Chapitre 69 : La légende (1/3)
HORIS
— Je n’en ai plus pour longtemps, Horis.
Les fabuleuses teintes jaillissant des piliers illuminaient encore l’imagination du jeune homme quand l’annonce l’avait ébranlé. D’un ton aussi grave que son expression, Yuma avait assumé ses propos, quitte à heurter le mage. Il avait alors tenté d’échapper à la réalité mais la déclinante aura de la chamane la lui avait crûment rappelée.
— Je refuse d’y croire ! avait-il lancé. Vous qui êtes si forte et si solide ? Vous êtes encore en pleine forme.
— Malheureusement, avait contesté Yuma, tu es dans le déni. Presque sept décennies se sont écoulées depuis ma naissance. Mon heure viendra, comme chacun d’entre nous.
— Mais vous pouvez encore vivre quelques années !
La négation s’introduisit avec subtilité. Quoiqu’elle avait gardé son interlocuteur à portée de regards, Yuma s’était penché et avait joint ses bras derrière le dos. Elle avait alors fixé la paroi du souterrain dans lequel l’apprentissage battait son plein. À la prolongation du mutisme s’était amplifiée l’inquiétude de Horis.
— N’est-ce pas ? avait-il insisté.
— Beaucoup de gens atteignent mon âge, avait déclaré Yuma, mais peu célèbrent leur quatre-vingtième anniversaire. Tu affirmes que ce serait une question de mois ? Je ne serais pas si optimiste… J’ai un mauvais pressentiment.
— Pourquoi ? Une puissante énergie sommeille en vous. Vous ne périrez pas si facilement, Yuma ! Vous avez encore tant de choses à vivre.
— Mais ma vie a déjà été assez longue.
Yuma était restée de biais par rapport à Horis, immergée dans une profonde réflexion que son protégé peinait à cerner.
— Moult philosophes se sont penchés sur la question, avait-elle développé. Quel est notre temps de vie idéal ? Nul ne possède une réponse précise. Certains affirment que nos existences sont trop courtes, d’autres trop longues. Mon avis se situe entre les deux. Tu sais, Horis, cela fait très longtemps que Daget et Touméret ont tragiquement disparu. J’ai parfois ressenti l’impression une éternité sans eux… Ce serait oublier ma propre mortalité.
— Puisque vous en parlez…, avait dit Horis au bord des larmes. J’ai déjà tant perdu, et je ne veux pas vous perdre non plus !
— Il s’agit du cycle de la vie, hélas. L’une des plus grandes épreuves de la vie est d’admettre qu’elle possède une fin. Chaque plante, chaque animal et chaque être humain s’éteindra un jour, que cela prenne quelques années ou des siècles. Il faut être prêt.
— Mais vous, Yuma, êtes-vous prête ?
— Depuis bien longtemps. Elle peut surgir à n’importe quel moment.
— C’est une éventualité à laquelle j’ai songé. Ma jeunesse ne me protège pas, n’est-ce pas ? Surtout au vu du combat que je mène…
— Oui, Horis. Quand cela surviendra, il te faudra l’accueillir, non comme une ennemie, mais comme une part naturelle de nous.
Depuis ce jour, Horis s’était ingénié à se préparer, mais l’épreuve demeurait ardue. Ainsi flottait cette subtile mais oppressante réflexion dans les anfractuosités de son esprit. Parée à émerger lors des moments les plus inopportuns, et avec elle la mémoire d’une guide si longtemps disparue.
Mais qui était prêt pour cette épreuve, finalement ?
Ma famille ne l’était pas.
Bérédine non plus.
Igdan non plus.
Milak non plus.
Emiteffe, Dathom et Noki non plus.
Seuls Khanir et Yuma l’étaient. Et encore, j’en doute…
La justice n’existe plus dans ce monde. Sinon, ils ne seraient pas morts. Sinon, la créature ne nuirait pas encore malgré tous nos efforts pour la terrasser.
Certains hurlements possédaient le don de glacer le sang et de courber jusqu’à la moelle des os. Tout ce temps à exiger beaucoup de son corps ne l’empêchait pas d’y résister. Il resta debout au prix d’un lourd effort, bien que des larmes submergeassent son faciès. Même de loin, il avait assisté aux derniers instants de Noki.
Un rude l’obstacle l’avait empêché d’intervenir. Nafda avait subi une décharge de flux mais se réceptionna d’une roulade arrière. Les pieds sur le pavé morcelé, essuyant sa lèvre ensanglantée, l’assassin persistait à se dresser entre Horis et Bennenike. Jamais ses dagues ne cessaient de vibrer, jamais ses membres ne cessaient de répondre à ses sollicitations.
Surtout lorsque l’entrechoc de la magie et du kurta impacta le cœur d’Amberadie. Je croyais qu’elle était ma principale adversaire… Mais personne d’autre n’a réussi à défaire l’impératrice.
— Quand vas-tu mourir ? fit Nafda avec une pointe d’agacement. Sois fier de toi, Horis Saiden, tu es le plus redoutable adversaire que j’aie jamais affronté. J’espère que tu apprécieras le compliment.
— Tu es une ennemie plus qu’à la hauteur, reconnut Horis. Mais de nouvelles priorités m’attendent.
— Je lis du désespoir sur ta figure ravagée. Maintenant que Noki a aussi péri, tu sens que ta propre fin approche, n’est-ce pas ? Il serait cruel de ma part de prolonger ta souffrance.
— Tu n’as jamais été aussi peu convaincue par tes propres propos.
Sur une injure surgit l’attaque suivante. D’une feinte, doublé d’un saut, Nafda brisa le bouclier de Horis. Ce dernier riposta d’un orbe tourbillonnant même s’il avait perdu quelque peu d’équilibre. Des tremblements devaient être ignorés, des frissons devaient être surpassés. Mû par une vigueur hors du commun, le mage déversa un torrent d’énergie contre laquelle l’assassin devait s’adapter.
Nafda éleva ses lames et bloqua l’assaut de Horis. Une partie la magie lui consuma les avant-bras tout en lui arrachant un râle. Cependant, quand il avisa son esquisse de sourire, le jeune homme comprit qu’elle avait volontairement encaissé. D’une dague elle avait désaxé le sort incandescent, de l’autre elle lui avait tailladé le flanc.
Voilà que mes pensées m’ont trop submergé… Ou bien Nafda est vraiment plus forte que moi. Une trop vive douleur lui traversait le bras pour qu’il pût se soigner. À la merci des armes adverses, Horis sombra peu à peu. Tant de flux circulait dans ce sombre environnement sans la possibilité de le manier à son plein potentiel. Le silence de ses alliés l’exhortait peu à s’extirper d’une proche fatalité.
— Il était temps ! s’exclama Bennenike. Parfait, Nafda. Dès que tu auras occis Horis, plus personne ne sera en mesure de s’opposer à mon règne. Achève-le sans plus tarder !
La froideur de l’acier combiné au kurta achevait d’immobiliser le mage. Face à l’assassin déclinait dangereusement son temps restant. Il demeura digne à l’approche de l’instant fatidique, fixa son ennemie de toujours jusqu’au fond de sa prunelle. Je ne la supplierai pas de m’épargner.
Mais les dagues vibrantes se contentèrent de fendre l’air. Immobile, sa porteuse les maintint entre ses paumes humides dans un excessif tressaillement. Peut-être que les pointes dégoulinantes de fluide écarlate désiraient se nourrir de celui de Horis.
Pas Nafda. De multiples gouttes cerclèrent ses yeux comme son arrêt semblait définitif. Bouche grande ouverte, Horis peinait à concevoir cette réalité, mais se tut malgré tout.
— Pourquoi devrais-je le tuer ? demanda-t-elle.
— As-tu perdu la raison ? s’écria Bennenike. Tu es mon assassin ! Mon plus fidèle sujet ! Récemment, j’ai tant douté de ta loyauté. Tu m’avais prouvé que tu inscrirais mes soupçons en faux ! Est-ce que ces maudits espions empoisonnent encore ton esprit ?
— Pas eux. Seule la jeune fille qui vous a rencontrée, tant d’années auparavant, expriment ses sentiments. C’était bien avant que vous me persuadiez de considérer les mages comme cible. Tout est plus clair en moi, désormais.
— Nafda… Nafda ! Je refuse d’y croire. Si tu ne cesses pas aussitôt te déblatérer de telles fadaises, tu me forceras au pire. Je t’octroie une ultime chance. Tue Horis, rapporte-moi son cadavre, et j’oublierai tes égarements. Je t’en fais le serment.
Sur cette promesse ralentit le monde alentour. Comme si l’environnement se ployait à la volonté de la dirigeante. Comme si les réticences s’éteindraient dans le sifflement du kurta. Une chance fut accordée en pleine prolongation du silence. D’un seul geste, l’assassin aurait pu la saisir, mais les secondes s’écoulèrent sans qu’elle ne s’exécutât.
Nafda lâcha ses dagues si nettement que le cliquetis au contact du sol se répercuta jusqu’à son impératrice.
Je n’ai pas persisté en vain ? Poussée dans cette situation extrême, elle est frappée d’une illumination, et la vérité éclate. J’ai peut-être bien fait de la tuer. Encore faut-il que j’en sois capable… Un regard assuré s’échangea entre Nafda et Horis bien que ce dernier fût encore ébranlé par l’attitude de son adversaire. Au moins, par-devers lui, pas une once de terreur ne déchira l’assassin. Elle s’anima du courage nécessaire pour faire volte-face. Une impératrice courroucée, fût-elle éloignée, l’assujettissait à son emprise.
— Et si mes détracteurs avaient raison ? suggéra Nafda.
— Nafda…, fulmina Bennenike. As-tu atteint le point de non-retour ? Je t’ai aimée comme une jeune sœur, je t’ai formée pour que tu contribues à un monde meilleur. Et tu m’abandonnes si proche de cet objectif d’apparence inaccessible ?
— La destruction ne possède pas qu’une odeur magique. Je le réalise très tard… peut-être trop tard.
— Tes paroles sonnent exactement comme celles de tous les félons que j’ai occis. Ma déception est à la hauteur de ma fureur. Jamais je ne t’aurais imaginée proférer de telles infamies, y compris dans mes pires cauchemars.
— Je l’ai affronté pendant longtemps. Maintenant, ce combat a perdu son sens. Je ne tuerai pas Horis. Vous avez mon respect, impératrice, mais plus mon soutien.
Dans une incoercible frénésie s’enchaînèrent invectives et hurlements. Même si certains de ses ennemis bataillaient encore autour d’elle, Bennenike se focalisait sur la cible inattendue. Nafda ne se mut pas d’une foulée en dépit de l’allure méphitique de sa maîtresse. Ses lames demeuraient à terre tandis que ses halètements se conformaient à sa sueur glacée.
Tu te résignes ? Non, tu as encore un rôle à jouer. Il reste à savoir lequel. Pendant que l’assassin restait dos à son rival de toujours, ce dernier avait puisé de la magie de ses environs. Des orbes vibrants émanèrent de ses paumes avec lesquelles il lui porta un coup de côté. Projetée sur plusieurs mètres, Nafda traversa un mur déjà morcelé, disparut derrière un amas de pans et de poussière. Pourvu que je ne le regrette pas.
Plus aucun obstacle ne s’érigeait entre le mage et l’impératrice.
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