Chapitre 58 : La cité envahie (2/2)
Quelques instants durant, personne d’autre ne croisa sa route. Amberadie retenait son souffle au sein de sa propre aridité, à l’image du désert où la cité était ancrée. Mais alors qu’Oranne ralentissait la cadence, résistant à l’écrasante chaleur des environs, elle repéra quelque chose à l’ombre d’une venelle.
L’homme et la femme, fussent-ils ses alliés, n’avaient pas été épargnés. Ils étaient étalés sur le dallage de la rue. Une telle vue paralysa d’abord Oranne, qui ensuite retourna les corps et eut un haut-le-cœur. Figés à jamais, emportés si soudainement. Tous deux avaient été embrochés par une lance et leur cimeterre, juste à côté d’eux, ne leur avait été d’aucune utilité.
Oranne faillit s’évanouir.
Que c’était prévisible ! Ils s’élancent le cœur lourd, débordant de courage, pour se retrouver face à la cruauté impériale. Symona avait peut-être raison… Je les ai envoyés à leur mort. Une autre impardonnable erreur à ajouter à ma liste déjà grande.
Oranne sonda rapidement ses environs, bercée par une brise subite. De lointains miliciens et soldats affluaient à quelques allées parallèles. Son instinct lui dictait de s’en préserver, mais son corps ne se mouvait pas d’un pouce.
Comment je peux être seule ? Il doit bien y avoir d’autres téméraires, prêts à s’élancer dans cette vastitude ! Où êtes-vous ? Malgré mes discours pompeux, mes chances de survie sont minces !
À peine relancée dans sa course effrénée qu’un grondement secoua les alentours. Il lui suffit alors de lever les yeux pour immobiliser et admirer.
Un faisceau blanchâtre jaillit des limites nord de la ville. Lumière vive contrastant avec l’obscurité grandissante, elle s’érigea comme un épais pilier dont la hauteur augmentait à chaque fraction de secondes. Bientôt atteignit-elle le ciel dans un espoir de joindre la bataille à l’inaccessible.
L’éclat se reflétait jusqu’au fond des prunelles de l’égarée. Bras ballants, cœur serré, elle se calfeutra dans la contemplation de cette essence si pure. Elle n’apercevait guère les répercussions du sort depuis sa position. Néanmoins, à force de se hisser sur la pointe des pieds, ses perspectives s’élargirent à un degré excessif.
Moi, simple observatrice parce que je suis faible et sans arme ? Qu’ils se détrompent. La peur ne me rongera plus de l’intérieur bien longtemps.
Jaillit la braise dont elle avait besoin. Oranne attrapa un des cimeterres et se mit à trotter au sein de la cité. Peut-être que la poignée glissait le long de ses paumes moites, mais elle n’en avait cure, tant elle était focalisée sur sa lancée.
Le tumulte s’intensifia à mesure qu’elle s’éloigna du centre. Métal et flux collisionnaient déraisonnablement à force de se rapprocher du péril. Oranne observait une densité grandissante de combattants par-delà la rangée de décédés et d’agonisants alignés sous les dômes, les temples et les institutions septentrionaux. Ce qui capta surtout son attention fut surtout combien arbres et fleurs nichés çà et là dans les rues perdaient de leurs couleurs. La nature se ternissait d’un même gris dont s’était teinté la voûte. La cité est envahie, et même s’ils n’en ont pas l’air, ce sont bien mes alliés.
Il était ardu de distinguer qui Oranne était censée soutenir. Partout où elle se dirigeait, de nouvelles têtes émergeaient et rugissaient en direction de l’incoercible mêlée. De multiples escarmouches se répandaient de part et d’autre de la cité en lieu et place de la charge organisée. Soldats, miliciens, inquisiteurs, mages, gardes et autres instructionnistes se confondaient. S’amalgamaient en un amas de corps et d’armes en entrechoquement permanent. L’objectif était clair, les réactions en conséquence, et le reste ne revêtait plus aucune importance.
Les factions séparées existent encore. Je n’ai plus qu’à trouver celles que je dois rallier ! Il me faut me frayer un chemin ! Ou sinon… Oranne se pressa vers une rue voisine, d’où elle entendait un tumulte constant. Des ombres longilignes oscillaient légèrement par les piliers et arches en plâtre dont se pourvoyait l’édifice. Seuls blessés et morts se présentèrent d’abord à son effarement. Bien vite, cependant, miliciens et militaires se rassemblèrent à quelques dizaines de mètres.
Plusieurs la repérèrent aussitôt.
— Je suis toujours effrayée, murmura-t-elle à elle-même. Pauvre jeune fille au mariage et aux alliances ratés. Comment serais-je considérée lorsque tout ceci sera achevé ? Peut-être oubliée, peut-être exécrée. Quelle importance ? Depuis le début, vous êtes mes ennemis. Ça ne pouvait que se terminer ainsi !
D’un bras tressaillant, elle brandit le cimeterre ayant déjà échoué. Pas un rire n’éclata parmi ses opposants, mais leur absence de réponse glaça d’autant plus les veines d’Oranne. Elle se rua tout de même vers eux au mépris de tout. Quoi que pût survenir, quelles que fussent ses probabilités de s’en tirer, la marchande s’était muée en combattante.
Et les flèches seront décochées. Et les carreaux me transperceront. Et je m’effondrerai telle une poupée, lassée d’une existence aux dernières années mouvementées.
Jusqu’au bout, j’aurais été inutile, pas vrai.
Mais les projectiles éclatèrent sur un bouclier placé devant Oranne. Du kurta eut beau atténuer les sorts, la centaine de mages alignés en rangée derrière elle les surpassait nettement. Un tourbillon de flammes engloutit militaires et miliciens, et pour les rescapés, de massifs pans de murs et de pavés les écrasèrent.
Oranne rouvrit ses paupières et déglutit par-devers le massacre sans précédent. Elle n’esquissa pas l’ombre d’un sourire bien qu’ils fussent ses adversaires.
— Partez devant ! hurla quelqu’un. Nous vous rattraperons après !
La jeune femme eut tout juste le temps de se retourner que Médis la plaqua à terre. Elles s’immergèrent dans l’opacité de la ruelle voisine, bref rassemblement que bientôt rejoignit Sembi.
Elles ? Mais comment ? Oranne s’était calée, non car son alliée la privait de mouvement. Éraflures et lacérations striaient les deux mages qui devaient pourtant s’être prodigués de rapides soins. Alors que la prochaine collision entre mages et miliciens retentissait derrière elles, Médis et Sembi demeuraient d’une placidité remarquable.
— Tu ne serais pas un peu folle ? fit Sembi. La vie n’a donc que si peu de valeur pour toi ? Après tant de gens injustement emportés par la mort, tu t’y jettes désespérément ?
— Pas exactement, réfuta Oranne. Je ne voulais pas rester cachée à l’intérieur, je voulais participer à la bataille, comme vous ! N’ai-je pas ce droit ?
— Il y a de meilleures façons de se battre, Oranne. Par pitié, ne sois pas une source de contradictions et écoute-nous ! Contente de te revoir, cela dit !
Oranne gémit, hagarde, de l’humidité naissant sur sa cornée. Sembi est ravie ? Me considère-t-elle comme une amie ? Elle s’apprêta à se relever en dépit de l’expression revêche de Médis.
— Reste avec nous et tu ne feras plus rien d’insensé ! ordonna-t-elle. Maintenant que j’y pense… Tu n’as plus le crâne sur ta ceinture ?
— Phedeas est mort et je dois m’y faire, déclara Oranne. Il m’a hanté trop longtemps, et a failli me faire perdre l’esprit.
— Eh bien, sage décision !
Un nouveau grondement retentit, incitant Médis à s’agripper au coin du mur. Impossible de rester en place plus d’une minute pour elle ! Des sillons s’épaissirent sur sa figure à l’inquiétude ostensible de Sembi, puis elle fit sursauter Oranne en se retournant.
— Où est Horis ? demanda-t-elle.
— Comment pourrais-je le savoir ? hésita Oranne.
— Tu es parti avec lui ! Nous avons entendu les récits de l’affrontement aux murailles de la cité !
— Nos chemins se sont séparés. Je me suis enfuie à l’intérieur d’Amberadie pendant que les miliciens l’ont capturé.
— Tu l’as abandonné là ?
— Moi seule face à l’armée impériale ? Tu dois être cohérente dans tes reproches, Médis !
Des invectives fusèrent de la bouche de la mage comme du sang grimpa à son visage, ce malgré les tentatives de Sembi de la calmer. Aucun poing ne fut dressé à l’apaisement d’Oranne, car Médis finit par soupirer.
— J’imagine que tu as raison, fit-elle. Si tu veux te rattraper, aide-nous à retrouver Horis !
— J’ignore où il est ! protesta Oranne.
— Tu as bien des indices !
— S’il a été fait prisonnier, il ne peut se trouver que dans les cachots du Palais Impérial, ou bien dans l’arène où son exécution serait alors imminente ! À moins qu’elle ait dû être annulée à cause de la bataille.
— Nous devons en avoir le cœur net, car quelle que soit la réponse, le temps presse ! La vie de Horis est en danger et…
Cette fois-ci, le grondement se révéla plus tonitrua que n’importe lequel des précédents, suivi d’une secousse manquant de renverser chacun des belligérants alentour. Il y eut un instant de silence, d’incompréhension.
Jusqu’au moment où les dents d’Oranne claquèrent.
— Impossible, elle est censée être morte ! hurla-t-elle.
— De quoi tu parles ? s’enquit Sembi.
— La bête… La créature qui avait fait une brèche dans les fortifications… C’était son cri. Et si c’est bien elle, alors pas seulement la vie de Horis est en danger.
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