8. Un temps oublié

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Ayah rejoignit sa famille un peu plus tard. Elle chercha des yeux la dame mais ne la retrouva pas. Une part d’elle était heureuse de savoir que qu’il existait finalement d’autres personnes comme elle, mais elle s’interrogeait : pourquoi ne les avaient-elle jamais rencontré avant ?

« Ils vont bientôt allumer le bûcher. Nous devons y aller pour avoir de bonnes places ! »

Ayah se leva et suivit Rally précipitamment vers la plage. Ils aperçurent déjà trois enfants assit autour d’un tas de buche posé sur le sable. D’autres personnes s’occupaient d’ajouter plus de bois sur le tas. Ayah s’assit à côté des trois enfants qui lui sourirent.

« Attends-moi ici, je vais chercher Adam, Nora et Ines. »

Ayah soupira. Les amis de son frère l’ennuyaient, elle ne les appréciait guère. Rapidement, la plage se remplit d’autres enfants et Raly retourna quelques temps après avec ces acolytes. Ils s’assirent près d’elle mais Ayah ne les salua pas. À quoi bon, ils ne lui répondaient jamais de toute façon.

Le conteur arriva peu après. C’était un vieil homme chauve au teint hâlé et aux yeux gris presque noirs. Il y avait quelque chose d’effrayant dans son regard perçant et ses sourcils arqués, ses tatouages étranges aux symboles mystérieux qui couvraient tous ses bras et sans doute le reste de son corps. Il était vêtu d’une longue toge grise couvrant même ses pieds empêchant de voir si les tatouages se poursuivaient là aussi.

« Mes enfants. Aujourd’hui je vais vous raconter une histoire qui se doit d’être gravée dans vos mémoires. »

Tout le monde l’observait attentivement, attendant la suite.

« Je vais vous compter l’histoire du combat final entre le prince aux Yeux de Glace et notre brave Samaël le Conquérant ! »

Les enfants à ses côtés crièrent de joie alors que Raly à sa droite laissa échapper un « oh non, pas encore ! » à peine discret. Ayah avait aussi déjà entendu plusieurs fois cette histoire si connue. Un petit garçon de l’autre côté du cercle se leva et dit :

« Raconte-nous une autre histoire, s’il te plait ! »

« Une histoire moins connue, que personne n’a entendu avant ! » s’exclama Raly.

Beaucoup dans la foule, acclamèrent ses paroles. Ayah aussi s’en réjouissait. Elle aimait découvrir de nouveaux contes. Yasser les observait, sourcils haussés, surprit de voir des enfants réclamaient autre chose que les habituelles péripéties du Roi vengeur et de Samaël le Conquérant.

« Que personne n’a raconté avant tu dis, mmm… » murmura Yasser, plongé dans ses pensées.

Il baissa les yeux et mis son grand capuchon sur sa tête, assombrissant son visage. Le feu du bûcher au centre vacilla. Ayah regardait, fascinée, le compteur sourire d’un air fourbe.

« Très bien. Ce que je vais vous raconter ce soir n’est pas un conte pour enfant, un récit inventé pour faire peurrr les petits » dit-il en roulant le ‘‘r’’, les mains levées théâtralement vers trois enfants devant lui qui reculèrent, effrayés. « Non, ce que je vais vous raconter là est vrai, c’est le souvenir d’un temps lointain, qu’aucun livre ne raconte, qu’aucune chanson ne rapporte. C’est le souvenir d’un temps où nos ancêtres voyageaient au-delà des canyons impénétrables du Cricks, plus au sud que les Marécages mortels du Brahaum, plus au nord que le Voile des Âmes perdues. »

Tout le monde fit un « oh » de surprise.

« Menaskalig telle que nous le connaissons, n’est qu’une infime partie du monde. Imaginez des déserts vastes, si vastes qu’aucune âme vivante n’ait jamais vu ses limites ! Imaginez des terres englouties sous la mer, jadis riches et prospères ! »

Il fit des gestes montrant tantôt les étoiles, tantôt les nuages.

« Imaginez des monts plus hauts que la Montagne Sombre, des sommets volcaniques atteignant les nuages et au-delà. Imaginez des cités dans le ciel et des cascades d’eau descendants d’entre les nuages sur des vallées millénaires. » Il montra le ciel. « Vous voyez la lune banche ? Fermez les yeux et visualisez une sœur jumelle, identique si ce n’est qu’elle était rouge sang. Cette lune-ci était le symbole de la puissance de la lunsor. Et alors, en ce temps-là, celle-ci saturait l’air, omniprésente, et coulait dans le sang de tous. La Lunsor était bien plus intense et certains de ces détenteurs, beaucoup trop puissant. Vous le savez tous, notre monde est bâti sur un équilibre sacré : l’équilibre entre ‘Ravi’ et ‘Otis’ ; la vie et la mort, entre Lunsor et Alunsor. Si l’une domine l’autre alors le cataclysme s’abat sur notre monde. »

« C’est ainsi que les maitres de Lunsor, jadis aveuglés par la folie d’un pouvoir infini, finirent par détruire le monde. Dans ses temps désespérés, à l’aube d’une fin certaine, une jeune fille et son petit frère fuirent leur terre engloutie sous les eaux, dans l’espoir de trouver une nouvelle vie ailleurs. Ils naviguèrent aveuglément dans des océans déchainés, à la recherche de terres vivables. Des cycles lunaires durant, ils traversèrent les vagues indomptables de l’Océan des Hydres, échappant à ces abominables monstres marins, pour enfin arriver à la fin de leur périple : une nuit noire était tombée mais devant eux, ils pouvaient voir clairement un immense rocher en granite noire duquel émanait de la fumée. Une terre volcanique, visiblement déserte. Les deux braves navigateurs amarrèrent sur cette roche, espérant y trouver de la nourriture et un refuge. La jeune fille prit la main de son frère et tous deux s’élancèrent sur ce rocher inconnu. À chaque pas, un grondement se faisait entendre, au loin. Un grondement grave, faisant vibrer le sol à leur pied. »

Le silence total régnait autour du feu, tout le monde écoutait attentivement le conteur, obnubilé par son histoire.

« Le bruit était intermittent, inquiétant, parfois lointain parfois plus intense. ‘‘Nous devrions partir d’ici’’ implora l’enfant, apeuré par ses bruits, mais sa grande sœur ne voulait pas l’entendre. Ils n’avaient pas posé les pieds sur le sol ferme depuis des cycles lunaires et tous deux étaient fatigués de naviguer, de fuir sans cesse les bêtes des mers. Ils continuèrent leur chemin à la recherche de ressources et le grondement reprit de plus belle. Toujours grave, si puissant qu’ils pouvaient le sentir résonner dans leur os.

« La nuit semblait interminable et la lune dans le ciel a peine visible, conférant le peu de visibilité qu’ils avaient. La jeune fille pouvait sentir la main de son frère trembler. Il était terrifié et le sourire de sa sœur ne le rassura pas. Elle déposa un baiser sur sa main et une larme coula sur son visage. Au moins, dans cette terre de désolation, dans ce monde brisé, sa grande sœur était là pour le protéger.

« Soudain, le grondement retentit, bien plus sonore qu’avant. Le bruit s’accompagna d’une immense explosion juste, devant eux. Des flammes surgirent des profondeurs de la roche et s’envolèrent dans le ciel. Le trou duquel elles étaient sorties se referma et se rouvrit rapidement après, recrachant de nouvelles flammes. Seulement, la fille s’aperçu que ce n’était pas un trou, mais une bouche. Le grondement reprit, assourdissant cette fois et les deux jeunes se mirent à courir. Ils sentaient le sol à leur pied vibrer plus violement à tel point que la fille perdit l’équilibre. Et alors qu’elle essaya de se relever, le sol vibra encore, tout aussi brusquement, les faisant tomber tous les deux.

« En fait, le sol ne vibrait pas seulement, il bougeait. Tout le rocher bougeait ! Car ce que nos deux braves navigateurs ignoraient, c’était qu’ils n’avaient pas trouvé là de simples terres volcaniques ; ils avaient mis les pieds sur une tortue de mer cracheuse de feu. Ils avaient réveillé la bête et maintenant, ils devaient fuir, vite. La fille se releva tant bien que mal et reprit sa course, son frère à ses côtés, essayant de garder l’équilibre autant que possible. Mais des geysers de flammes explosaient hasardeusement autour d’eux. Il y en avait partout. La tortue n’avait pas qu’une seule bouche mais des dizaines.

« Tous les deux couraient à bout de souffle, les jambes brulantes, le front transpirant. Mais ils ne lâcheraient rien. Ils devaient partir d’ici. La fille aperçut leurs navires qui s’éloignaient peu à peu du rocher et accéléra la cadence. Alors qu’ils y étaient presque, un nouveau geyser de flamme explosa derrière la jeune fille. Elle continua sa course et se jeta dans l’eau, tout près du navire. Elle nagea aussi vite qu’elle put et grimpa dans le bateau avant de s’écrouler, abattue par la fatigue et la peur. Elle regarda autour d’elle, mais ne trouva personne. Dans sa course, elle ne s’était pas aperçue qu’elle avait lâché la main de son frère. Prise de panique, elle se releva, le cherchant des yeux. Elle regarda aux bords du navire, mais rien, dans l’eau, toujours personne. Elle hurla son nom, encore et encore mais seul le silence lui répondit. Puis elle vit, un peu plus loin sur la tortue, un petit corps carbonisé, inerte. Le corps de son frère. »

Ayah regarda le conteur, choquée. Ses yeux se mouillèrent de larmes. Ce n’était pas possible, l’histoire ne pouvait s’arrêter là.

« Quoi ? C’est fini !? » demanda Raly.

Elle pouvait entendre des enfants pleurer à chaude larme. Le conteur baissa la tête.

« La jeune fille erra ainsi, longtemps, dans les mers, seule dans un monde détruit. »

« Mais le monde n’est pas détruit. Nous vivons dans ce monde ! » s’exclama Ayah.

« C’est vrai, mais nous ne vivons que dans une petite partie de ce monde et Menaskalig fut épargné par le cataclysme. Au-delà de nos terres, le monde demeure encore aujourd’hui, brisé à jamais et la lune rouge jadis rayonnant dans le ciel, n’est plus qu’un souvenir oublié de tous. »

Ayah eut un haut le cœur. Devait-elle comprendre que son monde et les siens, n'étaient plus ?

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