69. Journal du dragon bleu
Journal, aujourd’hui j’ai vaincu.
Elle m’a emmené là où tout a commencé : ma cité natale, là où ma mort m'a tendu les bras. J’ai vu ceux qui m’ont marqué à jamais. Ma Déesse m’a dit : « dévore-les ». Et ma bête n’en a fait qu’une bouchée.
Je me souviens. Je revis la scène encore et encore. Leur chair, leur sang. Je frissonne en repensant à ce massacre d’une rare beauté. Je l’ai noté dans leurs yeux : ils m’ont reconnu. D’entre les morts j’étais revenu les anéantir. Je revois encore leurs corps en lambeaux. Le bruit de leur os se brisant dans mes mains. Si fragiles. De véritable insectes : insignifiants. Il ne restait plus rien de leur pitoyable existence. Ce fut une véritable délivrance.
Je me remémore la scène et je me sens plus léger. Tu sais, mon père était là aussi. J’ai retrouvé le salaud qui m’a donné puis arraché la vie. Le clou du spectacle de sang.
Je me suis approché. Il s’est agenouillé, terrifié. Sa peur était sublime. Je n’oublierais jamais ses yeux pleins de désespoirs. Il me regardait, cherchant dans mes yeux son fils bien aimé, son adorable petit garçon. Son fils qu’il a trahi. Son fils qu’il a laissé mourir. Son acte était le plus impardonnable de tous. Quel lâche. Il implorait mon pardon. Je n’oublierai jamais ses ridicules hurlements. Il priait pour ses dieux, priait pour qu’ils viennent le sauver. Le sauver de son supplice. Mais ses dieux n’ont pas répondu à ses prières.
J’ai ramassé deux épées et lui ai transpercé les yeux avec. Les lames sont ressorties de l’autre côté de sa tête. Il est mort sur le coup.
Tu vois papa, je suis toujours ton adorable petit garçon. Je t’ai offert une mort sans douleur, sans humiliation. Vois-tu ce que je suis devenu après ma résurrection ? Regarde, admire. Je serai la légende d'incalculables générations. La terreur des humains, la source de toutes leurs afflictions. Je serai le sceau de la justice, la faux de la vengeance, le bourreau céleste. Tu voulais faire de moi un serviteur de la foi. Et je le suis désormais…es-tu fier de moi ? Regarde, mon dieu est à mes côtés. Le seul véritable Dieu.
Et c’est vrai. Elle était là. Elle se tenait près de moi, fière. Elle disait que cette lune-là marquait le début de la Conquête. Celle de nos terres perdues, d’un Empire qui nous revenait de droit.
Elle avait le regard fixé sur l’horizon. Fixé sur son but. Sa haine était palpable. Sa rage, infinie. Rien ne l’arrêterait. Personne ne pouvait arrêter la fureur et la vengeance d’un dieu.
Je me sens prêt. Désormais, mon ciel s'est éclaircit et je vois l'horizon. Comprends-tu, journal ? J’ai vaincu ma peur. J’ai vaincu mes doutes. J’ai vaincu mes ennemis : les humains. La vengeance est mienne. J’ai détruit ceux qui ont brisé ma belle, ceux qui m’ont détruit dans cette autre vie qui n’était plus la mienne. Cette vie qui me semblait si lointaine. Ma vengeance était splendide.
Je ne sais plus si c’est moi ou ma bête qui s’exprime. Quelle importance. Les monstres qui m’ont détruit ne sont plus.
Journal, aujourd’hui j’ai cru rencontrer mon égal.
Une autre bête. Féroce, assoiffée de sang. Ma déesse m’a dit qu’elle l’avait créé aussi. Une nouvelle créature faite de lave et de flamme. Elle m’a dit qu’il fallait qu’on apprenne à se battre. Je n’avais pas besoin d’apprendre.
Le chaos n’a pas besoin d’apprendre à détruire. La destruction est sa nature.
Cette créature était immonde. Sa tête était défigurée. Elle avait deux cornes hideuses sur son front. Ses canines étaient tranchantes comme les miennes. Ses yeux étaient d’un noir d’encre. Elle était plus grande que moi. Elle était horrifiante, mais elle ne me faisait guère peur. Elle n’était qu’une pauvre bête perdue.
La créature m’a attaqué. J’ai riposté avec rage. Le combat fut acharné.
Elle était puissante. C’était la même Lunsor qui coulait dans nos veines. Nous partagions le même créateur. Sa lumière était la mienne. Mais j’étais plus puissant, je le sentais, je le savais. J’esquivais ses coups avec facilité. Sa Lunsor m’atteignait à peine mais Mon énergie elle, l’assommait avec violence. Ma bête se délectait de chaque goutte de sang tombée. Sa soif de destruction était infinie. Et dans notre combat, nous avions tout détruit sur notre passage. Les arbres, les plantes, les roches. Quel carnage. J’ai ri et la créature aussi. Le combat était fini.
C’est ainsi que j’ai rencontré Rikov.
Journal, je me suis fait un ami. Un frère d’arme.
Le monstre en moi n’est pas ravi. Il me souffle qu’il sera à jamais mon seul véritable ami.
Peut-être a-t-il raison. Il a toujours raison.
Car personne d’autre que lui ne peut comprendre ma rage, ma souffrance. J’ai peut-être vengé ma belle, vengé ma propre fin… mais je ne me sens pas mieux pour autant. Car mon esprit a été brisé. Je ne sais pas si je peux recoller les morceaux. Je ne sais pas si je le veux. Recoller les morceaux est épuisant. Je suis trop faible. Trop lâche.
Tu n’es pas faible, me murmure une voix au loin.
Pourquoi recoller les morceaux ? me souffle une autre.
C’est vrai, à quoi bon ? Je commence à penser que… je n’en ai peut-être pas besoin. Ma déesse m’a dit que j’étais sa plus belle création. Peut-être suis-je fait pour être ainsi. Dans mes peines, dans mes souffrances, je me sens moins seul. Le monstre me terrifie, mais au moins il est là. Il me fait ressentir quelque chose. Une rage, une furie intense. Et quand je ressens ça, je sais que je suis en vie. Ma haine, ma rage, mon éternel soif de sang et de violence : ils effacent toutes mes douleurs.
Je n’ai plus rien que ma rage, mais je n’ai pas besoin de plus. Et mon monstre demeure là, toujours présent à mes côtés. Mon compagnon éternel.
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