Chapitre 75 : Les adieux
NAFDA
Un immense empire s’étendait naguère dans la partie orientale du continent. Émergeant de la cité d’Amberadie, s’érigeant au sein du désert d’Erthenori, il s’était agrandi par des siècles de conquête et d’annexion successives. Nul empire n’avait vu traverser autant d’âges, et encore moins sous le règne d’une seule et même dynastie. Invasions, guerres civiles, jeux de pouvoir, famines et catastrophes naturelles avaient érodé sa stabilité au cours des siècles sans jamais l’annihiler.
Toutefois était-ce ce qui était inscrit dans les livres fut encore quelques années. D’aucuns étaient conscients que Bennenike Teos, surnommée l’Impitoyable, avait engendré une violence plus importante que chaque précédent impératrice ou empereur, et ce malgré la concurrence. D’aucuns savaient aussi que maintenir du joug relevait d’une poignée d’acier que la dirigeante avait exercé avec opiniâtreté.
Il était dorénavant écrit que la fin de son règne s’était caractérisée par un incomparable déchaînement. Une kyrielle d’historiens avait insisté sur l’intensité des ténèbres qui avait enveloppé Amberadie. Même si la capitale avait perdu une inquiétante fraction de sa population, même si des ordres avaient rencontré leur déclin, c’était bel et bien le trépas de Bennenike qui, pour beaucoup, avaient gravé ce jour pour des décennies à venir, voire bien au-delà.
Or sa meurtrière respirait encore. Quiconque fut témoin des événements, de près ou de loin, aurait argué que seul un opposant au joug impérial aurait pu être l’assassin. La responsable se targuait d’une proximité plus directe, aisément identifiables par les marques sur le corps de Bennenike.
Des mois d’exil l’avaient appris à faire profil bas davantage qu’à l’accoutumée. Éviter les patrouilles tout comme les endroits bien occupés relevaient de l’évidence, tout comme s’assurer que personne ne la suivait. Puisqu’elle n’était pas à un crime près, voler lui permettait à la fois de conserver sa discrétion et de remplir son estomac. Se délester de ses armes était en revanche inenvisageable.
Ainsi avait-elle survécu des mois durant. En tant qu’invisible présence, elle avait assisté aux réparations des fondations, à l’instar des familles et amitiés brisées par autant de conflits. Elle s’était cependant très vite éloignée au risque d’identifier des liens avec ses innombrables victimes. Elle avait alors traversé le désert d’Erthenori, une épreuve pour la plupart des personnes, plutôt une formalité pour elle, tant elle y était habituée.
Séjourner dans les territoires de l’ancien empire augmentait ses chances de se faire reconnaître. Pourtant acceptait-elle ce risque, car elle avait une dernière chose à y accomplir. Tout ce temps à glaner des indices sur leur position avait amplifié ses râles.
Heureusement, quelques jours plus tôt, Nafda avait enfin trouvé où ils logeaient. Il ne lui restait plus qu’à s’y rendre et à régler une histoire si ancienne qu’elle en paraissait surannée.
Vous ne vous cachiez même pas. Vous imaginiez juste que vous pourriez mener votre existence en évitant vos responsabilités. Mais il y a pire… Vous pensiez vraiment que je ne vous retrouverais jamais ? Si j’étais naïve, j’aurais cru que vous l’étiez aussi. La vérité est bien plus cruelle : vous espériez ne plus jamais me revoir. Que je périsse dans les rues d’Amberadie, sans doute.
Ses traits s’étaient déformés avant même qu’elle ne franchît le seuil. À proximité des côtes, là où l’herbe jaunâtre oscillait sous les sollicitations du vent aride, un bâtiment isolé était modestement installé. Entre ses murs en plâtre opalins se diffusait le parfum de liqueur peu fraîches, souillant les faïences céruléennes. Comme chaque soirée se divertissait une clientèle bruyante mais régulière, parmi laquelle des marins bramaient plus encore qu’autrui. D’insupportables chansons populaires vrillèrent les oreilles de Nafda pendant qu’elle dégustait un thé à la menthe fort peu goûteux.
Un désagréable mais nécessaire moment. J’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra. Dépêchez-vous de déguerpir, tout de même. Vous ne voudriez pas subir de dommages collatéraux, pas vrai ?
Nafda déglutit ses tasses avec lenteur exacerbée, assise dans un sombre et humide coin de la salle. Les vitres carrées et poussiéreuses diffusaient les reflets de la sorgue où un silence propice contrastait avec le tumulte intérieur. S’ensuivirent des heures de patience, à sentir son sang bouillonner, à frôler la poignée de ses dagues. Des frissons courbaient son échine et hérissaient ses poils. Elle surveillait chaque sortie de client bituré, espérait que personne d’autre ne prolongerait inutilement les heures d’ouverture.
Finalement, le dernier couple de vieux alcooliques boitilla vers le seuil, et claqua avec maladresse la porte derrière eux.
Ma patience a encore été mise à rude épreuve. Maintenant, il est l’heure de m’illustrer. Il est temps de m’extirper de cette ombre qui m’est si chère.
— C’est l’heure de la fermeture ! Mes excuses, mais je te demande poliment de partir, en espérant te revoir un autre jour !
Un outrecuidant sourire s’illumina sur le faciès de Nafda. Plus la serveuse s’approchait d’elle et plus elle la détaillait avec intérêt, plissant les yeux et inclinant la tête. Attifée d’une fine tunique mordorée par-dessus un tailleur blanchâtre, coiffée d’un ruban azur noué sur sa chevelure de jais crépue, la jeune femme à la peau hâlée avait la démarche légère et le pas vif.
Cependant, à force de dévisager sa cliente, son corps finit par se crisper.
— Je préfère ne pas me répéter, insista-t-elle. Tu as l’air d’avoir fini ta tasse, alors pourquoi rester ?
— Voyons, tu ne me reconnais pas ? lança Nafda. Je sais qui tu es, même si j’ignore ton prénom.
— Yrilde. Et toi, qui es-tu ?
— Tu ne sauras donc pas deviner à moins que je ne te donne des indices supplémentaires ? Tu étais à peine reconnaissable, avec la suie qui recouvrait ton corps. Tellement maigre en plus… Là, au moins, tu as l’air en meilleure santé. Tu n’es pas la coupable, tu te trouves juste sur le chemin.
— Ce que tu mentionnes, c’était à l’orphelinat ! Mais tu…
— Voilà, c’était facile ! Tu ne te souviens ni de mon nom, ni de mon visage ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire…
L’envie ne manquait pas à Yrilde de hurler, encore moins de détaler. Peut-elle rivaliser avec ma vitesse ? Servir des chopes n’aide pas vraiment ! À peine eut-elle réalisé deux pas que Nafda la saisit par la nuque. Paralysée, la serveuse tressaillit de tout son être tandis que l’ancien assassin glissait une dague à ras de son cou. Ses dents claquèrent tant qu’elle n’eut guère la force de brailler.
Au contraire des propriétaires de l’établissement. Dès qu’ils aperçurent leur serveuse prise en otage, ils se précipitèrent à proximité, quoiqu’ils gardaient une distance de proximité. Tant l’homme que la femme possédaient le teint sombre, des iris smaragdins, des cheveux grisonnants, et étaient vêtus d’une longue tunique aux manches pointues. S’ils ont eu ne serait-ce qu’une once de prestige, elle s’est dissipée il y a bien longtemps.
— Laisse notre Yrilde tranquille ! supplia l’homme.
— Papa, maman ! s’épouvanta la serveuse. Elle me fait peur !
— Regarde comment ils sont éloignés, se moqua Nafda. Ils ne viendront pas te délivrer. Pourquoi ils prendraient ce risque ? Tout ce qui les intéressé, c’est leur propre sécurité.
— Tu n’as aucune raison de menacer notre fille ! s’écria la femme.
— Aucune ? Vous êtes peut-être ses parents biologiques, mais avez-vous oublié les liens de sang ?
Face à cette révélation s’arrêtèrent les deux individus, les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte des secondes durant. Les frissons d’Yrilde se propagèrent jusqu’à eux à l’avenant. Incapable de me reconnaître… Ils arrivent encore à me décevoir après tout ce temps.
— Voyons, fit la femme. Ma petite et gentille Padresa, ça ne te ressemble pas !
— Padresa ? Peu importe combien vous êtes isolés, vous êtes forcément informés de l’état du monde. Mon nom à moi, c’est celui qui m’a été donné toutes ces années d’errance. Je suis Nafda !
Ses parents manquèrent de basculer sur les faïences imprégnées d’alcool. Ils assurèrent l’équilibre en se tenant l’un l’autre, sans qu’ils ne cessassent un instant de trémuler. Amusant. Voici donc la terreur que je leur inspire ?
— Tu sais, dit sa mère d’une voix douce, nous ne t’avons jamais oubliée. Après tout, tu es…
— Épargnez-moi votre hypocrisie ! tonna Nafda. Vous me connaissez sous un nouveau nom, pourtant vous vous permettez encore ce déni ? Vous vous enfoncez de plus en plus à mesure que vous ouvrez la bouche.
— Notre petite fille est morte à l’orphelinat, déplora son père. Tu as son visage, tu as ses yeux, mais tu n’es pas Padresa.
— Seul mon nom a changé. Que vous le vouliez ou non, je suis le monstre que vous avez engendré. Vous y avez déjà songé, pas vrai ?
Lentement, avec hésitation, les propriétaires se consultèrent. Leurs jambes flageolaient tant qu’ils étaient pétrifiés, et donc dans l’incapacité de fuir.
Ce fut une opportunité pour Nafda. Elle jeta Yrilde sur le côté, laquelle goûta son contact dans la douleur. S’étaler l’empêcha de protéger ses parents adoptifs qui pouvaient juste se protéger l’un l’autre, si encore ils en étaient capables. Car l’assassin ne leur accorda nul répit. Car l’assassin cala ses deux lames à proximité de leur cou. Car l’assassin se délecta de leur regard vitreux et de leur lourde respiration.
— Tu veux nous tuer aussi ? paniqua son père. Ta soif de sang n’a aucune limite ? Tes propres parents !
— Et maintenant, l’apitoiement ! persiffla Nafda. Oui, j’ai été une assassin impitoyable. Oui, j’ai tué des dizaines d’innocents. Oui, j’ai été au service d’une impératrice tyrannique. Vous affirmiez que j’avais changé… C’est vrai aussi.
— Tout ce que nous entendions…, bredouilla sa mère. Mais pourquoi ce serait notre faute ?
— Oh, croyez-moi, j’aimerais rejeter la faute entièrement sur vous. M’abandonner dans cet orphelinat aura été le déclencheur d’une existence… chaotique.
— Chaotique, tu as trouvé le bon mot. Nous redoutions le pire avec toi, et l’avenir nous a donnés raison. D’accord, tu as commis le pire, mais au moins, nous en avons été épargnés. Jusqu’à maintenant.
Qu’est-ce qui me retient de les égorger, au juste ? Comme si cela ne pouvait guère s’empirer, les sourcils de Nafda se froncèrent, et des profonds sillons assombrirent son visage. Jamais n’avait-elle autant foudroyé ses géniteurs du regard depuis qu’ils l’avaient laissée dans l’orphelinat.
— Vous êtes si égoïstes, en plus ! accusa-t-elle. Qu’est-ce qu’il vous fallait, alors ?
— Une petite fille sage et gentille, précisa sa mère. Qui ne s’énervait pas quand on lui demandait quelque chose. Qui n’était pas une sombre silhouette trop difficile à approcher. Yrilde était parfaite ! Nous n’avons jamais regretté cette décision.
— Vous n’avez pas assumé faire un enfant, donc vous vous êtes débarrassés de moi.
— Padresa…, murmura son père. Je te demande pardon.
— Cesse de m’appeler ainsi ! Bien sûr qu’en tant que Nafda, je suis irrécupérable, mais je ne vais pas effacer mon passé. Je me suis débarrassée d’Uraith en l’étouffant dans son sommeil, libérant tous les enfants de l’établissement au passage. J’ai erré dans les rues d’Amberadie en croyant à ma fin proche, avant d’être recueillie par Bennenike en personne. Elle a fait de moi sa protégée, m’a forgée, m’a persuadée du bien-fondé de son idéologie. Ma quête aura été longue et éprouvante avant que je réalise la vérité. Elle était déjà bien blessée au moment où je lui ai porté le coup de grâce, mais c’était la symbolique de ce geste qui importait. Tout comme ici.
À ces mots s’intensifièrent les tressaillements de ses parents. Nafda faillit en jubiler mais se retint, trop focalisée sur le maintien de ses dagues. Pour sûr qu’Yrilde ne tenterait rien de fâcheux, toutefois devait-elle garder un œil sur elle, tout en se délectant de la détresse de ses parents. Un geste, et les dagues glissent le long de leur cou, et leur sang repaît les sales faïences.
— Épargne-moi, pitié, pitié ! insista sa mère au bord des larmes.
— Nous pensions qu’Uraith était un bon pensionnaire ! justifia son père.
— Un bon conseil pour vous, siffla Nafda. Arrêtez de parler, vous empirez votre cas. Si vous voulez souffler un coup, sachez que je n’ai pas l’intention de vous tuer. Non car vous ne le méritez pas : au contraire, assister à vos derniers spasmes me couronnerait de joie. Mais comme je l’ai déjà mentionné… Tout ce temps, j’étais dans l’erreur. Mes assassinats le resteront jusqu’à la fin des temps. J’ai assez tué, je ne devrais pas en rajouter.
Peu à peu les dagues s’éloignèrent de la gorge des deux victimes, bien que leurs dents continuassent de claquer.
— Pourquoi avoir fait tout ce chemin, vous me demanderiez. Je suis une fugitive pourchassée dans tous les territoires de l’empire, et malgré tout je risque ma vie pour vous retrouver… J’avais une affaire à régler avec vous. Cette ombre du passé, celle qui m’a définie, devait se dissiper tôt ou tard. Assumez qui vous êtes, assumez qui je suis. Profitez de votre misérable existence en prenant conscience de qui vous avez enfanté, de qui vous avez abandonné. L’assassin de l’impératrice en personne.
Nafda rengaina ses dagues avant de repousser ses parents, lesquels se rattrapèrent sur une chaise, encore ébranlés.
— Je suis venue exprimer mes adieux. Pas seulement à vous, d’ailleurs. C’est la fin du chemin et le commencement d’un autre. Appelez des patrouilles si ça vous chante. Là où j’irai, personne ne pourra me retrouver. Ha, et j’emprunte votre bateau.
— Celui sur la berge ? s’étonna son père. Mais j’en avais besoin pour une expédition en Nimiyu !
— Achètes-en un autre avec l’argent de tes pochtrons de clients. Il est rempli de provisions, et avec mes rudiments de navigation, il sera parfait pour moi.
— Nafda…, murmura sa mère. Si tel est ton nom, tu ne peux juste pas…
— Éviter le courroux de la justice ? Peut-être que la réalité est injuste, mais je ne vais pas gaspiller ma vie. Père, mère, ce ne fut pas un plaisir de vous revoir pour la dernière fois. Mon instinct me dicte de naviguer ailleurs. J’ai encore quelque chose à accomplir.
Un silence funéraire s’abattit sitôt son ultime réplique formulée.
Nafda aurait pu se complaire de leur réaction, mais cela serait revenu à leur accorder davantage d’attention. Au lieu de quoi réalisa-t-elle sa volte-face si attendue, pour abandonner cette taverne miteuse, et même au-delà. Pas une seule fois elle ne se retourna. Guère de commentaires ni de médisances, juste ce calme auquel elle était si accoutumée, apte à lui arracher le plus authentique des sourires.
Derrière elle s’effacèrent les erreurs et errances du passé. Là où tout avait débuté, où s’était peu à peu matérialisée sa quête à l’abrupte fin. Plus Nafda s’éloignait de ce lieu maudit et plus ses mains relâchèrent. Déclinait la nécessité de tenir ses dagues, tout comme de ruminer d’obscures pensées.
Car son avenir se concrétisait face à elle.
La question n’est pas de savoir si je sais naviguer au-delà des mes connaissances. C’est plutôt de savoir s’il pourra me mener à bon port.
Juchée sur la passerelle en pierre anthracite, Nafda examina le bateau sur tous ses angles. Il était de bonne taille et confectionné d’un bois solide, idéal pour les caprices de la mer dans la direction australe. Trois voiles de teinte ivoirine assureraient par surcroît une bonne avancée au gré des vents. Ce sentiment de confiance se renforça une fois qu’elle eut examiné la proue, le bastingage et la coque, suffisamment pour la faire monter à bord et lever l’ancre.
Pas une seconde ne dédia-t-elle un coup d’œil à sa famille tandis que le navire se mit à doucettement caresser les vagues.
Est-ce que ces terres vont me manquer ? Difficile de le prédire pour l’instant. Je laisse beaucoup de choses derrière moi. Une page entière de mon existence est écrite. Un livre, même. Mais ça ne signifie pas que tout s’achève maintenant. Je vais encore profiter de ce que la vie a à m’offrir. Mieux encore : je vais m’orienter vers ce choix.
Horis… Nous avons été rivaux pendant si longtemps. Sans toi, je me sens presque incomplète. Où que tu sois désormais, que tu aies rejoint un lieu idyllique, les prophètes ou le néant, tu dois être épanoui pour la première fois depuis une éternité. L’ordre a été rétabli. Et grâce à la confiance que tu m’as donnée, ton sacrifice n’aura pas été vain.
Nafda se sentit conquise au moment où les dernières traces de la côte disparurent de l’horizon. Désormais que son bateau suivait le cours du vent, elle pouvait écarter les bras, incliner la tête, et ne plus penser à rien.
En ce jour, les anciens territoires de l’Empire Myrrhéen perdaient un élément chaotique. Une orpheline abandonnée, une impitoyable assassin, une sanguinaire tueuse de mages, pourtant triomphante par-dessus les figures de la tyrannie. Plus aucune chaîne ne s’enserrait sur ces terres, des grands lacs de Vur-Gado aux savanes de Souniera, sans omettre l’immense et ardent désert d’Erthenori.
Une dynastie s’était éteinte alors que tout était à rebâtir.
C’était par-delà ces ruines que Nafda seulement demeurerait dans l’histoire.
FIN
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