par contre, je n’aurais pas commis la stupidité de protéger une population qui voulait mettre sa tête sur une pique.

— Est-ce que vous vous êtes déjà rendus en Amberadie ? demanda sèchement Docini.

Sitôt que Dathom répondit par la négative, Docini et Édelle lui dardèrent un regard dépréciateur. Mais prolonger leurs intentions ne suffit pas à la faire flancher, tant il prit ses aises sur sa chaise. Il haussa même les épaules face à ses deux accusatrices. Aucune honte, apparemment.

— C’est la meilleure ! blasonna-t-il. Deux anciennes membres de l’inquisition radicale se permettent de me juger ?

— Nous avons toutes les deux vécus dans cette cité, affirma Docini. Nous avons vu son cœur battre et ses âmes y prospérer. C’est contre le pouvoir et l’armée que nous combattons, pas contre leur peuple.

— Quelle différence ? D’où sont issus les soldats, à votre avis ? Recrutés parmi ce peuple que vous défendez !

Soudain Édelle fracassa son poing sur la table, et des feuilles voletèrent de part et d’autre de la surface.

— Et quelle est votre proposition ? rugit-elle. Les massacrer ? Notre alliance dépasse les frontières. Myrrhéens, enthelianais, belurdois, unis contre un ennemi commun !

— De telles accusations me vexent, répliqua Dathom. Je m’étais exprimé dès le début à ce sujet : tout ce qui m’importe, c’est d’empêcher mon pays d’être envahi et annexé par nos deux voisins. Pour être honnête, c’aurait peut-être le cas sans nos différentes alliances. Ironique, n’est-ce pas ? Cette guerre est destinée à trancher sur le sort des mages dans cette région, mais nous avons besoin d’eux pour gagner.

— Vous continuez de nous embrouiller ! Quels sont vos idéaux, à la fin ?

Une lueur s’intensifia dans les yeux de Dathom. Comme mû par un appel, il se mit debout, fléchit un genou et plaqua ses poings contre ses hanches. S’ensuivit un silence malaisant lors duquel Docini et Édelle se consultèrent en plissant le front. Un sourire forcé compléta la posture triomphante du chef militaire.

— Je n’ai pas d’idéaux, se targua-t-il. Et vous savez pourquoi ? Parce que je suis pragmatique et j’incarne la neutralité parfaite.

Pas de première modestie, déplora Emiteffe. D’autant plus qu’il a tort. Défendre son pays, c’est déjà une fin en soi. Il cherche juste un prétexte pour se placer au-dessus du reste.

— Les idéologies divisent les peuples et affaiblissent les esprits. Soyons plus malins que ça ! Suivons juste une série d’objectifs. Marcher vers le sud pour pousser nos ennemis vers des territoires de plus en plus restreints. Utiliser nos mages pour créer des ravages dans leurs rangs, surtout Taori. Horis n’a-t-il pas fait un appel avant d’être capturé ? Même s’il sera probablement exécuté d’ici peu, il peut inspirer des gens et donc amener des renforts ! Puis il faudrait nous joindre à Noki pour constituer une meilleure force de frappe. Vous voyez ? C’est ça, être pragmatique. Arrêtez de vous parer de dogmes et battez-vous.

— À quoi bon lutter si nous n’avons aucune raison de le faire ? riposta Édelle.

Finalement, c’est lui qui n’a rien compris. Il a ses principes, comme chacun d’entre nous, et ne l’admet juste pas. Tant que nous restons alliés… Face à deux inquisitrices sceptiques, impulsé par son apparente victoire, Dathom s’impatientait d’une réplique de ses interlocutrices. Seul le mutisme lui répondit, tout comme un discret échange de regards.

Puis on frappa à la porte, et avant même que Docini consentît, un crissement se répercuta dans la pièce. Un inquisiteur arborant un air contrit se présenta derrière le seuil.

— Cheffe ? interpella-t-il. Quelqu’un de particulier souhaiterait s’entretenir avec vous.

— Et ça ne pouvait pas attendre la fin de cette propre réunion ? se plaignit Dathom. Enfin, en quelque sorte, c’était déjà terminé.

— Qui est-ce ? questionna Docini.

— Aldayne Mohild, clarifia le jeune homme. Inutile d’en dire plus, je suppose.

Oh, commenta Emiteffe. Pas que j’aie été très présente ces dernières minutes, mais pour une affaire familiale, il vaut mieux me taire.

Ainsi se matérialisait le prétexte idéal à Dathom pour s’éclipser. Sans même attendre que la nouvelle invitée apparût, il franchit les battants de la porte et disparut dans la pénombre des marches. Pendant ce temps, Docini et Édelle déglutirent comme de la nausée remonta le long de leur gorge.

Maman, ça fait tellement longtemps… Tu as choisi le pire moment. D’un geste la cheffe voulut empêcher l’inquisiteur de partir, mais il leur tournait déjà le dos, et la porte claqua net.

Et les conditions pour la réunion de famille furent réunies.

Docini se gratta la nuque, se frotta les yeux, se mordilla les lèvres. Pas même le soutien d’Édelle ne l’extirpa de l’inévitable. Or, en y observant de plus près, elle décela une similaire gestuelle chez sa mère. Progressant par petites foulées, une mine morose fronçait sa figure déjà fendue de plusieurs rides. Une natte grisâtre courait le long de son dos voûté. Elle était enveloppée d’un tablier bai que des motifs en losange bigarraient. Si elle était presque aussi grande que sa fille, jamais elle n’égalerait sa carrure, aussi Docini se montra délicate au moment de l’enlacer.

Des larmes les submergèrent par surcroît.

Tellement longtemps, oui. La vieillesse est en train de te rattraper…

— Pourquoi tu es venue jusqu’ici, maman ? demanda Docini.

— C’est sur toutes les oreilles, murmura Aldayne. La guerre… Et surtout qui se retrouve en première ligne. Je ne pouvais juste pas cueillir des fleurs et couper la haie de mon jardin. Docini… Tu ne vas pas affronter ta sœur, si ?

Relâchant les bras, se détachant de sa génitrice, l’inquisitrice fixa sa mère avec une expression teintée de regret.

— J’ai déjà failli à plusieurs reprises, confessa-t-elle. Un jour ou l’autre, peut-être, nous nous battrons en duel, et une seule de nous survivra.

— C’est l’unique solution ? insista sa mère. Écoute, je sais que Godéra a fait beaucoup d’erreurs, mais…

— Des erreurs ? fit Édelle en croisant les bras. Savez-vous combien de nos amis Godéra a tués ? Pardonnez-moi, mais si vous avez engendré une magnifique et dévoue fille, l’aînée est un monstre.

Voilà ce que je craignais. Ce n’est pas le moment de se disputer. Bien que la cheffe s’évertuât à couler un tendre coup d’œil à sa mère, tel n’était pas le cas d’Édelle dont la mine se durcissait davantage à chaque seconde. Alors Docini se dirigea à brûle-pourpoint vers elle dans une tentative de l’apaiser. Les traits de sa partenaire eurent beau s’adoucir, elle n’exprimait toujours aucune sympathie envers Aldayne.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle, éludant le dédain à son égard.

— Édelle Wisei, se présenta l’inquisitrice. Docini et moi sommes plus qu’amies. Et l’existence même de notre relation est un affront pour Godéra. C’est elle qui m’a tranché le bras, si vous voulez tout savoir.

— Tu as toutes les raisons de haïr, concéda Docini. Mais par pitié, ne rejette pas la faute sur maman. Elle n’est pas responsable de ce que Godéra est devenue.

— Ce… Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis désolée…

Édelle s’était déjà rembrunie et cela s’empira. Des instants de suspension, à éprouver quelques remords, à se fondre dans l’amertume. Elle posa sa tête sur l’épaule de Docini tout en lui tenant la main, face à une invitée aux mots périclitant dans sa bouche. Je devais introduire Édelle à maman, si seulement c’était dans un autre contexte… Ce fut d’une foulée nette vers l’avant que la cheffe s’imposa derechef dans la conversation :

— Le conflit bat son plein et aucun retour arrière n’est possible, maman. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de persuader Godéra… Édelle et moi appartenions à son inquisition il y a encore peu. Malheureusement, si nous avons changé d’allégeance, Godéra reste fidèle à sa cause. Quitte à en périr.

Des ondes de regret traversèrent Docini quand elle aperçut sa mère blêmir. Une simple mention, et des mots lestes, fut capable de l’ébranler toute entière. Alors que sa fille lui tendait la main, Aldayne le lui refusa, quoiqu’elle acquiesçât avec amertume.

— Donc je vivais dans le déni ? désespéra-t-elle. J’ai conscience que Godéra a commis des atrocités. Certains en Belurdie disent qu’elle a raison de chasser les mages, mais ce n’est jamais ainsi que j’ai pensé.

— Et malgré tout, dit Docini, tu tiens encore à Godéra.

— C’est égoïste, je sais. Mais c’est ma fille ! Ma petite fille que j’ai tenue dans mes bras, que j’ai vue grandir et partir.

— Mais aussi celle qui défendait la violence de papa. Celle qui me frappait pour compenser. Celle qui a aussi déclaré, à l’enterrement de papa, que tu aurais dû mourir à sa place.

— Peut-être que j’ai toutes les raisons de la détester et je n’y arrive pas. Je ne veux juste pas la perdre. Aucun parent ne devrait enterrer son enfant.

— Je crains qu’il ne soit trop tard. Godéra s’est déjà perdue il y a des années. Et tant qu’elle ne sera pas arrêtée, d’autres parents devront enterrer leurs enfants.

Je suis trop dure… Pas le choix. Elle doit réaliser. Des pleurs se déversèrent, coulèrent sans interruption. Comme venant à sa rescousse, Docini ceignit sa génitrice, mais les sanglots retentirent d’autant plus. La cheffe se préoccupait tant d’elle qu’elle accordait à peine son attention à Édelle qui favorisait désormais le silence.

— Godéra peut être mis hors d’état de nuire sans être tuée, non ? suggéra Aldayne. J’ai entendu dire que vous aviez capturé son bras droit…

— Nous l’avons incarcéré, confirma Docini. Car les circonstances s’y prêtaient bien, la bataille était terminée. La plupart du temps, par contre, nous sommes obligés d’occire nos ennemis.

— Et si vous leur proposiez une reddition ?

— Il faudrait que nous gardions notre avantage. Tout dépend de la façon dont la guerre évoluera. Désolée, je ne peux rien te promettre. Pour être franche, je me suis toujours dit que cette histoire s’achèverait d’une manière macabre.

— Pourquoi, Docini ? De toutes les personnes qui auraient pu être des meneurs de cette guerre, il a fallu que ce soit mes deux filles… Mon cœur se déchire.

— Il ne pourra en être autrement…

Chaque fois qu’elle y réfléchissait, Docini trimait à trouver les mots pour consoler sa mère. Voué à l’échec. Et encore, ce n’est même pas garanti que nous l’emporterons. Appréhender ses émotions relevait d’un défi exténuant. Elle envisagea toutes les situations avant de renoncer, consciente qu’il serait futile de prolonger la discussion. Néanmoins, après y avoir songé, elle proposa à sa mère de loger au sein de la forteresse. Édelle refusa poliment de les accompagner bien qu’elle les gratifiât d’un sourire.

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