Chapitre 45 : Perdue (2/2)
Elle s’obligea à la regarder, ravalant sa salive, flageolant des jambes.
— Telle est la manière de…, commença Nafda.
— Nous perdons un temps précieux, déclara sèchement Bennenike. Ma chère assassin, sais-tu tout ce qui m’accable en ce moment ?
— Juste des bribes. J’ai surtout été inconsciente dernièrement…
— Nous sommes revenus hier, et déjà les regrets me submergent. Constater les dégâts. Assister à la débâcle. Dépêcher des inspections jusqu’à l’endroit d’où provient le sillage de… cette chose.
— Vous avez trouvé la cité enfouie de Sanak ? En même temps, le trou devait être aussi large que celui des murailles…
— Voici donc son nom. Tu es mieux renseignée que moi, Nafda. C’est le contraire qui aurait été déconcertant, sinon je ne t’aurais pas convoquée ici. Figure-toi que nous avons repéré plusieurs dépouilles en ces lieux. D’abord celles de ces félons de Niel et Leid. Curieusement, ils n’ont pas été tués de la même manière.
— Horis et moi les avons occis. Plus jamais ils n’œuvreront contre l’empire. Mais en invoquant la bête, ils ont quitté le monde dans un ultime triomphe des plus macabres.
— Une question de répondue. J’ignore encore si ma reconnaissance est limitée, car ma prochaine interrogation est plus délicate. Trois autres corps gisaient, quoiqu’ils se situaient dans les tréfonds de ladite cité. Deux miliciens, Djerna et Koulad. Et mon tendre et cher Koulad. Tu constateras que je suis anéantie, même si je tente péniblement de le dissimuler, le chagrin m’envahit. L’incompréhension aussi. Puisque leur trépas n’est pas dû à une quelconque cause magique, mais à des dagues, j’imagine que tu as une bonne justification.
— Je ne suis pas leur meurtrière, si c’est ce que vous demandez.
Pas une once d’hésitation n’avait modulé sa voix. P as un tremblement ne l’avait ankylosée. Raide, décidée, Nafda soutenait le regard de son impératrice, fût-il malveillant. Ni un mensonge, ni la vérité totale. Je n’ai tué aucun des trois. Oranne se serait même débarrassé Xeniak et Djerna sans mon intervention. Mais elle m’a épargnée, devrais-je quand même la dénoncer ?
— Considère mon point de vue, reprit Bennenike. Je ne disposais d’aucune information, sinon des preuves t’accablant. Et de quelques vagues témoignages sur une jeune femme avec un crâne accroché à ta ceinture, qui suivait la bête au lieu de s’en éloigner comme la majorité des quidams. Oranne vous aurait pistés jusque-là et aurais commis son œuvre ?
— Vous souhaitez plus de détails, je suppose.
— Et guère minimes. Des éléments manquent pour former une histoire cohérente. L’envie me brûle de fondre en larmes et de fracasser un mur en même temps. J’ai donc besoin de savoir. Lorsque tu m’auras tout conté, alors je déciderai ce qu’il adviendra de toi. Un choix décisif pour l’avenir, surtout en ces temps critiques.
Cette fois-ci, Nafda s’inclina, comme écrasée par l’ombre qui la submergeait tout entière. Elle ravala sa salive en gambergeant, non sans hocher résolument en direction de la dirigeante. Si elle perçoit mes doutes, je suis fichue. Il me suffit de modifier légèrement les faits, quitte à sacrifier Oranne sur le plateau de la culpabilité. Je ne peux plus rien accomplir si je suis considérée comme une traîtresse. D’autant plus si le jugement est rendu par l’impératrice que j’ai juré de servir…
L’assassin ne laissa guère le mutisme s’installer au risque d’engendrer l’innommable.
Pas la moindre vétille ne fut omise. Narrant ses péripéties à cadence modérée, elle s’accrochait aux hochements de Bennenike, principalement lorsque les événements contés étaient importants. Elle raconta son duel avec Horis, la présence du portail, ainsi que le plan sibyllin de Leid et Niel. Elle éluda toutes les machinations de Koulad bien que ce fût tentant, et expliqua plutôt qu’Oranne s’était emparée de ses dagues quand elle avait le dos tourné, avant de s’enfuir dans les méandres de la cité sitôt les trois dépouilles à leurs pieds. Une telle justification arqua les sourcils de l’impératrice, mais Nafda n’en tint pas rigueur, enchaînant sur l’assassinat des anciens espions et la bataille avec la créature.
Des minutes durant, elle avait débité. Une soudaine anhydrie irritait sa gorge qu’elle racla futilement. C’était une distraction temporaire face aux éclairs jaillissant des yeux de sa maîtresse. Bennenike se redressa de son trône, domina sa protégée de sa stature, et ajusta sa cape qui épaississait son ombre déjà imposante.
— Oranne a volé tes dagues, dis-tu ? fit-elle.
— Exactement, confirma Nafda, hardie.
— Tu es la meilleure tueuse de l’empire. Tu as assassiné des dizaines de mages, parfois juste avec des blessures légères. Et tu t’inclines face à elle ? Une piètre diplomate qui me suppliait de la tuer lorsque j’ai transpercé son fiancé ? Une médiocre marchande, à peine capable de marcher une fois que je l’ai déchirée telle une fragile poupée ? Une folle amaigrie, déblatérant régulièrement avec le crâne inanimé de Phedeas ?
Bras parallèles au corps, Nafda s’efforçait de réfréner ses tressaillements, tout comme la sueur menaçant de dégouliner partout sur sa figure. Mon improvisation aurait pu être meilleure. Mais quel autre choix avais-je ? À l’insistance de la dirigeante se mesuraient ses paroles.
— Je n’en suis pas fière, admit-elle. Pour mon excuse, mes dagues vibrent uniquement en présence de mages, et elle n’en est pas une. J’étais aussi happée par le discours de ces traîtres, aussi nébuleux puisse-t-il être.
— Plutôt pathétique comme excuse, à mon humble avis. J’ai toujours considéré l’échec comme un apprentissage. Une opportunité de s’améliorer. Toutefois, il s’agit d’un luxe dont nous ne pouvons plus nous permettre.
— J’entends bien ! Plus jamais je ne commettrai une maladresse pareille, je vous le jure !
— Maladresse ? C’est ainsi que tu qualifies le meurtre odieux de mon troisième mari ? Le seul avec lequel je n’ai jamais eu d’enfants ? Je n’en ai que deux, ce qui est suffisant pour un citoyen ordinaire de l’empire, mais pas pour ma succession. Que Koulad vous ait suivis jusqu’à la cité de Sanak, au lieu de mener la guerre, constituait aussi une bévue non négligeable. Je m’interroge toutefois : Nafda, es-tu un loyal sujet ?
Aussitôt la concernée posa un genou sur le pavé, s’inclinant sans hésiter devant la suprême autorité. Ces espions n’empoisonnent plus mon esprit. Je peux être moi-même !
— Je mourrai pour vous, affirma-t-elle. Et si je péris, ressuscitez-moi, pour que je puisse me sacrifier une seconde fois.
De deux doigts, Bennenike saisit le menton de sa protégée, releva sa tête avec douceur afin de mieux la détailler. Un sourire persistant étira le coin de ses lèvres.
— C’en est presque touchant, commenta-t-elle. Il m’est nécessaire de m’en assurer, tu comprends ?
Pesèrent les yeux avec lesquelles l’impératrice évaluait l’assassin. En l’absence de confiance s’établissait l’assurance, que Bennenike interrompit cependant en s’éloignant de Nafda. Mains jointes derrière le dos, elle dompta le centre de la salle, où son pouvoir s’obstinait à se matérialiser. À chaque pas flottait sa cape accentuant son envergure. Ce pourquoi un éclat dansait dans les iris de Nafda. Aucune raison de douter d’elle. Aucune.
— J’ai parfois été trahie par mes alliés, déplora-t-elle, le dernier en date étant Lehold Domaïs. Néanmoins, ce qui m’a surtout désunie d’eux est le trépas en lui-même. Combien de miliciens, de soldats et de citoyens ordinaires sacrifiés pour la grandeur et la prospérité de mon empire ? Une pléthore, hélas. Des pertes irrattrapables. Et une liste d’alliés qui ne cesse de s’amenuiser.
Bennenike resta dos à Nafda. Pourtant l’assassin décelait aisément l’expression qui détériorait son faciès.
— Les armées belurdoises ont été repoussées du front nord et se replient vers la capitale, enchaîna-t-elle. Même si elle n’en est pas la cheffe officielle, Godéra Mohild et Meribald Eisen ont demandé refuge en Amberadie. Les troupes de Noki Gondiana progressent peu à peu au cœur d’Erthenori et détiennent toujours la pauvre Dénou en otage. La brèche des murailles a révélé une vulnérabilité dans la cité millénaire pour la première fois depuis une éternité. Étudier la bête n’aboutit à rien, sinon que cette abomination se compose bien de magie.
Une brève hésitation suspendit son discours. Sa voix vibrait à une intensité jamais atteinte auparavant.
— Dis-moi, Nafda… Est-ce la fin de mon règne ?
Nafda crut s’étouffer face à la portée de ces mots. Ça ne lui ressemble pas ! Elle qui déborde de certitude et de courage songerait à sa propre défaite ? D’instinct elle se redressa, se rapprocha de sa maîtresse, laquelle fit volte-face au dernier moment.
— Bien sûr que non ! s’écria l’assassin. Tous vos ennemis sont tombés avant vous, plusieurs de votre propre main ! Jounabie Neit, Khanir Nédret, Phedeas Teos, Ruya zi Mudak ! De plus, Horis Saiden est de nouveau prisonnier ! L’Empire Myrrhéen possède la plus grande armée du monde, et s’est allié avec un pays non beaucoup moins puissant. D’accord, les temps paraissent difficiles, mais ce n’est qu’un voile d’obscurité que bientôt repoussera la lumière. Vous vous dresserez contre vos ultimes adversaires et vous les pourfendrez la tête haute !
Je prédis l’avenir ou je raconte des balivernes ? Est-ce que, déjà, Bennenike mérite de triompher ? Un froncement dépara d’abord la figure de Bennenike. Puis, à mesure qu’elle jaugeait sa protégée, à mesure qu’elle prit conscience de ses paroles, l’illumination la conquit toute entière. Elle ajusta sa cape derechef et se cambra encore, comme pour s’insuffler un aplomb déclinant.
— J’admire ton optimisme, reconnut-elle, bien que tes propos manquent d’assurance par moments. Je n’ai guère l’intention de renoncer si aisément, n’en déplaisent à mes ennemis. Je m’apprête à poursuivre le recrutement massif de jeunes femmes et hommes, quitte à les séparer de force de leur famille. J’entreprends d’interdire les entrées et sorties d’Amberadie pour des raisons de sécurité. Je constituerai un nouveau front, avec les forces restantes de Nilaï, de Gisde, d’Amberadie, de Souniera et de la Belurdie ! Chaque citoyen scandera mon nom ou périra dans sa pitoyable opposition ! D’aucuns me considèrent comme quelqu’un digne de leurs prières ? Eh bien, je répondrai à leurs appels. Je leur donnerai raison.
Que d’ambitions… et que de décisions radicales. Prisonnière de l’attention de l’impératrice, assujettie sous l’influence de ces gestes et ses dires. Lorsque Nafda faisait irruption dans l’existence des individus, ses dagues courbes aux poings, l’acier miroitant signalait un mauvais moment à endurer. Mais face à Bennenike, elle se méprenait à n’importe lequel de ces citoyens.
— La sécurité d’Amberadie sera renforcée, termina la dirigeante. Oranne est moins discrète qu’elle ne l’imagine et sera inévitablement capturée. Quand elle tombera dans mes filets, je m’assurerai qu’elle ne s’en échappe plus. Quant à Horis… Il ne s’évadera pas non plus. Tu as raté l’occasion de l’occire ? Je te la donnerai. Il rencontrera son destin et sera l’opposé d’un martyr.
Nafda réalisa. Ses yeux s’écarquillèrent, sa vision se réduisit. Seule l’approbation prolongeait la satisfaction d’une impératrice dont le goût du sang et du spectacle ne se tarirait point de sitôt. Elle esquissa une nouvelle révérence.
Tout s’achèvera comme tout s’est commencé. Un autre duel entre nous, Horis ? Le dernier. C’est toujours ainsi que ce fut écrire. L’assassin contre la mage pendant que le monde s’effondre autour de nous.
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