1.    Quelque part à l’Ouest du Royaume de Lyis

9 minutes de lecture

An 896 PTP.

Elle entendait une voix trouble, et pourtant claire, lointaine mais assourdissante, tel un murmure qui résonnait au plus profond de son âme.

« Dors, innocent. Puissent les Anges éclairer ton chemin vers l’Infinie Plaine. »

Quelque chose l'interpellait dans cette phrase. Était-ce la tristesse de son timbre, le tremblement de sa voix ? Quoi qu'il en soit, elle devait agir. Mais comment pouvait-elle ? Elle n’arrivait pas à bouger, paralysée par une force qu’elle ne parvenait identifier.

Alors qu’elle dérivait lentement sur le fleuve de l’inconnu, vers une lumière aveuglante, elle se sentit émerger avec violence.

Ayah se réveilla en sursaut, tremblante. Sa tête pulsait sous une migraine intense. Quel cauchemar horrifiant. C’était surement à cause de toutes ces histoires affreuses que lui racontait sa maman au coucher. Du haut de ses six ans, elle n’avait pas encore le courage de faire face aux effroyables créatures que sa mère lui disait avoir rencontrées par le passé. Elle devait absolument lui raconter son rêve.

Mais elle ne voulait pas tout de suite quitter son lit, blottis sous les draps en soie à la parfaite température. Elle aimait le calme et la tranquillité de sa chambre au matin. Une grande fenêtre laissait passer les doux rayons du soleil, illuminant la pièce.

Après de longues minutes, l'enfant sauta finalement de son lit. Elle s’aperçut rapidement que quelque chose n’allait pas. Ses habits étaient par terre et tout était couvert de poussière. Elle ne se souvenait pas avoir fait un tel désordre et sa mère n’aurait certainement pas laissé les choses ainsi. La petite se mit à inspecter les autres pièces et remarqua que tout était sans dessus-dessous. Après avoir fait le tour, elle devait se rendre à l'évidence : il n’y avait personne. Sa mère ne quittait pourtant jamais la maison sans la prévenir.

« Mère !? »

Pas de réponse. Elle revérifia chacune des pièces, courut d’une chambre à une autre. Dans la cuisine, la corbeille de fruit, d’habitude toujours remplie, était entièrement noire, comme si tout avait moisi. Ayah ne comprenait pas. Même s'il arrivait à sa mère de faire d’étranges tours de magie, elle n’avait jamais vu cela.

L'enfant entra dans le bureau et inspecta la pièce, vide. Le manuscrit que sa mère lui lisait avant de dormir était posé sur le bureau à côté des nombreux parchemins bizarrement jaunis, comme certains des vieux livres dans son immense bibliothèque. Ayah marcha accidentellement sur une page de parchemin tombé par terre et la ramassa.

« Ayah. Si tu te réveilles au milieu de la nuit, ne t’inquiète pas, je suis partie quelques heures sur les terres par-delà la mer. Je serais revenue à l’aube. Repars dormir. Ta maman qui t’aime fort. »

Elle sourit en lisant la dernière phrase puis s’arrêta pour relire.

« L’aube ? Elle devrait déjà être là alors, non ? »

La petite jeta un coup d’œil dehors et remarqua que le soleil était effectivement bien haut dans le ciel. Ayah sortit de la maison et contempla les alentours. Elle fronça les sourcils en remarquant les plantes sauvages qui recouvraient l’essentiel de la bâtisse, persuadée qu’elles n’étaient pas là la veille.

Devant, s’étendait une forêt dense, à perte de vue. Ayah entendait les hirondelles chantonner au loin en cette douce journée. Peut-être que sa mère était partie se balader au bord de la plage.

Elle se dirigea précipitamment vers la mer, se retournant avec espoir dès qu’elle entendait le son d’une brindille, le craquement d’une branche d’arbre. L'égarée arriva bientôt sur cette vaste étendue de sable blanc où elle avait l’habitude de jouer matin et soir. La mer était étrangement déchainée, malgré un temps calme et un vent doux. Les mouettes volaient bruyamment dans un ciel parfaitement dégagé. Ayah ne voyait rien d’autre à l’horizon. Elle entendait la brise fraiche du matin bercer délicatement les feuilles des palmiers. Rien ne semblait avoir changé dans ce paysage qu'elle connaissait si bien, mais à son grand désarroi, sa mère demeurait introuvable. Chaque instant qui passait rendait sa respiration plus difficile.

Ayah marcha encore et toujours, sans trouver personne. Et si sa maman s’était perdue ? Et si quelque chose lui était arrivée sur ces terres par-delà de la mer ? Elle devait absolument la retrouver. La petite ne pouvait pas rester ici toute seule, mais que pouvait-elle faire ? Sa mère lui avait dit que quand elle serait grande, elle lui apprendrait comment quitter l’île, pour aller partout où elle voulait. Elle en était encore totalement incapable. Prit d'angoisse, des larmes se mirent à couler sur son visage, brouillant sa vue.

La petite s’assit sur le sable et attendit. Sa mère reviendrait, c’était certain. Elle relut la note pour la millième fois, espérant y comprendre un autre message.

Elle ignorait combien de temps elle attendit, alors que le soleil continuait de taper sur son visage. La fatigue la frappa d’un coup et elle se sentit lentement perdre connaissance.

Ayah se réveilla totalement déboussolée. Elle avait cru percevoir quelqu’un dans ses rêves. Tout d'un coup, elle entendit une voix, clairement, à sa droite, et ouvrit les yeux, apeurée : deux inconnus étaient accroupies près d’elle, sur le sable, et la regardaient, l’air inquiet. Ils se ressemblaient et elle se demandait s’ils n’étaient pas père et fils. Le premier avait le visage pâle et fatigué, des cernes noirs marquant des yeux marrons identique à son compagnon plus jeune, qui semblait d'ailleurs avoir quelques années de plus qu'elle. Les deux portaient de très curieux accoutrements. Elle se redressa et les regarda, plein d’incompréhension. l'homme le plus âgé lui dit quelque chose mais elle ne le comprenait pas. La petite n’avait jamais entendu cette langue auparavant.

La petite fille leva la tête, et eut un haut le cœur en s’apercevant que le soleil était désormais à l’ouest. Elle avait passé tout ce temps assoupie et sa mère n’était toujours pas là ! C’était certain : quelque chose de grave avait dû se produire. Elle se mit à pleurer, sans pouvoir s’arrêter. Le garçon s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. Ses sanglots s’amplifièrent aussitôt, même s'il lui disait quelque chose, d’une voix basse et apaisante. Elle recula et lui tendit la note. En regardant le parchemin, il fronça les sourcils, l’air confus. Il donna la note à son compagnon de voyage qui eut la expression pleine d’incompréhension. C’était pourtant clair, pourquoi ne comprenaient-ils pas ?

Ayah reprit sa petite note et la plia dans sa poche. Le jeune garçon se releva, lui faisant signe de le suivre. Ils marchèrent longtemps au bord de la plage, sans succès. Elle ne savait pas quoi faire sans sa mère et tout ce qu’elle avait désormais c’étaient deux étranges personnes qu’elle ne connaissait pas et ne comprenait pas.

Ils retournèrent là où ils l’avaient retrouvée. Le jeune garçon pointa du doigt la mer et elle aperçut un grand bateau de pêche amarré un peu plus loin et un petit radeau sur le sable. Ayah s’arrêta brusquement, comprenant ce qu’il était sur le point de se passer : ils allaient quitter l’île. Non, non, non… Qu’allait-elle faire ?

Elle se retourna et jeta un œil vers la forêt. Son cœur se serra. Le jeune garçon posa sa main sur son épaule, lui parlant d’une voix rassurante. Elle leva les yeux vers lui. Sa mère s’était rendue sur les terres par-delà la mer. Avec leur bateau, elle pourait peut-être la retrouver. C'était sa seule façon hors de cette île. Malgrè son hésitation, l'enfant finit par se décider de les suivre.

Une fois à bord de l'embarcation, le garçon pointa du doigt l’autre homme et répéta plusieurs fois « Fyn ». Puis il se montra du doigt et dit « Raly ».

« Fyn. Raly » répéta-t-elle en les montrant successivement du doigt.

Fyn sourit et acquiesça. Elle avait compris. Elle se pointa ensuite du doigt et dit son propre prénom.

« Ayah » répéta Raly.

Dès qu'ils remontèrent l’ancre du bateau, le vent s’engouffra vigoureusement dans les voiles. Celui-ci s’élança avec force en avant, s’éloignant petit à petit de l’île. Son regard resta fixé sur cette plage, espérant y voir sa mère. Mais bientôt, il devint de plus en plus difficile d'apercevoir l'ile au loin, jusqu'à ce qu'elle disparaisse complètement, cachée par une dense brume.

Ayah essuya ses larmes et se retourna pour inspecter le bateau. Celui-ci lui rappelait les contes que lui lisait sa mère. Mais ceux-ci ne décrivaient jamais la moisissure sur les bords ni les cordes noires d'usure. Cette embarcation semblait avoir vu de nombreuses mers et les voiles rapiécées, vécu de nombreuses aventures. Elle se demandait ce qu’elle pourrait faire à bord. Peut-être Fyn et Raly avaient-ils des jouets !

Rapidement, le vieux navire se mit à tanguer fort, à tel point qu’Ayah vomit à plusieurs reprises. Raly lui montra une pièce où elle pouvait se réfugier. En bas, il y avait deux lits simples, quelques bougies, des parchemins et des cartes un peu partout sur le sol. Sa mère n’aurait jamais laissé un tel désordre. Ayah soupira et s’allongea sur le lit, épuisée.

La nausée l’empêcha de dormir. Dehors, le bruit de la pluie et du tonnerre ne l’aidait pas non plus. Elle passa la nuit à fixer les gouttes d’eau qui ne cessaient de tomber du plafond. Le sol à ses pieds était humide et elle pouvait entendre l’eau se faufiler entre les failles du bateau pour envahir le pont au-dessus de sa tête. Son attention allait et venait sans cesse vers les grincements du bois, les bruits des vagues, le sifflement du vent. Ayah le sentait, cette nuit serait interminable.



Le soleil se leva et se coucha quatre fois mais toujours pas de terre à l’horizon. La petite commençait à regretter sa décision de quitter l'île. Elle voulait y retourner, rentrer chez elle… Elle n’aimait pas le bateau ni ces vagues déchainées. Ayah n’avait aucune idée du temps que cela devait prendre pour arriver mais, après cinq lunes, elle commençait à s'impatienter.

Heureusement, l’orage se dissipa progressivement à l’aube de la sixième lune et bientôt les nuages suivirent. Les rayons du soleil, chauds, rassurants, la réveillèrent ce matin-là. Pendant un bref instant, elle garda les yeux fermés, imaginant se retrouver de nouveau dans sa chambre paisible, sa mère se tenant à sa porte. Mais elle entendit le son des vagues, sentit le lit dur sur lequel elle était allongée et compris qu’elle était loin de chez elle.

Ayah ouvrit les yeux, soupirant à la vue du plafond en bois du bateau. Elle se leva et monta rejoindre les deux matelots. Raly était assis sur le rebord de la vieille coquille qui tanguait bien moins maintenant que l’orage était passé. Il sourit en l’apercevant. Ayah remarqua dans sa main un fruit qu’elle n’avait jamais vu avant : ovale et d’une couleur mauve clair. Il nota son regard interrogateur et dit, en montrant ce qu’il mangeait :

« Rizo. »

La petite répéta le nouveau mot après lui. Il coupa un morceau du fruit avec un petit couteau fin et lui tendit. Elle sourit, appréciant fort le goût. Le rizo était bien plus croquant qu’elle n’avait pensé en voyant la facilité avec laquelle il l’avait coupé. Le jeune garçon lui tendit un autre morceau qu’elle dévora en une bouchée. Il éclata de rire et la petite se figea, gênée. Il lui donna un nouveau bout qu'elle prit, ravie, mais sentit soudain ses larmes remonter à la surface à nouveau.

Raly la prit dans ses bras et la porta pour l’aider à s’assoir à ses côtés. Elle essuya ses larmes et contempla, éblouie, la mer sous ses yeux. L’eau était si claire qu’on pouvait apercevoir le sol d’un blanc éclatant, pourtant si loin dans les profondeurs. Ayah prit une grande inspiration, humant les odeurs de la mer qu’elle aimait tant. Elle sentit la main de Raly tapotait son dos doucement, alors qu’il lui tendait le dernier morceau de son fruit.

Tout d’un coup, elle entendit le bruit familier d’une mouette. Elle tourna la tête, cherchant la source du son, et aperçut au loin, deux oiseaux volant en cercle. Elle montra du doigt les mouettes que Raly n'avait pas entendus. Un large sourire se dessina sur son visage et il cria des mots sur un ton victorieux avant de se lever. Dans son enthousiasme, Ayah ne fit pas attention à la petite note qui glissa de sa poche et tomba à l’eau.

« NON ! »

Elle ne la vit que trop tard, alors qu’elle s’éloignait petit à petit de l’embarcation, avant de se désintégrer dans l’eau. Ses émotions restèrent douloureusement bloquées dans sa gorge cette fois-ci. Ayah commençait à appercevoir la première trace de terre à l’horizon. D’immenses montagnes se dressaient au loin, des massifs tels qu’elle n’en avait jamais vu. Peu importe où ils allaient, elle en était certaine, ils étaient enfin arrivés.

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