18. Samaël
« As-tu essayé de parler à ton père ? »
Samaël regardait sans vraiment voir, les clients aller et venir dans la taverne bondée de monde du Rikusantar. Il dessina des cercles invisibles avec ses doigts sur son verre d’élixir presque vide. Le brouhaha incessant de la taverne l’empêchait d’écouter ses propres pensées. Son attention s’arrêta sur une des gardes de la taverne qui s’arrêta pour parler à la jeune fille travaillant en cuisine. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait ces deux-là discuter. La garde ne pouvait s’empêcher de rire à ses blagues et la jeune fille avait toujours le même tic : elle prenait une mèche de cheveux et la passait derrière son oreille. Samaël n’était pas certain que la garde comprenait la signification de ce tic, ni de ce regard que lui jetait la jeune fille à chaque fois qu’elle souriait. En fait, il n'était pas certain que la garde était consciente qu’elle aimait les femmes. Il sourit, amusée devant son ignorance totale de la situation.
« Samaël ? »
« Hmm ? »
« As-tu essayé de parler au Roi ? » demanda un Keelan inquiet, assit devant lui.
« De quoi ? »
« De tes sentiments. »
Samaël le dévisagea un moment, les yeux ronds, puis éclata de rire, prenant de surprise son ami.
« Et puis quoi encore ? »
« C’est ton père, certainement tu pourrais ne serait-ce qu’en discuter avec lui. » Un petit sourire se dessina sur ses lèvres. « Quand quelque chose me tracasse, je sais que peux en parler à mes parents. »
« Parfois tu peux être très amusant, Keelan. » Samaël finit d’une traite le reste de son gobelet et le reposa plus brusquement qu’il n’avait anticipé. Il semblerait que je sois plus soûl que je ne croyais. « Tu as peut-être la chance d’avoir une formidable relation avec ton père mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Essaye de dire ça à Lira par exemple, le général Faris est encore pire. »
« Et la Reine ? »
Samaël avait à peine finit son gobelet qu’on lui resservit un autre. Il but machinalement, sans se rendre compte que c’était un nouveau verre.
« Sur ce sujet-là, elle n’est pas très compréhensive. »
Keelan baissa la tête, visiblement vaincu. Peut-être allait-il enfin le laisser tranquille avec ça. Samaël regrettait de lui en avoir parlé, après que son ami avait insisté pour comprendre ce qu’il était arrivé à son poing fracturé. Il leva sa main et remarqua les points de suture encore rouges sur ses doigts.
« Avec toutes mes cicatrices, on pourrait presque croire que j’ai fait quelque chose d’excitant dans ma vie. »
« Je ne te comprends pas. Pourquoi cherches-tu tant le danger, l’action ? Une lune, tu seras roi. Tu regretteras ces moments où tu n’avais aucune responsabilité, où tu pouvais venir à ta taverne favorite comme bon te semblait, pour boire avec tes amis. »
L’idée seule d’avoir des responsabilités créa en lui un tourbillon d’émotion contradictoire. Une partie mourrait d’envie qu’on lui fasse confiance avec une tâche importante, une autre ne voulait rien faire d’autres que s’amuser dans les rues de sa cité, loin de l’anxiété et du stress du palais et de la Tour de Commandement.
« Tu as raison… mais j’en ai marre de ne pas être pris au sérieux, de rester à jamais le gamin irresponsable aux yeux de mon père. »
« Et si tu essayais de ne plus te préoccuper des attentes irréalistes de ton père ? Fais ce que tu penses être juste. » Son ami tapota son épaule. « Je suis sûr que ça ira mieux. »
Comme toujours, Keelan avait entièrement raison. Mais c’était plus facilement dit que fait.
Un violent tonnerre se fit entendre et la porte de la taverne s’ouvrit, laissant paraître un homme vêtu d’une longue cape noire, encapuchonné. Curieusement, ses vêtements étaient totalement secs malgré les torrents d’eau qui s’abattaient sur la cité. Personne ne semblait avoir remarqué cet étrange détail si ce n’est Samaël. Le mystérieux homme retira sa capuche, révélant un visage marqué par la vieillesse et la fatigue. Le prince n’avait jamais vu cette personne auparavant mais quelque chose en lui l’alarma. Il était effrayant malgré son âge apparent. Sa posture semblait d’ailleurs assurée, et ses rides transparaissaient la sagesse plus que la vieillesse. Cependant, ses yeux noirs et perçant ne laissaient rien présager de bon.
« Tout va bien ? » demanda Keelan.
Le vieil homme sonda la taverne et leur regard se croisèrent. Samaël su immédiatement qu’il l’avait reconnu et se redressa, sentant une incompréhensible envie de fuir. Il cligna des yeux et l’homme apparut juste devant lui, prenant la place de Baron occupé ailleurs avec une fille. Avait-il rêvé ? C’est vrai que Samaël avait déjà beaucoup bu.
« Altesse. »
« Monsieur, cette place est… » commença Keelan.
L’homme leva les yeux vers son ami qui se figea. Lui aussi put percevoir le danger dans ce regard inquiétant.
« Qui êtes-vous ? » demanda le prince.
« Ah vous ne vous souvenez pas de moi… C’est vrai que vous n’étiez encore qu’un enfant. » Il baissa la tête en guise de respect. « Grand-Mage Aravel. Je travaillais pour votre famille en tant que guérisseur, il fut un temps. »
Le nom ne lui disait que vaguement quelque chose. Il comprit, cependant, pourquoi tous ses tripes lui disaient de fuir. Les Kaaïns induisaient souvent, par leur seule présence, un certain sentiment d’inconfort inexplicable. Seulement, il fallait être attentif pour s’en apercevoir.
« Aravel, le représentant des Kaaïns ? » demanda Keelan.
« Tout à fait, mon enfant. »
Samaël pouvait toujours comptait sur son compagnon surdoué pour être au courant de tout.
« En tant que représentant officiel, je vous prie de bien vouloir vous adresser au Roi directement. La cérémonie d’Arenbur aura lieu dans quatre lunes. »
« Je ne suis pas là officiellement, Altesse. »
Il inspira profondément et ferma les yeux, comme s’il se concentrait sur quelque chose. Keelan et lui échangèrent un regard alarmé. Devaient-ils se lever et courir ? Devaient-ils dire alerté les clients de la taverne ? Samaël jeta un coup d’œil autour et remarqua que deux personnes plus loin avaient les yeux rivés sur le vieil homme, les mains sur leurs armes dissimulées. Une femme qui était assise avec eux plus tôt n’était plus là. Certainement, les espions d’Ary, songea Samaël. Il se détendit et fit signe à Keelan de ne rien faire.
« Que voulez-vous ? »
« Vous êtes-vous gravement blessé récemment, Altesse ? De la Morodora… peut-être ? »
Samaël fronça les sourcils. Savait-il quelque chose ? Connaissait-il l’identité de son Ange protecteur ?
« Pourquoi cela vous intéresse-t-il ? »
« C’est mon travail, altesse. »
Keelan lui lança un regard incrédule mais haussa les épaules. Son empoisonnement n’était un secret pour personne.
« Pas récemment, monsieur Aravel. »
Une réelle surprise se dessina sur ses traits, mais il se rétracta.
« Veuillez m’excuser, altesse, la correcte dénomination est ‘Grand-Mage’ » Il le dévisagea longuement. « J’ignorais qu’il existait un antidote. »
« Comment avez-vous su pour le poison, monsieur Aravel ? » demanda le prince, surpris lui qu’il ait eu le courage de provoquer un mage.
Le Kaaïn ne répondit pas, et se contenta de baisser les yeux, plongé dans ses pensées. Samaël serra les poings. Il était le prince, comment osait-il l’ignorer ! Il eut presque envie de demander qu’on l’emprisonne.
« Votre silence pourrait nous faire croire que vous êtes derrière ce grave incident. » indiqua Keelan d’un calme admirable. « Il serait plus raisonnable pour vous de répondre. »
Le mage ne semblait plus les écouter. Il paraissait réellement abasourdi par ce qu’il avait appris.
« Je vous remercie, altesse. » finit-il par dire alors qu’Aravel revenait parmi eux. « Veuillez m’excusez de vous avoir importuné. »
Il ne daigna même pas nier ses accusations. Il n’en avait pas besoin. Tout le monde savait que la Morodora ne pouvait être manipuler par des Kaaïns sans prendre des risques insensés. Elle était encore plus dangereuse puisque l'inhaler suffisait pour les drainer de leur pouvoir et les achever, d’une mort lente et douloureuse.
Aravel remit sa capuche et se releva promptement, laissant les deux amis sans mots. Il se dirigea vers la sortie. Samaël se précipita derrière lui d’un bond et le rattrapa avant qu’il s’en aille.
« Vous ne pouvez pas partir comme ça sans rien dire, au moins une explication ! »
Le mage s’arrêta et scruta Samaël d’un air curieux.
« Altesse, estimez-vous extrêmement chanceux. Une telle blessure, un tel poison : vous devriez être mort… »
« Qui m’a guéri ? Est-ce que vous la connaissez ? Je voudrais simplement remercier cette fille. Je… Je lui dois la vie. »
Le guérisseur sourit et disparu derrière la porte de la taverne, laissant Samaël désespérément sans réponse.
« Et il est juste parti, comme ça : pouf ? » demanda Baron.
Samaël, Baron et Keelan sortaient après une longue soirée avec Lira, Katerina et Milo. Ces derniers décidèrent de rentrer chez eux mais Baron avait insisté pour continuer la soirée ailleurs. Ils marchaient désormais en direction d’une des maisons closes de Lyisstad, dans les quartiers est de la cité.
« Oui, pouf ! » répondit Samaël.
Il faillit trébucher sur une pierre, mais se reprit rapidement. Il pensait être sévèrement ivre jusqu’à ce qu’il aperçoive Baron tituber à côté de lui, suivant difficilement une ligne droite. Il eut envie de rire voyant son ami dans un bien pire état que lui. Il aimait cette sensation quand son esprit fonctionnait au ralenti et qu’il ne pouvait réfléchir à toutes les bonnes raisons qu’il avait d’être angoissé. Ah, puis voilà que je me mets à y penser à nouveau… !
« Mais je ne comprends pas, qu’est-ce qu’il voulait ? » demanda Keelan. « Quel objectif avait-il ? Croit-il vraiment qu’une fille t’a guéri d’un poison incurable ? »
« Mais pourquoi personne ne me croit, bon sang ! »
Samaël se retourna vers Baron espérant un peu de soutient.
« Hmm… Peut-être parce que ta mystérieuse guérisseuse a disparu et personne ne l’a jamais retrouvé ? »
« Ou parce que rien ne peut guérir de la Morodora et que si c’était le cas, ça se saurait ? » ajouta Keelan en jetant un coup d’œil autour d’eux pour s’assurer qu’on ne les suivait pas.
« Et aussi parce que tu devrais arrêter de trop rêver de fille dans ton sommeil ? »
Ils éclatèrent de rire.
« Baron qui me dit d’arrêter de rêver de fille… Quelle ironie. »
Ils arrivèrent devant la maison close et entrèrent. Samaël couvrit son visage avec une longue capuche et ses amis marchèrent devant lui alors qu’ils traversaient une pièce bruyante remplie d’hommes et de femmes fort occupés. Il évita soigneusement chaque personne dans cette taverne, sachant pertinemment qu’il reconnaitrait au moins une personne ou deux dans la masse. Même soul, il savait qu’il devrait éviter d’être reconnu. Ils arrivèrent enfin dans une grande pièce réservée pour lui et ses amis, à l’abris des regards. Il s’assit sur un des fauteuils et souffla alors que Keelan fermait la porte.
« Rappelle-moi encore, pourquoi on fait ça ici au lieu de… d’aller chez moi ou Keelan ? » demanda Baron.
« Ary a des espions postés chez vous deux et probablement chez Lira, Milo et Katerina aussi. »
« Et qui te dit qu’il n’en a pas dans les maisons closes aussi ? »
« Parce que cela fait trois cycles lunaires qu’on vient ici et mon père ne m’a pas réprimandé sur le sujet. »
Baron fronça les sourcils et se tourna vers Keelan.
« Et bah, soul ou sobre, tu es aussi intelligent qu’une poule. » ricana Keelan. « S’il ne l’a pas réprimandé, nous pourrions en déduire qu’il ne sait pas. »
« Ah. »
« Mais l’autre hypothèse serait qu’Ary ne l’a simplement pas informé. » ajouta Keelan.
« Ary l’informerait si j’éternuais trop fort. »
Baron rit. « Il l’informerait s’il louper la lunette en pissant une lune. »
Quatre filles entrèrent dans la pièce. Elles étaient toutes presque nues, et particulièrement ravissantes.
« Que la fête commence. » murmura Baron, un petit sourire aux lèvres.
Elles se mirent à danser, se déhanchant sensuellement. Une des filles avait de longs cheveux bruns lisses et un visage fort charmant. Sa poitrine était à peine cachée derrière une robe transparente, révélant un corps musclé et des formes sublimes. Elle s’approcha de Samaël avec une autre fille blonde qu’il remarqua à peine.
« Tu peux t’occuper de Baron, il aime bien les blondes lui. » dit-il.
« Non, Baron aime tout ce qui a une poitrine et un vagin. » rétorqua Keelan.
« Et toi, tu t’appelles ? » demanda Samaël à une des filles.
« Fiona, mais on m’appelle juste Nana. »
Il contempla les mouvements de Fiona alors qu’elle défaisait sa robe et la laissa tomber à ses pieds. Elle continuait de danser, montrant ses formes élégantes.
« Te souviens-tu de quelque chose de particulier sur cette fille ? » demanda Keelan. « Son apparence, son… »
La voix de son ami semblait lointaine alors que Fiona s’agenouilla devant lui et posait doucement sa main sur son entrejambe. Il sentit tout son corps réagir à son contact. Il ferma les yeux, essayant de profiter du moment autant qu’il pouvait. L’effet de l’élixir rendait les choses plus faciles à mesure qu’il se perdait dans son toucher expert. Il s’imagina pendant un instant être ailleurs, avoir Lira dans ses bras, sentir ses mains sur son corps…
« Samaël ? »
« Aller Keelan, tu ne vois pas qu’il est occupé ? » s’exclama Baron.
Le prince ouvrit les yeux se retrouvant nez à nez avec une poitrine généreuse. Il sourit en sentant la peau douce de ses seins entre ses mains.
« Non, non, pas la peine, vraiment. Continue de danser, c’est bien. »
C’était la voix tremblante de son ami. Samaël se retourna vers lui et le trouva en panique alors que la fille s’apprêtait à se baisser devant lui.
« Tu dois vraiment apprendre à te détendre, Keelan. »
« Peut-être qu’il préfèrerait un homme. » proposa Baron, les yeux fermés, se forçant de ne pas grimacer de plaisir alors que la fille à ses genoux était déjà au travail.
« Déjà essayé, il n’a pas vraiment aimé non plus. »
« Ce n’est pas ça… Je vous ai déjà dit que ces endroits me mettent fort mal à l’aise... »
« Ou il n’aime pas le sexe, ça arrive. » commenta la fille blonde.
Baron ouvrit les yeux. « Toi continue et arrête de parler. »
« Hé ! Un peu de respect ! » rétorqua Samaël.
« Qu’est-ce que ca peut te faire ? Nous ne les payons pas pour parler. »
« Ce n’est pas une raison pour être un abruti. » répliqua Keelan alors que Baron levait les yeux aux ciels.
Après quelques heures, les filles s’en allèrent. Samaël les entendit à peine partir, vautré dans un coin de la pièce, la tête encore lourde.
« Alors, ne te souviens-tu vraiment de rien de cette guérisseuse ? »
Le prince ouvrit les yeux, confus. « Hein ? »
« Mon dieu, il ne s’arrête pas lui. » commenta Baron en sortant de derrière un rideau, torse nu.
Ce n’était pas étonnant que les filles se jetaient presque à ses pieds. Samaël ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait pas à avoir le même corps que lui alors qu’il faisait autant d’exercice. La vie était terriblement injuste. Il soupira et se tourna vers Keelan.
« C’est très vague… Je me souviens de sa voix surtout. » lui répondit-il. « Mais je divaguais, j’étais fiévreux… J’aurai dû mourir. »
Baron boutonna sa chemise et bailla.
« Moi aussi je rêve de belle jeune fille quand je suis fiévreux. »
« Tu n’as pas besoin d’être fiévreux pour ça. » se moqua Keelan.
« Ha ! Ce n’est pas faux, ce n’est pas faux… »
Samaël se frotta la tête. Cette histoire ne cessera jamais de le contrarier. Keelan s’approcha et s’accroupit devant lui.
« Tu la retrouveras, j’en suis sûr. » dit-il avec un sourire.
« Je ne sais pas… Je n’ai rien sur quoi me baser pour partir à sa recherche. » Samaël soupira. « Il se fait tard, je devrais rentrer. »
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