Chapitre 54 : Dernière nuit
FLIBERTH
Le vent nocturne s’engouffrait dans les ondulations du désert. Il s’infiltrait sous les arches rocheuses rutilantes, sinuait sur les dunes environnant les alentours. Quelques rapaces et lynx, pourtant maîtres de leur environnement, frissonnaient à son passage. Pour cause, il atteignait une telle intensité que des vaguelettes apparurent même sur la surface de l’eau de l’oasis. On la discernait malaisément à cette heure, mais plisser les yeux aidait à dénicher les vétilles dissimulées au cœur de la sorgue.
Finalement, le vent se répercuta jusqu’au démesuré campement, comme joyau au sein d’une terre d’hostilité. Pas que ses occupants en furent dérangés, tant ils vaquaient à des choses plus importantes. L’impact se fit néanmoins sentir, éveilla une sensation nouvelle même parmi les endormis.
On n’associe pas Erthenori avec la fraîcheur, d’ordinaire. Nous sommes mieux lotis en Enthelian, mais en même temps, les myrrhéens sont accoutumés aux températures de la journée. Après mûre réflexion, Fliberth ajusta les pans de sa veste à étroites manches. Il se situait pourtant à proximité d’un feu : autour de flammes teintées d’un profond mélange de jaune et de rouge l’accompagnaient gardes et inquisiteurs. Maints visages familiers se découpaient dans l’obscurité, parmi lesquels Zech, Janya et Taarek restaient fidèles à leur poste.
D’abord, cependant, le regard de Fliberth se porta au-delà de cette chaleureuse compagnie. Des sabots claquèrent au rythme du souffle nuiteux. En tête de sa propre coalition, Douneï héla des centaines d’hommes et de femmes à qui il pointa la direction de l’est. Leurs préparatifs étaient achevés, leur cœur se consumait de plus belle. Ce pourquoi les montures galopèrent en portant des cavaliers pétris d’assurance, dont le départ laissa un sentiment de vacuité parmi les âmes restantes. Douneï aura mené la guerre de son côté jusqu’au bout. Bien sûr que l’assaut d’Amberadie ne constitue pas l’unique front, mais Souniera sera le tombeau de beaucoup.
À l’écart du campement, Noki rendait des comptes. Même ses plus proches alliés lui reprochaient d’avoir égorgé Dénou. Seul Reino et quelques autres fidèles la soutenaient dans son choix, surtout à un moment où sa figure scintillerait, à un moment où beaucoup devaient obtempérer. Le garde avait beau l’avoir peu fréquentée, il décelait chez la cheffe une mine morose qui distendait étrangement les plis de son visage. Médis et Sembi échangeaient de temps en temps avec Noki même si leur alignement paraissait plus flou. Souvent elles répétaient combien libérer Horis et renverser l’empire était important, surtout suite à cette succession d’échecs précédents. Et moi, aurais-je tué Dénou ? Je l’ignore. Mais c’est dans des situations extrêmes que doivent se prendre les décisions les plus préjudiciables. La conscience n’est pas tranquille, mais il vaut mieux en avoir encore une.
Quant à Docini, Fliberth l’apercevait de moins en moins. Parfois sa silhouette émergeait de biais, à hauteur d’Édelle à chaque fois, mais les discussions clairsemées peinaient à maintenir leur lien. Seulement lorsque leurs regards se croisaient le garde se calait à l’aura lumineuse qui se propageait alentour. Préoccupée, c’est peu de l’affirmer. Docini a des enjeux personnels dans cette bataille, et même plus. J’aurais espéré que la demande en mariage l’aiderait, mais ça veut surtout dire qu’elle a encore plus à perdre.
Fliberth s’était figé dans son expression comme sa posture. Toujours assis en face du feu, genoux repliés, des plis atrabilaires voilaient son faciès. Inopinément, Janya lui flanqua un coup de coude.
— Hé ! interpella-t-elle. On en a traversé beaucoup mais nous sommes encore là, pas vrai ?
— Pour le moment, rétorqua Zech. Et pour combien de temps ?
La classique question rembrunit tout un chacun. Il faut au moins saluer l’effort. Fliberth se détendit quelque peu, s’orientait vers ses compagnons, pour qui l’humeur persistait. Se mordillant la lèvre inférieure, Janya ne sut détourner les yeux.
— Je ne voulais pas…, bredouilla-t-elle. Pour Jawine, je…
— Tu n’as pas à t’excuser, fit Fliberth. Je me suis pas mal emporté ces temps-ci. Une façon de combler quelque chose, sans doute. J’ai peut-être juste besoin de calme.
— Tu t’es affirmé face à l’impératrice, et rien que pour ça, tu as eu du cran ! Plus que la plupart d’entre nous ! Même moi, je n’ai pas osé !
— C’était le moment ou jamais. Demain, je doute que nous aurons la possibilité de nous écouter autant. Bien des choses couvriront nos discussions autrefois sereines.
Janya voulut lui tapoter l’épaule une fois encore mais avisa au dernier moment combien c’était inopportun. Elle semble dure comme la pierre mais elle a un cœur comme chacun d’entre nous. Parfois, souvent même, s’épancher fait du bien. Elle se retira au constat de son échec et de légers ricanements emplirent l’atmosphère.
— Évitons de partir pessimistes ! rassura Taarek. Oui, nous avons eu de nombreuses pertes, mais aussi beaucoup de victoires.
— Ce sera différent, contesta Zech.
— En quoi, mon ami ? Rien ne nous arrêtera, tu verras !
— Saulen n’affirmait pas la même chose ?
— Nous… Nous ne sommes pas comme lui. Il a commis une erreur.
Aussitôt Zech se retrouva criblé de regards. L’on marmonnait vers lui, l’on entonnait quelques futiles messages d’espoir. Sitôt relevé, l’inquisiteur porta une souple mais tremblante main auprès de sa lame, avant de river ses yeux vers la voûte étoilée. Mélancolique, hein ? Quel autre meilleur moment que celui-ci ?
— Je me suis résigné, avoua-t-il.
— Pas de défaitisme ! implora Taarek. Tu es un survivant, Zech. Tu t’en sorti après la scission de l’inquisition. Tu as résisté aux tortures de Godéra, tout comme Janya, et à toutes les batailles suivantes. Nous pourrons nous en sortir à cette dernière !
— Même si elle sera d’une ampleur sans précédent ?
— J’en suis persuadé.
Un faible sourire contrasta dans l’obscurité, illumina Taarek et Janya.
— Quand je parlais de résignation, reprit Zech, je n’évoquais pas forcément la mort. J’ai beaucoup discuté avec Hatris, vous savez ? Et, depuis que je la connais, je ne l’ai jamais vue aussi terrifiée que maintenant. Elle se décomposait littéralement à la vue de Bennenike.
— Qui ne l’a pas été ? commenta Janya. Sauf Fliberth et Jizo, bien sûr. Même nos meneurs respectifs tremblaient devant l’impératrice, et c’est bien normal !
— Cette peur commune nous a rapprochés. Hatris et moi partageons ce corps depuis plusieurs années. Aussi enrichissante qu’a été cette expérience, elle devra s’achever d’une manière ou d’une autre.
— Pas forcément demain !
— C’est une possibilité à envisager, et pour chacun d’entre nous. Qui verra le prochain crépuscule ? Et l’aube suivante ? Mes amis, je vais paraître idéaliste, mais le plus important, c’est de mener nos existences à bien. Nous périrons peut-être, mais grâce à nos efforts, d’autres vivront et s’épanouiront. C’est ce qui motive Hatris et moi pour demain.
Une flamme s’incarna au-delà de l’entassement de bois calciné d’où la fumée s’exhalait. Plus d’un restait bouche bée face aux propos de Zech et lui apportèrent du soutien en conséquence. D’aucuns tentèrent même de le soulever en scandant son nom, toutefois Taarek et Janya les arrêtèrent. Il est parvenu à une résolution… en quelque sorte. Ce fut comme une conclusion à laquelle inquisiteurs, gardes et mages adhérèrent en opinant. Fliberth se joignit à ce concert d’appuis bien qu’il affichât moins de conviction. Est-ce que ces belles paroles suffiront pour le grand jour ?
Des tressaillements ankylosèrent le garde. À y réfléchir davantage, il ressentait encore la nécessité de se mouvoir, ce alors qu’une pléthore de belligérants allait quérir le sommeil. Il parcourut le campement à une allure pondérée, chercha de nouveaux visages familiers. Derrière lui claquaient des dents et se prolongeaient des chuchotements sur les incertitudes du lendemain. Derrière lui marchaient femmes et homme qui combineraient leurs armes et leur flux vers un austral de plus concrets nonobstant les abstraites perspectives.
Et il erra ainsi jusqu’à se heurter à celles dont il s’enquérait depuis des heures.
Au bord de l’eau, entre deux palmiers, Dirnilla et Vendri échangèrent une ultime conversation. Cette dernière s’accordait aux signes de son amie. Bien qu’une veine saillît sur sa tempe, assez de légèreté l’enveloppait que pour prodiguer un dialogue jugé agréable.
Une longue série de gestes aboutit à une étreinte entre les deux gardes. De leurs cornées jaillit un torrent de larmes tandis que leurs sanglots se répercutèrent en échos.
— Tu n’as pas à être désolée, souffla Vendri. Tu ne peux pas aider demain ? Eh bien, tu trouveras ton utilité ailleurs. Tu es une brave personne, Dirnilla, et j’aurais tellement dû m’en apercevoir plus tôt. Je te souhaite le meilleur.
Rarement la figure de Dirnilla s’était autant éclaircie. Elle profita de l’enlacement tel un moment de suspension, jusqu’à l’épanouissement de chacune des gardes. Là où s’éteignaient les regrets triomphaient les hochements et les sourires, incluant celui de Fliberth. Elles se sont déjà réconciliées il y a bien longtemps, mais tout de même, ça fait plaisir à voir.
Elles se séparèrent avec lenteur, chérissant ce rapprochement jusqu’à la dernière seconde. Après quoi Dirnilla abandonna son amie et erra à l’instar de nombreux gardes au sein du campement, regagnant peu à peu sa tente. Elle croisa Fliberth sur son chemin qu’elle gratifia de son sourire immuable.
Fliberth se rapprocha de Vendri dès que Dirnilla se fut suffisamment éloignée.
Tous deux se fixèrent alors comme si leurs retrouvailles patientaient depuis une éternité. Bras le long du corps, lèvres pincées, il semblait presque que flottaient des vagues d’incertitude. Vendri désigna les contours de l’oasis à son compagnon et l’enjoignit à s’installer sur le sable. Certes d’humides grains s’agglomérèrent à leurs chevilles, mais ils n’en eurent cure, et rirent même une fois côte à côte.
Ils étendirent leurs jambes à la détente de leurs muscles et de leur faciès.
— Dans un monde plus juste, murmura Vendri, c’aurait dû être nous trois. Dire que je pensais que rien ne nous arrêterait… Quelle idiote je fais !
— Moi aussi, répondit Fliberth. Jawine était la plus forte et la plus courageuse d’entre nous. Jamais je n’aurais cru qu’elle serait la première à partir. Pas aussi tôt… Plus d’un an s’est écoulé depuis, mais c’est encore très difficile.
— À qui le dis-tu ? Parfois, je pense que si nous sommes encore vivants, c’est pour poursuivre son combat.
— C’est ce qu’elle aurait voulu. Elle l’affirmait lorsque nous étions incarcérés suite au meurtre de Vatuk. Elle était une cible de choix pour les miliciens et les inquisiteurs. Je n’ai pas su la protéger…
— Tu n’es pas responsable. Seuls eux le sont. Et leur courroux doit s’achever.
Toujours les bons mots, malgré ce qu’elle en pense. Fliberth acquiesça avec résolution avant de poser ses mains sur le sable. D’un coup d’œil complice, quoiqu’assailli par les sempiternelles réminiscences, il sourit vers son amie. Laquelle le lui rendit après avoir lorgné derrière elle.
— J’essaie de tirer du positif, dit-elle. De m’y focaliser. Nous partons vers Amberadie avec une gigantesque armée.
— Et nous ne sommes même pas sûrs que ça suffira. On ne renverse pas si facilement un empire, surtout un de cette envergure.
— Mais nous l’envisageons. Pendant tant d’années, nous étions juste une unité de gardes aidant les mages à traverser la frontière. Personnellement, je n’aurais jamais cru faire partie de troupes affrontant la puissance impériale ! C’était inimaginable… Un doux rêve, en quelque sorte.
— Tu as raison. Considérer la situation sous cet angle donne une perspective nouvelle, presque réjouissante. Un sacré parcours, oui… Durant lequel beaucoup de nos amis sont morts.
— C’est pour eux que nous nous battrons demain. Malgré ces pertes, Fliberth, n’en doute jamais : tu as été un excellent meneur.
— Tu en es certaine ? Je ne me suis jamais considéré comme tel. Je cogitais sur les batailles à venir, je pleurais sur les tombes de mes camarades. Célébrer nos victoires me paraissait cruel car je savais que notre triomphe total était encore loin d’être acquis.
— D’autres auraient fait de bien pires choix. Y compris moi.
— Eh bien, merci beaucoup, ça va au fond du cœur. Écoute, Vendri. Quoi qu’il arrive demain… Sache que tu as aussi été une excellente partenaire.
— Tu ne sais pas recevoir de compliments sans en redonner un, hein ? Mais merci. J’aurais bien prêté ma bouteille si j’avais eu le droit d’en prendre une !
— Pas d’alcool la veille d’une grande bataille !
— Bien sûr.
Un silence s’installa aussitôt. Non un silence de malaise, où rien était prononcé et tout était médité. Plutôt un silence réconfortant lors duquel deux partenaires de longue date se confinaient dans un ultime instant de paix. À s’épanouir telles des fleurs dans le rude désert, où la fraîcheur de la nuit les comblerait, et où la paix s’affadissait, espéraient-ils, temporairement.
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