Chapitre 66 : Servante de la justice
NAFDA
L’expérience l’avait laissée pantoise. Si elle n’était pas perchée sur le toit d’une bâtisse ocre, lui procurant une relative sécurité, Nafda en aurait été ébranlée. Elle avait contemplé les piliers lumineux et ténébreux jusqu’à l’affadissement, dont l’origine se révélait sans équivoque.
L’issue aurait été différente si j’avais égorgé Taori. Personne d’autre qu’elle ne peut générer de cette envergure. Par ma négligence, par ma faiblesse, je suis indirectement responsable de la mort de dizaines, si pas de centaines d’alliés.
Personne, disais-je ? Sauf Horis, évidemment.
Depuis longtemps ses yeux s’étaient adaptés à l’obscurité permanente. S’octroyer une vue d’ensemble du conflit impliquait de prendre de la hauteur où tout le monde se réduisait à une infime silhouette. Mais les armées lui paraissaient grandes et étendues, fidèlement à la réalité, quoique les effectifs diminuaient à vue d’œil. Le constat demeurait nonobstant l’arrivée de renfort. Et tandis que des vagues et des pans s’écroulaient de toute part, que le trépas frappait indifféremment, survivre relèverait bientôt du prodige. Une telle réalisation fendait à l’instar d’une étincelle.
Nafda entreprit de se mouvoir de sa position. Bondir sur le toit voisin déclencha néanmoins une onde de douleur, si bien qu’elle peina à s’agripper à la corniche. Étalée sur la pente, fulminant contre elle-même, l’assassin sentit ses membres et ses muscles vibrer sous l’impact. Et ses tremblements, fussent-ils fugaces, lui rappelèrent ses limites avec brutalité.
Je suis censée être plus résistante que cela ! Quoi, le combat contre Horis puis Taori m’a exténuée ? J’ai été sélectionnée par l’impératrice en personne pour mes capacités physiques hors norme ! Là où les miliciens succombent, et les proches de Bennenike expirent aussi, je suis là ! Usée, peut-être, mais bien vivante ! Dans le pire des cas, j’ai encore de quoi surmonter les ultimes épreuves.
Tant qu’elle s’attardait là, préservée du courroux des envahisseurs de la cité, les conditions s’avéraient propices à la réflexion. Un moment de répit prolongé lors duquel la jeune femme cherchait ce à quoi s’accrocher. Heureusement que les voix s’étaient tues, sinon l’ataraxie ne l’aurait jamais enveloppée. Et elle n’aurait pas pu se river vers le ciel que la magie sollicitait à l’excès. Rien dans cet amas de nuages niché dans une ténébreuse voûte ne transparaissait de naturel. Pourtant… Nafda s’y sentait happée. Comme si la référence l’exhortait à s’aventurer au-delà de ses préjugés. Comme si ses plaies s’effaçaient le temps d’une contemplation.
Tout ce qui ne l’anéantissait pas amplifiait sa géhenne. Une foulée après l’autre, manquant de riper par-delà le balcon, Nafda s’arquait un peu plus. Elle y avait songé, elle avait hésité, désormais le choix était inévitable. De sa ceinture elle saisit un flacon duquel elle déglutit le contenu, avant de saisir un second. Pendant que son corps se revigorait sous l’effet de la potion, elle lâcha l’autre contenant dont le verre se fracassa quelques mètres plus bas.
Un rictus déforma son visage où poignit un large sourire.
— Il est trop tard pour Taori, décréta-t-elle. Pourvu qu’elle ne commette pas encore trop de dégâts.
Subitement, ses dagues vibrèrent derechef, l’encourageant à exécuter un saut supplémentaire. Le toit voisin, grâce à des pans plus amples, lui garantit une vue plongeante des environs. Alors réalisa-t-elle que sa proximité avec le centre d’Amberadie pouvait être un atout. Depuis sa position, le Palais Impérial resplendissait à quelques kilomètres.
Son expression s’illumina d’autant plus lorsqu’elle plissa les yeux.
— Je me suis éloignée de vous afin de poursuivre ma traque, déclama Nafda. Dans un cas comme dans l’autre, mon échec est retentissant. Il me reste une dernière chance de me rattraper. Le temps m’est compté pour la saisir. Impératrice… Permettez-moi de vous rejoindre.
La quête finale s’entamait sous des auspices mitigés.
Pour Nafda, il s’agissait de se hâter tout en restant précautionneuse. Quelques projectiles physiques ou magiques la transperceraient si elle effectuait un pas ou une pirouette de travers. Toutefois, à force de progresser dans la nuit renforcée, la densité de combattants n’atteignait des proportions démesurées que par convergence. Militaires de plusieurs pays, miliciens impériaux, mages, gardes, inquisiteurs et autres guerriers s’avéraient indénombrables tant ils déferlaient au sein de la richesse urbaine. Entre l’ampleur et les retentissements sillonnaient pourtant davantage de dépouilles que Nafda n’en avait jamais dénombré. Même de là où elle se situait, elle détaillait les flaques de fluide vitale s’étalant sur les façades jusque dans les égouts. Même depuis sa sûreté éphémère, les corps sectionnés et pulvérisés, quelle que fût leur appartenance, la firent déglutir.
Ne pas prêter attention aux pertes… Il y a plus urgent. Nafda ignora la bile qui lui endommageait la gorge. Encore hors d’atteinte, elle sonda ses alentours et repéra deux principales troupes ennemies ainsi que l’endroit vers lequel ils se dirigèrent. Elle pensa d’abord au Palais Impérial, mais quand ils cheminèrent à l’est, l’assassin sut qu’ils s’attaquaient à un autre symbole de la cité. Là où des sillons s’enchâssaient sur des arc voûtés se dressait un mur constellé de symboles. La goutte surmontant la vague n’avait jamais autant été de circonstance.
Bennenike s’érigeait au-devant. Dansant avec ses deux cimeterres ensanglantés, l’impératrice étincelait dans sa cuirasse d’acier doublée de gravures en laiton, le même équipement avec lequel elle avait occis son neveu. Elle s’était aussi vêtue de sa cape écarlate favorite qui ne ralentissait aucunement la fluidité de ses mouvements. Une multitude d’ennemis gisaient à ses pieds comme des renforts impériaux la soutenaient en ce moment critique. Elle transperçait, démembrait, décapitait et cisaillait au cœur de la mêlée, souriant à l’intention de ses prochaines victimes. Chaque fois qu’elle devait récupérer, une rangée de miliciens la couvraient jusqu’à se sacrifier. Nafda fronça les sourcils en notant l’absence de Badeni.
Elle est là ! Un peu entamée, peut-être, mais en pleine forme. Évaluons la situation avant de la rejoindre. Bennenike lutte ici depuis un bon moment, ça se voit, mais jusqu’où cela ira ? Et surtout, je sens que ses plus terribles ennemis vont bientôt se manifester. À ce moment-là, je devrai me trouver à ses côtés.
Pour beaucoup, atteindre le Mur de la Lignée s’apparentait à une aubaine. Tant de miliciens et soldats trépassés leur donnait l’impression que l’adversité s’affadissait au rythme de leurs assauts.
Mal leur en prenait sitôt que leur route se mêlait à celle de l’impératrice.
Des sillons de sang additionnels emplissaient les marches déjà souillées d’écarlate. Bennenike se délectait de chaque assassin. Avec une précision chirurgicale, elle traçait des arcs de cercle de ses cimeterres, jubilait dès que ses ennemis choyaient à ses pieds. Plus elle créait sa propre dévastation et plus ses jubilations répandaient la terreur. Pourtant, à force de s’ériger dans le champ de bataille, ses rires s’estompèrent peu à peu. Peut-être qu’elle n’a pas besoin de moi, finalement.
Une fois débarrassée d’une bonne poignée d’assaillants, Bennenike avisa les sanglots, perçut les injures qu’on lui assénait. Deux silhouettes en particulier occupèrent le centre de son attention et l’exhortèrent à braquer aussitôt ses armes vers eux.
— Vous voici enfin ! fit-elle. Je commençais à m’impatienter. Noki Gondiana, Dathom Eltecan… Bien que je vous connaissais déjà, surtout la première, votre réputation vous précède.
Les concernés ne bronchèrent pas malgré la réplique. Aucun des deux ne bataillait avec une armure intacte, toutefois les dommages s’effaçaient face à la lueur flamboyant sur leur figure déjà consumée. Peu leur importait de se déplacer en clopinant presque tant ils priorisaient leur adversaire principale. Une épée en acier et une lance en laiton se dressaient face à la paire des cimeterres. Il appartenait à leurs porteurs de les abattre lorsque les étincelles sourdaient en continu de leur silhouette fragilisée.
Noki et Dathom s’alignèrent de part et d’autre des marches et coulèrent un hostile regard à Bennenike. Que craint-elle ? Ils devraient trembler devant elle, au contraire !
— Pour être honnête, avoua Noki en haletant, je n’étais même pas sûre d’arriver jusqu’ici.
— Quelle manque de confiance ! s’exclama Dathom. Un bon soldat parvient toujours à destination.
Un léger rire de l’impératrice vexa ses opposants.
— Je n’ai pas de main libre pour vous applaudir, ironisa-t-elle. Tout ce que j’ai à affirmer, en revanche, c’est que vos réjouissances approchent de leur fin. Vous avez donc atteint le centre de la cité… Vous souillez ce joyau millénaire par votre simple présence. Quel dommage, j’aurais voulu affronter des personnes plus importantes.
Alors que leur sang bouillonnait déjà, les nerfs de Dathom et Noki se durcirent d’abondance. Toutes les conditions pour l’affrontement se rassemblaient comme leurs subordonnés s’entretuaient déjà autour d’eux. Foulée après foulée, au mépris des attaques de biais des miliciens, les chefs réduisaient la distance avec la dénommée tyranne.
— Ce n’est pas vous que j’attends, renchérit Bennenike. Tout au mieux, à mes yeux, vous représentez… des obstacles.
— Je n’accepterai pas d’être insulté ainsi ! rugit Dathom. Pas après tous les sacrifices auxquels j’ai consenti ! Depuis des mois, je dirige une campagne incessante contre l’invasion de mon bel Enthelian ! J’attends au moins de la reconnaissance et du respect !
— Moi, contrasta Noki, je n’en ai pas besoin. Je ne m’attends pas à un combat épique que des scribes louangeront des récits historiques. Réglons ça sans fioriture, ici et maintenant. J’ai une sœur à venger.
— Ce sentiment te submerge toujours ? répliqua l’impératrice. Assassiner ma nièce ne t’a pas suffi ?
— Ça m’a soulagée un moment, puis le chagrin est revenu. Car la meurtrière nuit toujours, et c’est à moi de réparer cet affront.
Nulle place ne fut encore accordée aux ricanements. Quoiqu’assez d’espace était cédée aux meneurs, les armes et le flux retentissaient au sifflement du kurta. Au creux des hostilités se présentaient des âmes certes usées, pourtant aptes à enchaîner la lutte jusqu’aux ultimes sursauts de vie.
À moi de décider quand intervenir. Mais je ne voudrais pas ruiner leurs retrouvailles. D’un œil scrutateur, Nafda sondait les troupes adverses qui déferlaient près du mur, remplaçant les lignes précédentes. Des centaines d’entre eux avaient rencontré leur destin, et des milliers ailleurs, aussi les survivants se démarquaient d’autant plus. Parmi eux, Noki et Dathom paraissaient conscients qu’ils risquaient une fatalité similaire.
Ils ne reculèrent pas d’une semelle. Ne tressaillirent pas d’un iota.
— La vengeance ne me motive pas, déclara Dathom. Plutôt l’honneur. Se battre contre la célèbre impératrice, ce n’est pas rien ! Une fierté pour moi, quelle que soit l’issue.
— Vous faites la fière, impératrice ! lança Noki. D’ici, cependant, je constate que le désespoir vous envahit. Vous avez réuni la plus grande armée du monde et ce n’était pas suffisant. Vous envisagez la défaite ?
— J’ai écrasé tellement d’insurrections que c’est dans mon sang, rétorqua Bennenike. Celle-ci a été plus aboutie que n’importe laquelle des précédentes, je dois bien le reconnaître. Néanmoins… Le triomphe sera du côté de la justice. Nous rétablirons l’ordre, nous guérirons de nos maux, et nos pertes seront pleurées à jamais. Afin de m’en assurer, je dois d’abord vous occire.
La réplique cingla, prompte à agenouiller les plus coriaces. Certes Noki et Dathom résistèrent, mais les plis et rictus de leur faciès les trahissaient.
Il régnait de l’accalmie ici-bas. Non que le tumulte omniprésent s’était volatilisé, il s’agissait plutôt d’une trêve dans lequel l’environnement s’engouffrait. De la magie imprégnait chaque particule des lieux, liaient la terre avec les cieux. Pour les uns, elle s’apparentait à un poison. Pour les autres, elle revenait à sa juste place. Chacun devait néanmoins reconnaître qu’une telle obscurité ne revêtait rien d’inoffensif. D’aucuns formulaient l’espoir de la nitescence, fût-elle chiche, mais c’était bien le flux qui occupait ce rôle.
Nafda se surprit à apprécier cette incorporation de nuances et de chuintements. Comme si son énergie, refoulée depuis l’éternité, désirait ardemment se manifester. Un râle s’échappa de sa bouche comme elle s’infligea un coup de poing aux côtes. Non. Pas si proche du but. Une source tentante, mais toute ma vie, j’ai repoussé cette maladie, ce n’est pas pour y succomber maintenant !
Alors qu’elle luttait contre son for intérieur, l’assassin se référa à sa maîtresse, laquelle s’opiniâtrait dans son combat. D’un cimeterre elle bloquait la lance de Noki, de l’autre elle pénétrait dans la garde de Dathom. Lorsque les rôles s’échangeaient s’opérait une violente salve de coups. Les meneurs eurent beau l’assaillir, que ce fût de face ou de biais, Bennenike ne recevait pas la moindre attaque. Tout le contraire de ses adversaires qu’elle taillada à plusieurs reprises. Malgré la solidité de leur équipement, des coupures avaient entamé leur chair. Et le soutien des rares mages de guérison ne suffisait pas à combler l’avantage que l’impératrice creusait. Les minutes s’égrenaient sans qu’elle s’affaiblît.
Elle persistait par-devers l’invisible regard de ses prédécesseurs. Invulnérable, inexpugnable.
Ce fut dans ce contexte que Nafda jaillit. Lance, épée et cimeterres s’était entrechoquées une fois encore. Épargnée d’une futile tentative d’estocade, Bennenike examina sa protégée, mais curieusement, aucun sourire n’éclaircit son visage éclaboussé de fluide vitale. De quoi courber l’échine de Nafda quand elle se positionna auprès d’elle.
Je suis moi-même. Authentique en dépit des épreuves. Nafda chercha en vain refuge auprès de sa mine d’acier. Si focalisée sur la dirigeante qu’elle en oubliait ses adversaires. Eux en revanche, ne manquèrent pas de la désigner.
Des dents claquèrent, des jambes flageolèrent. Jamais Nafda n’avait vu autant d’adversaires blêmir à sa simple approche, même à l’imminence de leur trépas. De ses foulées semblèrent jaillir des ondes de terreur comme tout un chacun évitait de croiser son regard.
Tous, sauf Reino. Il prit le temps de la dévisager sévèrement avant de s’en remettre à Noki. Surveillant d’un œil son adversaire, cette dernière accorda une inclémence similaire à l’assassin.
— Tout ce temps, je me demandais où tu te terrais ! lança-t-elle. Tu n’as pas tenté de me poignarder dans mon dos ? Voilà qui est surprenant.
— Je ne me cache plus, justifia Nafda, enserrant ses doigts autour de la poignée de ses dagues. Je suis ici pour servir.
— Les proches de Bennenike sont condamnés à périr. Estime-toi heureuse d’avoir survécu jusque-là, assassin. La suite risque d’être douloureuse. Impossible de te faire souffrir autant que tes innombrables victimes, mais je peux essayer.
— Approche donc ! Je…
Tout ce temps à se détourner de son adversaire, Noki avait trop abaissé sa garde. Dathom s’interposa entre elle et Bennenike et reçut une taillade au flanc en conséquence. Bredouillant quelques excuses, la meneuse s’aligna avec son homologue. Dans un recul stratégique cédèrent-ils davantage de place à l’impératrice, laquelle jugea avec une froideur accrue. Je ne dois définitivement pas la décevoir.
— Tu es enfin retournée auprès de moi, déclara-t-elle. As-tu occis Horis Saiden ?
— Malheureusement, dit Nafda, je ne l’ai pas retrouvé. Mais je suis persuadée qu’il va se rendre ici.
— Alors tu l’accueilleras comme il se doit. J’observerai de très près, et je souhaite être présente lorsque tu te débarrasseras de lui.
— Comme il vous en conviendra, impératrice.
— Bien que nous soyons alliées, à chacun ses adversaires. Je me chargerai personnellement de Noki Gondiana et Dathom Eltecan. Je te laisse les autres… Les survivants devraient rappliquer d’ici peu, et bientôt regretter de respirer encore.
Nafda et Bennenike se séparèrent sur cette affirmation. Un éclat d’hésitation s’éteignit sitôt que l’assassin perdit l’impératrice de vue, désormais concentrée sur une nouvelle horde d’opposants. Puisque ses dagues vibraient intensément, puisque des spirales de flux voletaient sur plusieurs mètres, elle savait que des gouttes se déferleraient sur la vague.
Naguère, Nafda se serait précipitée sans tâtonner, l’ardeur à son paroxysme.
Mais elle ne pouvait que s’élancer lentement quand persistait le jugement de sa dirigeante.
Je dois être digne de sa confiance.
Chacun de nos ennemis doit gésir à nos pieds.
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