20. Ayah
Ils lui avaient tout pris à son arrivé à la Tour ; ses habits, ses colliers et bracelets… Il ne lui restait plus rien. Les lunes passaient et la torture devint son quotidien. Les patrouilleurs venaient et partaient. Elle savait désormais qu’on ne la laisserait pas sortir, mais une lueur d’espoir demeurait que quelqu’un viendrai pour la délivrer de ce cauchemar. Elle lâcha un rire nerveux à cette pensée. Désespoir, me voilà.
Les patrouilleurs revenaient puis la laisser croupir là des lunes durant. Ce n’était jamais la même personne, et elle commençait à remarquer que quelques-uns préféraient des choses différentes. L’anticipation était devenue son cauchemar. Elle s’était rendu compte qu’elle reconnaissait certains d'entre eux par leur odeur, parfois par leur voix, un par son haleine. Elle aurait préféré ne pas l’avoir remarqué.
Quelques fois, ils ramenaient de l’eau et un semblant de nourriture. Mais peu importe la raison de leur venue, la violence était constante.
Ayah se réveillait souvent sans se rappeler ce qu’il s’était passé. Cette amnésie l’angoissait au début mais petit à petit, elle s'aperçut qu’elle espérait que cela arriverait plus fréquemment. Les cicatrices étaient cependant bien là, tout comme l’odeur de son propre sang et la douleur se propageant sur tout son corps, comme un rappel de ce qu’elle subissait.
Le temps passait, et la prisonnière avait compté trente repas. Elle ignorait l’intervalle exacte entre chaque mais avec la faim atroce qu’elle ressentait avant de recevoir la nourriture, elle supposait que ça devait être trois ou quatre lunes. Elle pensait que cela faisait environ cent lunes qu’elle était ici.
Était-ce là son vrai châtiment ? Emprisonnée comme un rat, pour toujours. Torturée, violée. Elle s’imagina vivre ce cycle éternellement et se mit à trembler. Elle était terrifiée. La douleur revenait la hanter. Elle était traitée comme un animal, pire même. Elle n’était qu’un numéro : quatre-vingt-treize.
La prisonnière ne pouvait pas rester ici. Elle essaya de faire appel à sa Lunsor, mais rien. Elle se sentait drainer, comme si toute son énergie, toute sa Lunsor avait disparu.
« 93… 93 … » entendit-elle ce soir-là.
Dès qu’elle perçu sa voix, elle le reconnu. L’homme à l'haleine fétide. Les larmes se mirent à couler sur son visage tuméfié dès que sa bouche s’approcha d’elle. Sa terreur, sa colère la submergea.
« Non… »
Soudain, elle sentit le sol en dessous d’elle trembler. C’était comme si sa Lunsor puisait de sa colère pour s’échapper. Mais les tremblements s’arrêtèrent aussi brusquement qu’ils étaient apparus et son espoir s’envola avec. L’homme lui ne semblait pas avoir remarqué et continua ce qu’il faisait comme si de rien n’était. Ne l’avait-elle qu’imaginé ? Elle se doutait que tant de douleur finirait par la faire sombrer dans la folie.
« Pitié ! »
Elle hurlait mais personne ne répondit à ses appels.
« Alors, alors… » dit-il en refermant la fermeture éclair de son pantalon. « Voyons, combien d’os peut-on briser avant que tu t’évanouisses aujourd’hui ? Hier c’était neuf. »
La détenue n’avait même plus la force de crier. Son tortionnaire fixa son bras droit à un crochet au plafond et prit un marteau.
« Aller, lançons-les paries ! Moi je dirais onze. »
Il frappa son coude droit de toutes ses forces, déboitant l’articulation et brisant sans doute son ulna. La douleur qui s’en suivi se diffusa jusque son ventre. Si elle avait encore quelque chose dans son estomac, elle aurait certainement vomi.
« Arrêtez, je… supplie... » souffla-t-elle, à bout de force.
« Déjà ? Non, non, ce ne serait pas amusant. »
Il agrippa sa main gauche, la posa sur une surface irrégulière qu’elle devina couverte de clou mal enfoncé. Il abattit son marteau sur sa main. Elle était persuadée qu’il ne restait sans doute aucun os intact.
« Oh ! Elle est toujours réveillée ! »
Elle aurait tant aimé que ce ne soit pas le cas. Numéro 93 s’était bien trop habituée à la douleur. Il ne lâcha pas sa main, visiblement pas encore satisfait de son travail. Elle sentit la pince sur son ongle le moment où celui-ci fut arraché. Il continua à un deuxième, troisième jusqu’à ce qu’elle finisse par perdre connaissance, enfin.
Les cycles lunaires passaient, tout se répétait, identique. Une boucle infinie. La prisonnière perdit le compte des repas qu’elle avait eu. Était-ce trente-six, ou quarante-deux ? Elle n’était même pas tout à fait certaine qu’elle savait encore compter. Lorsqu’ils étaient là, elle fermait les yeux et s’imaginait quelque part, loin d’ici. Elle se remémorait les odeurs de la cité royale, de ses bons plats, les épices en tout genre, elle pouvait entendre les rires des gens dans la rue. La comptine que sa mère lui chantait lui revenait, ce son si lointain, tout comme le souvenir de la douceur des draps dans lesquelles elle s’était réveillée il y a si longtemps, dans cette maison irréelle sur l’île solitaire. Ayah s’imaginait croquer dans du rizo, savourer son gout sucré, boire de l’eau fraiche, sentir la chaleur du soleil. Pendant un bref instant, elle était en paix. Pendant un futile instant, elle n’était plus là, son corps n’était plus le sien. La douleur en elle n’était plus qu’un lointain souvenir. Comme la liberté.
Mais cela ne durait jamais longtemps et la réalité de ce qu’il lui arrivait revenait la frapper de plein fouet. Sa rage avait remplacé sa culpabilité puis rapidement, toute émotion laissa place à de la lassitude. Ses souvenirs n’étaient plus que de lointain mirage, ses rares instants de plaisirs, des rêves irréels. Les saveurs, les sensations, se transformaient en cendre. Elle n’en pouvait plus.
Ayah voulait mourir.
Elle s’accrochait difficilement à la vie et se perdait, lentement mais surement dans le gouffre de ces cachots d’horreur. La lumière dans son cœur s’éteignait à mesure que le monde devenait obscur.
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