59. Journal du dragon bleu
Journal, mon esprit est en feu.
La déesse voulait m’emmener chasser. Elle me demandait de tuer des animaux plus grands, plus tenaces. La déesse aimerait que je devienne plus fort. Le monstre aussi. Pourquoi voudrait-elle que je devienne plus fort ? Ma Lunsor est destructrice. C’est mon monstre qui la contrôle. Si je deviens plus fort, il devient plus fort.
S’il te plait, laisse-moi. Je ne veux pas.
Je chuchotais ces mots mais vraiment, je voulais crier. Ma frustration était insoutenable. Je me suis éloigné de ma déesse. Je me suis reclus dans un coin de la grotte. Elle ne comprenait pas. Elle voulait que j’apprenne à vivre à nouveau. Le monstre en moi voulait sortir. Mais je ne voulais pas. Je ne voulais pas tuer.
Sois bon. Sois pieux. Sois aimant. Sois attentionné.
Continuellement, les mots de mon père se répétaient dans ma tête. Si je sortais, je ferais du mal. Mon monstre est trop puissant. Je ne voulais pas sortir. Les morceaux de mon âme brisée me hurlaient chacun quelque chose de différents.
Sois bon. Mon amour. Sois pieux. Tue. Sois aimant.
Détruit. Sois attentionné. Tue. Tue. Tue.
Il y avait tellement de voix différentes, je ne pouvais même pas les discerner. Je n’en pouvais plus. Ils résonnaient, tranchants, dans ma tête. Alors moi aussi, je me suis mis à hurler dans ma tête.
Laissez-moi, laissez-moi ! Allez-vous-en !
Et elles sont parties. Les voix n’étaient plus. Je l’ai regretté instantanément. Car les voix ont laissé place au silence puis à la douleur. Elles ont laissé place au passé. Je sombrais, englouti dans cette vague monstrueuse de souvenirs.
Je suffoquais, journal, dans le souvenir de l’agonie. Le souvenir de la mort. Le souvenir de ma belle. De son sang. De mon sang. De leurs yeux pleins de jalousie, de la cruauté ; ces hommes remplis de haines.
Pourquoi elle ? Elle n’avait rien fait. Son crime a été de m’avoir aimé. Elle était belle et riche et je n’étais rien. Un Impure. Le fils d’un paria et d’une infâme sorcière.
D’un paria et d’une infâme sorcière.
Infâme sorcière. Infâme.
Elle n’avait pas le droit d’aimer un garçon au sang impur. Ils auraient pu simplement la tuer. Mais non, ils ont préféré savourer sa terreur, se délecter de son supplice. Ils voulaient goûter sa douleur. Ils m’ont forcé à regarder tout ce qu’ils lui ont fait. Tout était ma faute.
Tout est ma faute. Tu sais, journal, je hurlais dans ma tête
Arrêtez. S’il vous plait, arrêtez !
Les cris se sont mis à résonner dans ma tête. A qui appartenaient ces voix ? Je ne sais pas ce qu'il se passait, peut-être m'aideras-tu à comprendre.
Une vision m’a envahie, claire, limpide. N'étais-je plus dans ma grotte de ma belle ?
J’ai ouvert les yeux et j'ai vue: une étable. Un cheval. J’aime les chevaux. Est-ce que j’aimais les chevaux ? Je crois. Je pense que je travaillais ici avant.
J’ai entendu des pas. Ses pas. La fille du maitre du château. Elle ne devrait pas être là. Pourtant elle était venue, vêtue de sa belle robe couleur crème. Ses jolis cheveux blonds et bouclés descendaient gracieusement sur ses épaules nues.
Un Ange ?
Souviens-toi… Souviens-toi…
Te décrire ce dont je me suis souvenu est une agonie, journal. Je ne peux pas dire tout ça à voix haute. Je ne peux pas. Alors je dois écrire.
Ma belle. Elle était là pour moi. Elle me trouvait gentil, que j’étais tendre et attentionné. Elle m’appelait mon amour. Elle me répétait que personne ne s’adressait à elle comme si elle comptait. Personne à part moi. Pourquoi ? Elle était pourtant si belle, intelligente. Tout ce qu’elle voulait c’était qu’on l’aime.
Et je l’ai aimée.
J’ai tendu la main vers elle et j’ai vu du rouge, tant de rouge. Du sang ? j’ai levé les yeux ; elle était couverte d’un liquide écarlate. Son visage était tuméfié. Sa robe avait disparu et elle se tenait là nue, couverte de plaies. Du sang flamboyant coulait sur son cou ouvert, sur ses seins, entre ses cuisses. Elle me souriait et un liquide blanchâtre sortit de sa bouche.
J’ai hurlé, hurlé, hurlé.
Tout d’un coup je l’ai vu gisant sur le sol. Ils m’ont attaché et m’ont laissé regarder chaque instant. Pas un, pas deux… ils étaient plusieurs. Ils m’ont obligé à regarder, tout, jusqu’à son dernier souffle. Mais ça ne leur a pas suffit puisqu’ils s’en prirent à moi également. J’ai hurlé à l’aide. Je savais qu’on m’entendrait.
J’ai vu des yeux apparaître. Je les ai reconnus : mon père. Il m’a vu, il a tout vu et il a fui.
Ils l’ont laissée se vider lentement de son sang sous mes yeux. Ses derniers mots se répétaient encore et encore dans ma tête.
Mon amour. Mon amour.
Puis j’ai senti la lame froide et tranchante sur ma gorge.
Je suffoquais, non pas parce que mon sang noyait mes poumons, mais parce que mon âme fut brisée à tout jamais à ce moment là.
Pourquoi ? Dis-moi journal, pourquoi elle ?
Je dois te dire, mon ami, je ne pensais pas revenir de ce vivide souvenir. Je ne voulais pas me réveiller.
Mais lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais toujours accroupi sur le sol de la grotte. J’ai posé mes mains sur mon cou. La cicatrice était là. Je la sens encore, maintenant. Elle est bien réelle. Avec elle, je sens ma furie, ma rage, insoutenable. Mon monstre criait vengeance. Sa voix se confondait avec la mienne.
La déesse était agenouillée devant moi, les yeux inquiets. J’ai souris et mon monstre a dit avec une voix brisée : Tuons-les, tous.
Journal, aujourd’hui j’ai offert à La Mort un cadeau.
Mon monstre est incontrôlable. Depuis qu’il est sorti la première fois, il est devenu de plus en plus fort. Il a plus d’emprise sur moi, sur mon esprit, sur mon corps. Parfois, je ne sais pas qui est en contrôle.
Mon monstre me souffle que le chagrin ne m’aidera pas. Laisser la tristesse me gouverner, c’est les laisser me vaincre ; les humains. Je ne voulais pas qu’ils gagnent. Ils m’ont déjà vaincu une première fois. Les humains ne méritent aucunes autres victoires. Ils ne méritent rien d’autre que la mort.
Je confesse, journal : la haine est la seule chose que je respire.
Je suis sorti de la grotte à nouveau. Cette fois, j’étais prêt. Ma déesse m’a mené vers un animal dans les bois. Mais j’avais senti une autre présence, une qui m’intéressait bien plus. J’ai slalomé entre les arbres, j’ai senti l’aura immonde d’un humain. Sans même vraiment y penser, mes ailes étaient déjà déployées. Mon monstre était prêt. En un geste vif, la tête de l’homme s’est envolée. Elle a atterri sur ma main. Du sang dégoulinait sur ma paume. Tout s’était passé si vite.
Qu’est-ce que j’avais fait ? Qu’est-ce que j’avais fait ?
J’ai tué. Non… Non.
J’ai laissé tomber la tête. Mes vêtements étaient ensanglantés. Une partie de moi jubilait. Une autre hurlait. Je riais et mes yeux se mouillaient de larmes.
J’ai tué. Pourquoi ? Je ne sais même pas qui il était. Il n’avait rien fait. Il était innocent, journal. Mon sourire est de travers, mais j’en ris encore.
Aucun n’est innocent. Mon amour. Aucun n’est pur
Sois bon. Sois pieux. Sois aimant. Sois attentionné.
Tue ses âmes souillées, tue. Mon amour. Tue.
J’ai tué. C’était le monstre. C’était sa faute. C’était lui. Il m’a fait commettre le pire. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas un monstre. Tuer c’est mal. Il ne faut pas. Je ne veux faire du mal à personne. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas comme ça. Moi, je suis bon. Je suis tendre. Je suis attentionné. Je suis innocent. Je n’ai rien fait.
Je me suis écroulé sur le sol. J’ai pris ma tête entre mes mains. Mes larmes coulaient à flot et je riais, riais, riais.
J’ai tué. J’ai tué !
La déesse s’est approchée.
Regarde-moi, m’a-t-elle dit.
Je ne voulais pas. J’avais honte. J’ai tué.
Elle a posé ses mains sur mon visage et a relevé mon menton. Son sourire était radieux. Tu sais journal, elle semblait si heureuse. Ses yeux brillaient de joie et me coupaient le souffle. Comment pouvait-elle être encore plus belle ? Sa lumière était plus éblouissante que jamais. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Pourquoi avait-elle l’air si heureuse ? Était-ce moi ? Était-ce là le résultat de mes actes ?
Tu es ma plus belle création.
Tu as vu, journal. Je suis sa plus belle création. La joie de mon monstre m’envahissait. La joie de ma déesse m’emportait. Je ressentais ses émotions, intenses ; elles illuminaient la pièce, elles illuminaient mon âme.
Moi : sa plus belle création ?
Je pense… Je pense que je suis heureux.
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