23. Ayah

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Le soleil tapait sur les plaines verdoyantes du Lyis. Il n’y avait pas un animal en vue, tous intelligemment cachés dans les pénombres.

Ayah contemplait les fermiers qui allaient et venaient entre les champs, vaquant à leurs habituelles occupations. Elle observa ce spectacle de banalité, s’imaginant pendant un instant avoir une autre vie. Aurait-elle été douée à traire les vaches, nettoyer les poulaillers, nourrir les moutons ? À cet instant, la seule chose à laquelle elle était douée, c’était survivre.

Elle marcha difficilement sous la chaleur, trainant des pieds à chaque pas. Éblouie par le soleil qui lui faisait mal aux yeux, elle traversa les champs de blé la tête baissée. Parfois, l’ombre des arbres prenaient vie et elle croyait voir des patrouilleurs marcher vers elle, tantôt des membres en moins, tantôt les tripes à l’air.

« Ce n’est pas réel. Pas réel… »

La fugitive dormait là où elle pouvait ; dans les champs de blé, dissimulée entre les hautes herbes, derrière un épais tronc d’arbre. Plusieurs fois, elle s’assoupit en pleine route, épuisée, et se réveillait en sursaut lorsqu’elle percevait, au loin, un carrosse approcher. Ayah demeurait totalement terrifiée à l’idée croiser la moindre personne et allait toujours se cacher lorsqu’elle repérait l’ombre d’un mouvement

Après une longue semaine de marche, Ayah aperçu la forêt de Dzinka. Elle s’approcha des bois sombres à l’atmosphère chargée d’une Lunsor palpable. Elle eut une folle envie de s’enfoncer entre ses arbres denses. Au moins là, les patrouilleurs n’iraient certainement pas à sa recherche. Mais rien dans ces sentiers inexplorés et ce silence assourdissant ne rassurait Ayah. Elle n’avait pas le courage ni l’énergie de s’aventurer dans un territoire inconnu et réputé dangereux.

Elle détourna la forêt qui s’étendait sur des centaines de pas, longeant la route du Soleil levant. Au moins ici, elle profitait de l’ombre des arbres haut pour échapper au soleil tapant. Entre deux vallées, Ayah aperçut des plantations de fruits et de légumes, à perte de vue. Elle arracha quelques pommes et bananes sur le passage qu’elle mangea avidement, pleurant à chaudes de larmes en savourant les gouts de ces fruits qu’elle redécouvrait.

Dans sa longue cavale, Ayah suivait le seul chemin tracé entres ces terres cultivées et regardait derrière elle à chaque pas, certaine qu’on la suivait. Elle sursautait dès qu’elle entendait un craquement de branche ou une brise faisant dansaient les feuilles des arbres. Elle serra la rose contre elle et sentit sa respiration se calmer peu à peu.

Elle perdit le compte du nombre de lunes passées depuis sa fuite. Son sommeil était totalement perturbé puisqu’elle dormait tantôt en pleine journée, tantôt au milieu de la nuit. La Tour l’avait privé des rayons du soleil et du cycle normal de la vie pendant trop longtemps.

La fugitive arriva près d’une rivière et se jeta dans l’eau sans réfléchir. La fraicheur lui fit du bien instantanément. Elle sentait la boue et les excréments s’en aller avec le courant. Ayah vit la peau de ses bras libre de toute saleté pour la première fois depuis… depuis quand ? Elle n’en avait aucune idée. Elle remarqua alors les cicatrices hideuses sur ses bras et ses jambes. Passant les mains sur son ventre, elle sentit d’autres marques encore, profondes. Oserait-elle passer la main au bas de son dos, entre ses cuisses ? Elle s’arrêta, de peur de ce qu’elle allait retrouver et sortit de l’eau difficilement avant de s’écrouler sur le sol, exténuée.

Le son de sabots claquant sur la terre la réveilla. Elle ouvrit les yeux, alarmée, et vit une cavalière se dirigeant vers elle. Ayah se releva et chercha des yeux un endroit où elle pouvait se cachait, mais c’était trop tard. La femme l’avait déjà repérée.

« Est-ce que tout va bien jeune fille ? »

Jeune fille ? Ayah ne répondit pas. Elle était d’abord troublée qu’on lui parle, encore plus qu’on s’adresse à elle par autre chose que « numéro 93 ». Puis elle prit conscience de ce qu’elle lui avait demandé. C’était une question simple et pourtant elle ne savait pas quoi lui dire. Non, elle n’allait pas bien, mais ce n’était pas la réponse que la dame voulait entendre. Ayah s’attarda sur son beau cheval noir qui patientait calmement avec sa cavalière. Devrait-elle le prendre ? Elle arriverait certainement plus vite à destination.

« Ne t’inquiète pas, tout ira bien. »

Ayah leva les yeux vers elle. Comment pouvait-elle dire cela avec une telle certitude ? Tout n’irait pas bien. Rien ne serait plus jamais comme avant. Tout ce qu’elle voulait maintenant c’était prendre sa jument et s’enfuir. Mais saurait-elle la contrôler ? Elle n’était jamais montée à cheval avant.

« Je viens de Yersinia et me dirige vers Condort. As-tu besoin qu’on t’accompagne quelque part ? »

Ayah fronça les sourcils. Devant son mutisme, la cavalière reprit :

« Je passerais par Lyisstad avant d’arriver à Condort. Je peux t’y emmener si c’est là où tu vas. »

Elle se figea. Lyisstad, la cité royale ! Oui, c’est là où elle voulait aller, mais elle hésita. C’est vrai que c’était plus simple que de voler le cheval. Pouvait-elle lui faire confiance ? La dame n’était pas habillée comme un patrouilleur et n’avait aucune raison de savoir ce qu’il s’était passé à Askapor. Alors, elle finit par accepter. La cavalière lui tendit de l’eau et de la nourriture qu’Ayah prit, hésitante. Elle ne méritait pas sa nourriture ; elle avait eu l’intention de lui voler son cheval quelques instants plus tôt…

Elles cavalèrent ainsi de longues heures et passèrent la rivière en traversant le pont de la Victoire. La cavalière le montra du doigt et dit :

« Sais-tu que Samaël le Conquérant se serait caché en dessous de ce pont… préparant l’attaque finale contre le roi Vengeur ? »

Ayah fit non de la tête. Elle n’écoutait qu’à moitié ce qu’elle lui racontait. Elle ne voulait plus entendre parler de ce que les pauvres petits humains avaient subi il y a des siècles de cela. Elles arrivèrent finalement à Lyisstad après plusieurs semaines de voyage.

Pendant des lunes, Ayah erra dans les rues à la recherche de travail. Elle avait trouvé une cabane abandonnée où elle dormait à l’abris des tempêtes. Sans un rond, voler était un risque nécessaire à prendre. A chaque coin de rue, l’égarée scrutait, effrayée, la moindre trace de patrouilleur. Elle ne savait pas comment elle réagirait si elle se retrouvait face à eux à nouveau. Sauraient-ils qui elle est ? Elle était une fugitive après tout. Ayah s’arrêta dans une ruelle marchande discrète. Elle tapota sur son pantalon. Tout ce qu’il lui restait, c’était la nourriture que la dame lui avait donnée et sa rose protectrice.

Ayah contemplait les bâtiments sobres, couleur crème, caractéristique de la cité royale. Elle ne put s’empêcher de noter la propreté des alentours. On se situait à des cycles lunaires de la puanteur et de la saleté d’Askapor. La comparaison en était presque grotesque. Elle inspira profondément, humant les odeurs d’épices et de fruits frais dont elle se souvenait si bien. Rien n’avait changé.

Elle avait essayé de nombreuses boutiques de vêtement, de bijoux et d’armes espérant trouver un travail. Obstinée, Ayah tenta des enseignes d’artisans en tout genre, des vendeurs d’épices, des tavernes, des restaurants. Rien.

« Tu avais raison, Raly : ce n’est pas facile de trouver du travail, même dans les grandes cités. »

Elle ferma les yeux et chassa difficilement le souvenir des fantômes de son passé.

Durant son exploration de la cité à la recherche d’un emploi, elle avait pris l’habitude de ramasser les journaux qu’elle trouvait par terre. Elle guettait la nouvelle sur la Tour détruite. Celle-ci arriva enfin quatre lunes après son arrivé à la cité. À la une du quotidien de Lyisstad, elle put lire, le cœur battant à toute allure :

‘‘ Tour Noire du nord détruite. Un des prisonniers suspect numéro un.

Désormais le Kaaïn le plus recherché du Lyis, le suspect est un dénommé Kaleb, un criminel de la pire catégorie, arrêté par les patrouilleurs il y a trois ans pour avoir tué une famille de six à la cité de Nagbor. Il est évident que ce monstre a reçu une aide extérieure, puisqu’il est impossible de s’évader de ces prisons inviolables. Cette situation en inquiète plus d’un, car il s’agit maintenant de répondre à la question que beaucoup se posent depuis longtemps ; qu’attendent les officiels pour prendre en main cette insécurité grandissante dans nos cités ? Nous savons tous qui en est responsable. Il est temps d’ouvrir les yeux sur les criminels dangereux qui vivent parmi nous.’’

Ayah fronça les sourcils en voyant le croquis du suspect ; elle crut le reconnaître mais ne parvenait pas à se souvenir d’où. À quoi bon ? Tous ceux qui étaient dans cette tour étaient soit morts soit en fuite. Ce qui comptait, c’était que personne ne la suspectait.

Ce matin-là, alors qu’elle marchait dans l’allée des marchands de fruits, Ayah aperçut une petite fille s’approcher d’un vendeur de fraises et de cerises. Elle devina tout de suite par ses habits vétustes et ses chaussures abimées, que cet enfant vivait dans la rue. Elle chercha des yeux ses parents, mais personne ne semblait accompagner la petite qui n’avait pas l’air d’avoir plus de dix ou onze ans.

L’enfant contempla les fraises innocemment s’apprêtant à prendre des cerises disposées plus bas sur la charrette. Ayah repéra soudain deux patrouilleurs arriver dans sa direction. Et s’ils l’attrapaient elle ? Elle en eut des frissons. Son premier instinct était de fuir, aussi loin que possible. Mais la petite risquait de se faire prendre. Elle devait faire quelque chose. Les patrouilleurs étaient tout près et l’enfant ne les avait pas remarqués. Plus que quelques pas…

Sans trop réfléchir, Ayah se précipita vers la petite larronne et posa sa main sur son épaule.

« Tu veux encore des fraises, ma grande ? Mais on en a plein à la maison ! Aller vient, on ne va pas embêter le marchand pour rien. »

Elle sourit vers le vendeur qui les regardait d’un air amusé tandis que la petite lui lançait un regard en colère. Ayah lui fit signe de regarder derrière et la fille se retourna, apercevant les patrouilleurs. Elle ne dit rien et elles s’éloignèrent de là. Une fois arrivées dans une ruelle à l’abri des regards, la petite se retourna :

« Merci, je ne les avais pas vus. »

« Tu dois faire plus attention à toi. Surtout avec les patrouilleurs. »

« Je fais toujours attention ! Habituellement je fais ça en bande mais c’est juste cette fois… »

Ayah acquiesça. Elle observa la petite et remarqua l’aura discrète autour d’elle. Si elle n’avait pas été attentive, elle ne l’aurait pas vu.

« Tu es une Kaaïn. »

« Bah oui, tu n’avais pas vu ? Je pensais que c’était pour ça que tu m’avais aidée. »

« Comment tu t’appelles, ma grande ? »

« Raven. »

« Quel joli prénom, Raven. »

La petite sourit, faisant apparaître des petites fossettes accentuant encore plus ses traits innocents. Ses grands yeux marrons et ses cheveux auburn lui donnaient aussi un air enfantin.

« Qu’est-ce que tu as là ? » demanda Ayah en montrant la ligne de suture sur ses bras.

Les fils avec lesquels les sutures avaient été fait étaient rouges, visiblement anciens, comme s’ils ne s’étaient jamais résorbés malgré le temps. Ils avaient l’air d’avoir été faits par des mains inexpérimentées. Raven baissa les yeux.

« Juste une blessure que j’ai eue il y a plusieurs années. »

« Je peux soigner tout ça, si tu veux. »

Raven leva la main.

« Non ! Je veux la garder, pour ne pas oublier. Et puis, je trouve que c’est joli. »

Ayah n’insista pas. Elle leva la tête et vit qu’un nuage dense s’approchait doucement de la cité.

« Où est-ce que tu dors ? Il va bientôt pleuvoir. »

« Peu importe, tant qu’il n’y a personne et pas de patrouilleurs, tout est bon ! »

« Viens, je vais te montrer un endroit où il n’y a personne pour nous embêter. »

Le regard de Raven s’illumina et Ayah l’emmena dans sa petite cabane. Rapidement, d’autres enfants commençaient à venir passer la nuit. Beaucoup préférait ça que rester dehors, dans la peur de se faire attaquer par des malfrats ou pire, par des Patrouilleurs.

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