56. Aravel
Un homme vêtu d’une longue cape noire apparut dans la brume aux portes d’Adryana. L’homme avança vers la cité endormie d’un pas précipité. Il longea une rue où quelques passants se préssaient pour renter chez eux. Aucun ne semblaient l'avoir remarqué alors même qu'il passait juste devant eux. Il se dirigea vers un bâtiment discret, entourée de deux autres maisons abritant des familles sans histoires. Pourtant, ce lieu n’avait rien de banal. C’était là que l’armée rebelle préparait une guerre certaine contre les humains.
Aravel ouvrit la porte pour trouver le commandant des Sentinelles. Il repartit dans la pièce principale aussi vite, rejoignant Frej. Aravel lui avait raconté ce qu’il s’était passé avec Irène. Il y avait des manuscrits partout dans la chambre : sur le sol, sur les chaises, les tables.
« Vous avez demandé après moi ? » demanda le commandant.
« Oui, merci d’être venu, commandant. Que savez-vous à propos de l’Armée Noire ? »
Il lui lança un regard surpris et jeta un coup d’œil vers Frej. Ce n’était pas une partie de leur histoire qu’on mentionnait souvent.
« Probablement la même chose que tout le monde. C’est une armée de créatures de Lunsor maudites, revenues d’entre les morts, aveuglées par leur colère et leur envie de vengeance contre les humains. »
Aravel baissa les yeux, déçu. Lui non plus n’en savait pas plus. Il feuilleta l’épais manuscrit qu’il avait sous les yeux.
« J’aimerais que vous fassiez des recherches sur le sujet. Tout ce que vous pouvez trouver pourrait être utile. »
Le commandant le dévisagea, le visage fermé.
« Puis-je demander pourquoi ce soudain intérêt ? »
Aravel s’arrêta de tourner les pages et leva la tête vers son interlocuteur. Il avait connu le commandant de l’Ordre des Sentinelles depuis des décennies et il ne posait jamais de questions : il trouvait les réponses. Alors pourquoi ce changement soudain de comportement ?
« Je me suis simplement aperçu après de récentes lectures, que j’ignorais beaucoup sur le sujet, comme tout le monde visiblement. Cela me semblait malheureux que nous ne sachions pas nous-même l’Histoire de nos ancêtres. »
Le commandant lui lança un regard qui lui donna froid dans le dos.
« Ces monstres ne sont pas nos ancêtres. »
Aravel le regarda, surpris. Il ne s’était pas attendu à une réponse hostile de sa part, lui qui était toujours d’un calme sidérant. Il tourna la tête vers Frej qui garda un air étonnamment impassible.
« Vous avez bien raison, commandant. Nous n’avons rien à faire avec ce passé sombre. » déclara ce dernier. « Mais ce qu’Aravel essaye de dire est que nous sommes simplement curieux d’en savoir un peu plus sur ce sujet si mystérieux. »
Aravel pouvait toujours comptait sur son chéri pour être plus diplomate que lui. Malgré le temps passé au Lyis, son éducation brahaumienne faisait qu’il manquait souvent de tact.
Le commandant dévisagea Frej longuement.
« Je ferai des recherches si tels sont mes ordres. »
Quelque part, Aravel en doutait fort. Il devrait se tourner vers Ly et Asahi. Elles étaient également des Sentinelles expérimentées avec l’avantage qu’elles n’étaient plus liées à l’Ordre. Aravel acquiesça et lui fit signe qu’il pouvait partir. Celui-ci transplaça quelques secondes plus tard.
Aravel s’affala sur son fauteuil en face du feu, un gobelet d’élixir à la main.
« J’ignorais que les sentinelles faisaient partie de ces communautés de Kaaïns qui considèrent ce passé comme maudit. »
« Il y en a bien plus que tu ne le crois… » Frej s’assit en face de lui, le regard lointain. « On ne peut pas leur en vouloir ; il est possible de retracer presque toute la répression que nous vivons à cette époque. »
« Retracer toute la répression à cette époque, dis-tu ? Toute !? Qu’est ce qui nous dit que ce n’était pas déjà le cas avant la Terreur Éternelle ? Pourquoi le Roi Vengeur est-il surnommé le Roi « vengeur », t’es-tu déjà posé la question ? »
Frej haussa les épaules.
« Avoir une bonne raison de se venger ne justifie pas un massacre d’une telle ampleur. »
Aravel but d’une traite son élixir et se resservit. Il tendit la bouteille à Frej qui refusa poliment.
« Sommes-nous même certain qu’il y a réellement eu un massacre ? Qui nous dit, maintenant, presque mille an plus tard, que ce que l’on sait sur cette époque est vrai ? »
« Attends… Remet-tu vraiment en question un des fondements de notre Histoire ? Ah Aravel, Aravel… » Frej secoua la tête. « Nous ne pouvons pas faire ça. Réinterpréter l’Histoire comme bon nous semble, retenir les évènements qui nous conviennent et nier ceux qui ne s’accordent pas avec notre discours… c’est inacceptable et dangereux. Imagine si les humains se mettaient à faire ça. »
Aravel rit.
« Peut-être que je n’ai pas besoin d’imaginer ; ils l’ont déjà fait, en commençant par brûler tous les livres pré-Traité. Tu parles comme si ce que l’on sait de cette époque sont des faits historiques certains et non pas des spéculations. »
« Et tu parles comme si ce que l’on sait venait entièrement des humains. Chaque communauté de Kaaïns a sa propre version, racontée de génération en génération, qui n’est pas moins horrifiante que celle des humains. Tiens par exemple, à la cité d’où je viens au Cricks, on racontait que durant le massacre de Shir Kuh, le prince aux yeux de glace, notre soi-disant Héros, s’est fait un plaisir à violer et torturer ses victimes jusqu’à leur mort, avant de souiller à nouveau leur cadavre putréfié ! »
« Nous n’avons aucune preuve… »
« Dois-je te rappeler que les vestiges de cette attaque sont présents encore, aujourd’hui ? » l’interrompit-il. « Je suis né dans cette cité, les murs sont toujours peints du sang de ses victimes. Voilà le genre d’histoire avec lesquels j’ai grandi ; l’histoire de nos ancêtres. »
« Bah évidement qu’au Cricks, il n’y a que des versions effroyables de l’Histoire ! Écoute, pour moi, le problème vient du fait que chacune des versions que nous avons sont probablement directement inspirées des seules sources écrites qui existent : celles des humains. »
Frej ferma les yeux.
« Ne penses-tu vraiment pas que les Kaaïns soient capable d’atrocités ? »
« Biensur que si, je dis simplement que tout ceci est particulièrement avantageux pour les humains puisqu’ils créent une fracture entre nous. Je me demande si ce n’est pas là la véritable source des conflits internes entre communauté de Kaaïns… »
« Je pense qu’essayer de mettre la faute entièrement sur les humains est indubitablement réducteur. »
« Tsss... » Aravel but une grosse gorgée de son verre. « Nous pouvons essayer de spéculer aussi longtemps que tu veux sur l’Histoire, mais ce que nous savons avec certitude c’est qu’aujourd’hui, les nôtres sont en grave danger. Au Brahaum, les Kaaïns meurent de faim toutes les lunes et je n’ai pas besoin de te rappeler de l’éradication raciale systémique mise en place au Cricks depuis des siècles. Ici, ils se servent d’excuses pour éteindre notre espèce à petit feu. Bientôt, tu verras, on en arrivera au même niveau que le Cricks. Ils n’auront qu’à trouver le prochain bon prétexte pour le faire. »
« Non, ça ne se produira pas. Au Lyis, il n’y a pas la base religieuse fanatique du Cricks, ni le chaos institutionnel du Brahaum pour le permettre. »
« Chaos institutionnel... L’ignorance sur le Brahaum ne cessera de me surprendre. » Aravel s’esclaffa et secoua la tête. « Enfin bref. J’espère que j’ai tort, mon cher, je l’espère vraiment. »
Mais il en doutait fortement. Il fallait être réaliste : le monde dans lequel ils vivaient n’était pas fait pour eux. Il avait arrêté de l’être il y a neuf cent quinze ans.
Aravel se perdit dans la contemplation du feu et ses pensées allèrent vers sa petite Irène. Ils reviennent… Le prince ! L’armée noire ! Quelle était la signification de tout cela ? Ses paroles ne cessaient de se répéter dans sa tête et la terreur dans son regard le hantait. L’esprit d’Irène avait été brisé. Pourrait-elle une lune recoller les morceaux ? Aravel l’espérait, mais dans son cœur, le doute planait.
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