Chapitre 51 : Adorée, priée

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NAFDA


— Votre incapacité me déçoit fortement, siffla Bennenike.

— Pardonnez-nous, se défendit Meribald, nous aurions dû nous consacrer davantage à la rescousse de votre nièce !

— Dénou était condamnée dès l’instant où cette abominable Noki a glissé sa lame contre sa gorge. Non, je n’évoquais pas ce moment.

— Lequel, dans ce cas ?

Bras croisés, adossée contre le mur attenant, de sombres sillons creusant son faciès. Nafda percevait le tumulte céans depuis l’extérieur de la salle du trône. Si le tonnerre impérial ne l’atteignait guère, ses poils se hérissèrent chaque fois que la dirigeante hurlait. Une chance que les inquisiteurs passent avant moi. Un sourire diverti adoucissait ses traits.

— Je mentionnais vos échecs successifs, reprit Bennenike.

— Parce que nous avons perdu notre base, et avec elle l’ensemble du front nord ? devina Godéra. Nous n’avions pas prévu une riposte de cette envergure ! Et croyez-moi, j’en sais quelque chose, je bataille depuis de nombreuses années !

— Kalhimon a échoué, donc toi aussi ? Pour éliminer des individus isolés, vous excellez, mais quand il s’agit du reste… Constatez combien nous sommes retranchés.

— Ce n’est que temporaire ! Face à nos forces, nos adversaires seront écrasés. Ils nous supplieront de les épargner pendant que nous aurons rétabli l’ordre et la justice partout !

— Rien n’est moins sûr, désormais.

— Ne me dites pas que vous doutez, impératrice !

— J’ai participé à suffisamment de conflits pour savoir quand la défaite guette. Ces prochaines semaines seront décisives.

— Nous résisterons. Nous les repousserons !

— Je l’espère bien. La brèche a été réparée, toutefois la solidité des murailles sera de nouveau sollicitée prochainement.

— Vous craignez que les mages la détruisent ? Ils ont échoué sous les ordres de Phedeas. Seule cette… créature en a été capable, et elle n’est plus !

— L’on m’a pourtant décrit ce à quoi vous avez assisté. La colère de Taori possédait une saveur de fin de civilisation. Presque lyrique s’il s’agissait de fiction.

— N’ayez crainte, impératrice. Je la tuerai moi-même s’il le faut !

— Tu as intérêt. Puisque tu es si volontaire, Godéra, tu formeras tes propres lignes devant les fortifications. Inquisiteurs et soldats, myrrhéens et belurdois, nombreux seront sous ton égide. Te défiler précèderait d’indicibles conséquences.

— Je… Je ne vous décevrai pas ! Je vous en fais le serment !

— Parfait. Prouve que tu es aussi implacable que ce que ta réputation raconte de toi. D’ordinaire, mes alliés méritent ma compassion et mon soutien, mais tu comprendras que les circonstances sont exceptionnelles. Hors de ma vue, maintenant.

Quelques instants à peine s’égrenèrent et les inquisiteurs arrivèrent déjà dans l’immense couloir. Sitôt à hauteur de l’assassin que Godéra lui coula un coup d’œil hostile. Plaquant sa main contre son visage moite, elle soupira à l’approbation de son second. Elle ne fait plus trembler les masures, comme on dit.

— Le chagrin la dévaste, concéda Meribald, mais elle est consciente de votre utilité. Ne lui en tenez pas rigueur.

— Ton idéalisme te perdra, grogna Godéra. Bennenike me décrit comme lâche, pourtant j’ai combattu plus souvent qu’elle. Pour qui se prend-elle ? Pour une impératrice, oui.

— Vous en êtes certaine ? Phedeas Teos et Ruya zi Mudak ont péri de sa lame.

— J’exagère sûrement. Mais tant pis.

— Lors de ces heures sombres, où l’avenir de nos brillantes civilisations s’annonce tumultueux, ne nous disputons pas. Seule une union inébranlable nous protègeront des ténèbres s’abattant sur cette merveilleuse cité millénaire.

— Je m’y efforce. Mais personne n’aurait pas peur de moi si je restais calme en permanence.

— Vous cherchez à effrayer l’impératrice ?

— Non. J’aimerais juste qu’elle me considère au sérieux. Si ça l’enchante, je lui ramènerai la tête de Taori. Et celle de ma traîtresse de sœur, accessoirement.

Meribald opina avant de lui indiquer le chemin. Sur ce signal, Godéra héla ses subordonnés et bientôt disparurent au rythme du crissement de leurs bottes sur le dallage.

Nafda les avait sondés, dubitative.

Voilà ce qui arrive quand la liste de nos alliés se réduit. Ils ne m’ont même pas calculée.

Ma pauvre Dénou… Tu n’étais pas de si bonne compagnie, mais tu méritais mieux que ça.

Elle déglutit, avança à allure modérée. La paume sur les battants, Nafda poussa lentement la porte qui en grinça à l’excès. Peu à peu s’élargissait une perspective tamisée, où les reflets s’entremêlaient jusqu’à la figure centrale. Seule oscillait la cape. Bennenike tournait le dos à sa protégée tandis que Badeni la réconfortait. Des gouttes glissaient sur son menton. Des sanglots se répercutèrent dans la pièce.

Parfois, il faut s’abandonner à ses émotions. On ne peut garder un visage de pierre tout du long. Ni un cœur sec…

Alors que Bennenike avisa enfin la présence de Nafda, celle-ci posa un genou à terre.

— Votre Grandeur, murmura-t-elle. J’ai appris pour Dénou. Je suis terriblement navrée.

— Tes condoléances ne la ramèneront pas, lâcha Bennenike. Est-ce la fatalité de la famille Teos ? Partir bien trop tôt ?

— Mais je peux la venger. Mes lames ont toujours soif de sang.

— Certes… Mais je n’en suis pas consolée pour autant. Mon père, l’exception à la tendance, emporté trop tard. Mes frères et sœur, tués le même jour. Mon neveu, occis par ma lame. Ma nièce, assassinée par une autre. Un troisième mari ayant péri, ce qui n’était pas arrivé à un empereur ou une impératrice depuis plus d’un siècle. Qui me reste-t-il ? Mes enfants, encore peu conscients des dangers de ce monde ? Mon autre nièce qui s’est éclipsée après avoir remporté une compétition de cours de chevaux ? Tout disparaît car tout est éphémère. Et je suis contrainte à y assister.

— Votre existence est pavée de tragédies. Mais ce n’est pas encore fini. Vous êtes à la tête du plus puissant empire du monde. Vous avez les ressources et l’ambition pour riposter.

— La liste des mes alliés se réduit cependant, qu’ils périssent ou trahissent. Qu’une irascible inquisitrice y appartienne me désole. Vient alors une primordiale question. Nafda, seules deux réponses sont possibles. M’es-tu encore loyale ?

Prise au dépourvu. Comme paralysée. Nafda retint sa jambe flageolante mais les tressaillements l’ébranlèrent tout entière. Le pire n’était pas le regard acrimonieux de son impératrice, plutôt l’insistance avec laquelle Badeni la toisait.

Pitié, ne doutez pas de moi… Je m’en charge déjà très bien moi-même. Bennenike s’approcha. Chaque foulée propageait telle une vague d’air fouettant l’assassin. Elle s’arrêta à quelques mètres de sa protégée et la dévisagea longuement, tête et yeux baissées.

— Tu as tué de nombreux mages, déclara-t-elle. Tu as foulé un désert, tombeau d’une myriade de malheureux, à de maintes reprises. Tu t’es illustrée lors de la bataille de Doroniak. Tu as contribué à la défaite de Phedeas. Tu as occis Leid et Nie, ainsi que la bête. Sans ces exploits passés, ton statut de traîtresse aurait été sans équivoque.

— Parce que je me suis alliée avec Horis ?

— Cesse de décrire cet épisode comme s’il s’agissait d’une banalité.

— Je n’avais pas d’autres choix. Ce jour-là, la créature était la menace immédiate, pas lui. L’idée ne m’enchantait pas, croyez-moi !

— Tu aurais donc approuvé qu’il soit exécuté dès que nous étions débarrassés de la bête. Pourtant, tu as préféré tuer Assar.

— Horis sera mon adversaire. C’est ce qui est écrit. C’est ainsi que les choses doivent être !

Des étincelles naquirent tant dans les iris de l’impératrice que de son assassin. La stature de la dirigeante aurait pétrifié quiconque la fixait sans prévention.

— Prends garde à tes obsessions, avertit Bennenike. Elles peuvent te ronger. Une bonne partie de ma formation était censée te protéger contre ces tentations.

— Comprenez, je vous prie ! s’exclama Nafda, couverte de transpiration. Depuis le jour où je l’ai rencontré, j’ai compris qu’il serait mon ultime adversaire. Avant même que nous soyons liés par Niel et Leid.

— Figure-toi que je n’étais même pas informée de ce lien, Nafda. Était-ce un secret ?

J’empire mon cas à chaque seconde. Aucune opportunité de défiler ne se présentait. Nafda se devait de soutenir le regard de la dirigeante et s’y appliqua malgré ses tremblements.

— Pardonnez-moi. Je… J’aurais voulu m’en débarrasser bien plus tôt.

— Je t’accorde une dernière occasion, et je serai intransigeante. Tue Horis et fais-le bien.

— À vos ordres, impératrice.

— Bien. Au besoin, je serai là pour donner le coup fatal. En attendant, suis-moi.

— Où nous dirigeons-nous ?

— Vers la Place Suprême. Un devoir essentiel m’y appelle.

Je l’ai échappé belle… mais ce n’est pas encore fini.

À l’heure où se pressaient des âmes inquiètes se matérialisait une rassurante silhouette.

Lorsque révoltes et affrontements divisaient le peuple, une figure était supposée les unir. Celle qui suscitait crainte ou admiration. Celle dont la simple évocation suffisait à faire vibrer la plus recluse des demeures.

Bennenike l’Impitoyable en personne se dressait en hauteur par-devers des milliers de citadins. Nafda et Badeni demeuraient à ses côtés, à l’instar de plusieurs centaines de miliciens et militaires, parmi lesquels beaucoup de têtes parurent nouvelles à l’assassin. Le début de leur carrière… et pour beaucoup, peut-être la fin.

Par-dessus les carreaux en céramique triomphait encore la hache fendant l’orbe, devant laquelle la dirigeante se montrait. Entre les ombres de la place, projetées par une étoile au paroxysme de son intensité, vibrait un peuple en l’attente d’un discours. Non que l’impératrice sût fixer chacune de ces personnes, mais elle avait pris soin de les sonder, comme prêter à transpercer leur volonté.

Le moment de vérité. Un zénith prospère loin des orages redoutés. Il reste à savoir ce qu’elle va exprimer. Elle s’était mise en exergue. Comme au bord d’un précipice, sauf qu’elle ne menaçait pas de tomber. Elle avait redressé la tête, un éclat aveuglant miroitant dans sa figure. Bennenike entama son discours sous les meilleurs auspices.

— Vous m’êtes resté fidèle au mépris des épreuves. J’aimerais vous prodiguer d’excellentes nouvelles, vous assumer que bientôt la victoire sera nôtre. Hélas, Amberadie s’apprête à connaître de jours sombres.

Pendant que l’impératrice s’éclaircissait la gorge, Nafda et Badeni se consultèrent avec discrétion. À peine se firent-elles remarquer derrière la figure suprême.

— Une armée immense est à nos portes. Chaque fois que cette splendide cité fut assaillie, elle a survécu, mais les circonstances sont différentes. Nous faisons face à des troupes d’envergure incomparable. Une alliance parée à détruire tout ce que nous chérissons. Le ciel s’obscurcira. Des fondations millénaires s’effondreront. Des geysers de sang se répandront jusque dans les plus profonds interstices. Et Amberadie, protégée une décennie durant du flux malfaisant, joyau de la société au-delà même de nos frontières, subira de nouveau cette épouvantable épidémie.

Toujours en emphase… Cela me rappelle ses enseignements. De la sueur ruissela entre les omoplates de Nafda. Il lui suffisait de se suspendre à ses idées, pourtant elle échoua. Chaque déclaration l’amenait à reculer, à obtenir un meilleur aperçu, à partir duquel s’assombrissait la vision. En son centre se trouvaient les citoyens qui se bousculèrent, trémulèrent, hurlèrent de plus en plus, bien que d’autres s’évertuassent à les calmer.

Un calme éphémère s’installait sous l’injonction de Bennenike.

— Vous avez peur et vous avez de bonnes raisons pour cela. Néanmoins, tout espoir n’est pas perdu, car je tiens à vous comme si vous étiez la prunelle de mes yeux. Je fendrai ciel et terre pour préserver chacune de nos vies ! Tant que vous m’êtes loyaux, bien entendu.

L’impératrice s’interrompit derechef afin de balayer l’assemblée. Petit à petit se dessinait un sourire, quoique contrastait un persistant rictus.

— De nombreux hommes et femmes ont déjà renforcé nos rangs. De préférence, j’aurais souhaité que chaque habitant défende notre cité, sauf les trop jeunes et vieux, même si cela risque de coûter la vie à d’innombrables personnes en âge de se reproduire. Mais vous ne possédez pas tous des âmes guerrières, aussi je vous pardonne pour cet égarement. Fuir la cité constitue une preuve de couardise, et nous avons emprisonné quelques-uns de ces lâches, exécuté quelques autres, pour l’exemple. Ne répétez pas ces erreurs. Retranchez-vous dans les caves de vos demeures. Protégez vos enfants, vos parents et vos grands-parents. Seulement ainsi vous apporterez votre contribution à cette bataille. Et vous échapperez à quelques visions d’horreur, au passage.

Ses yeux se dilatèrent, ses bras pointèrent la voûte azurée. On eût dit que Bennenike entreprit de débuter un rituel auquel moult citadins participeraient. À quel moment s’arrête-t-elle ? Son discours devient dangereux ! Il existe d’autres solutions ! Encore une fois, Nafda se garda bien d’intercéder, ce en dépit de la décomposition progressive de sa figure.

— À chaque crépuscule se rapproche l’infamie. Ce que je redoutais depuis si longtemps, car malgré mon efficacité, je n’ai su éliminer tous les mages de l’empire, encore moins au-delà de ses limites. Bientôt cette opportunité se présentera. Beaucoup d’entre nous risquent de périr, mais je m’efforcerai de minimiser les risques, et d’organiser une digne cérémonie pour les malheureux. Ayez confiance ! Je ne vous ai jamais failli. Je saignerai pour vous ! Quand s’illumineront d’obscurs rayons, quand les mages marcheront au cœur de leurs propres ruines, je représenterai l’ultime égide !

Nafda et Badeni se ruèrent pour l’en empêcher, mais elles arrivèrent trop tard.

Bennenike avait écarté les bras. Elle plongea dans la foule. Aussitôt des dizaines de femmes et d’hommes l’avaient rattrapée. Ils la soulevaient au moment de son triomphe. L’ovationnaient, l’applaudissaient. Elle les prend en otage et s’assure malgré tout de leur loyauté. Quel esprit tordu l’habite ?

Pour ces personnes-là, Bennenike incarnait l’espoir, la dernière lueur au cœur des ténèbres. Pour ces personnes-là, bien en tête du rassemblement, l’avenir semblait évident, quoique teinté d’incertitudes.

Pour les voix dissidentes, en revanche, du sang coulait déjà en abondance. Lances, cimeterres et hallebarde les accueillaient à l’arrière de la foule.

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