41. Ayah
Les siècles nous ont séparé, mais je te retrouverais ; ma chair, mon sang… Oui, je te retrouverais. Ma lunsor est à toi.
Ayah se réveilla brusquement. Elle était persuadée d’avoir senti un souffle murmurer à ses oreilles ; le dragon. Elle avait tout juste commencé à lire ce manuscrit mystérieux… mais elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger : la lunsor de ce journal l’atteignait-elle déjà ? Les livres de ce genre avaient-ils un tel pouvoir ? Elle ignorait si elle devait être effrayé.
Ayah se redressa, encore étourdie de sommeil. Elle s’était endormie sans s’en rendre compte sur les pages du livre. Elle avait passé toute la journée et toute la nuit à lire. Dehors, une violente averse s’abattait sur la cité. Ces dernières lunes, le climat était très capricieux. Les orages se multipliaient alors qu’on était en pleine saison de soleil. On disait qu’au sud, au Brahaum, le froid et la neige gagnaient encore plus de terrain, envahissant des zones qui n’en voyait habituellement pas dans cette période. Pendant ce temps, plus au nord du Lyis, un feu avait détruit une grande partie de la forêt de la Montagne Sombre. Quelque chose dans l’air changeait, Ayah le sentait.
Elle descendit rapidement dans sa chambre et la trouva vide. Raven était probablement déjà sortie tôt le matin pour ne pas se faire remarquer.
Ayah sortit de la Citadelle pour respirer un peu d’air frais. Elle se moquait bien de la pluie. Elle avait besoin de se changer les idées. Elle avait depuis quelques temps maintenant pris l’habitude de rejoindre Samaël et ses amis. Lorsque ceux-ci n’étaient pas occupés avec les études, elle passait la journée avec eux. Elle ne les appréciait pas tous, comme Baron qu’elle trouvait trop hautin et arrogant par moment ou Katerina qui ne lui accordait aucune attention, même si, à dire vrai, elle n’en donnait à personne. Heureusement, Keelan et Lira étaient tous les deux fort agréables avec elle.
Elle s’aventura dans les rues si vivantes de la cité et s‘arrêta devant les portes du palais. Elle n’avait pas eu l’occasion de repartir visiter la petite créature enfermée dans les cachots. Elle devait attendre l’autorisation du maître. Celui-ci voulait qu’elle se concentre à traduire le livre. Ayah essayerait de convaincre Samaël. Elle était certaine qu’il serait capable de la faire rentrer.
Elle hésita pendant un moment à essayer de retrouver le prince. Elle sourit : elle avait un ami maintenant. Elle y croyait à peine. Ayah aimait lui parler. Tout lui paraissait si simple avec lui.
Mais cette lune-là, Ayah voulait passer du temps, seule. La lecture du journal avait fait ressurgir en elle des émotions qu’elle avait enfouis, des questions qu’elle avait ignorées jusque-là. Et il y en avait tant... Qui et qu’est-ce qu’elle était ? Qui était ses parents ? Pourquoi l’avaient-ils abandonnée ? Pourquoi était-elle la seule à comprendre cette petite créature emprisonnée dans les sous-sols du château et la langue du journal ? Une avalanche de questions sans réponses.
Elle se retourna et se dirigea vers l’autre partie de la cité, là où elle travaillait encore quelques cycles lunaires plus tôt. Elle avait pensé plusieurs fois à rendre visite à Gilda mais avait gardé contact avec elle par échange de lettres.
Ayah entra dans le magasin de livre et observa les étagères, toujours bien rangées.
« Ah, mais qui vois-je là ! Le petit prodige de la Citadelle. » déclara Gilda en sortant de l’arrière-boutique.
Ayah sourit.
« Je ne suis pas un prodige ! »
« Qui d’autre réussirait à obtenir l’autorisation d’entrer dans la Citadelle alors qu’il n’est pas une Feis Nona !? »
« Je vais sans doute vous choquer encore plus si je vous dis que j’y habite maintenant. »
« Oh ! Comment est-ce possible !? »
« Malheureusement, je ne peux pas révéler cette information. Je suis tenue au secret à cause de mon contrat. »
Gilda acquiesça, compréhensive.
« Tu sais, il y a bien longtemps, je travaillais là-bas aussi brièvement, aux côtés du Maître de la Citadelle lui-même. »
« Oh vraiment ? C’est pour lui que je travaille aussi ! »
« Hmm… sois prudente mon enfant, cet homme est dangereux. On ne peut jamais savoir ce qu’il a en tête. »
Ayah dévisagea la vieille dame, guère surprise par ces paroles. Son intuition avait été juste. Le Maître était craint par beaucoup.
« Il me traite bien et ne réclame pas grand-chose de moi. »
« C’est toujours comme ça au début, mais s’il s’aperçoit que tu peux lui être plus utile que ça, il t’utilisera sans même que tu t’en aperçoives. »
« Hmm… Je ne sais pas. Dans mon cas, je pense que je suis celle qui peut en profiter le plus. Moi je ne sais rien, je ne suis personne et je ne peux pas lui offrir grand-chose »
Gilda sourit, le regard plein de tendresse.
« Peut-être maintenant… mais je vois dans tes yeux l’intelligence et l’ambition d’une femme qui fera de grandes choses. »
Ayah se sentit gênée par ses compliments et acquiesça timidement.
« Sur quoi aviez-vous travaillé avec le maître à l’époque ? »
« Il m’avait demandé mon avis concernant un vieux pacte sur la Lunsor, pré-Traité de la Paix. Vois-tu, je me suis consacrée dans ma jeunesse à étudier l’histoire, en particulier la nature et les origines supposées de la Lunsor. »
Ayah se figea. Elle s’était toujours dit que Gilda pouvait être une source d’information hors paires, mais elle ne se doutait pas que celle-ci avait étudier l’histoire de la Lunsor.
« Oh, intéressant ! J’ai toujours voulu en apprendre plus sur le sujet. »
Gilda acquiesça.
« Je suis ravie d’entendre ça. Peu de gens s’intéressent à la lunsor et son histoire, malheureusement. N’hésite pas à me poser toutes les questions que tu veux sur le sujet. »
Ayah sourit. Elle ignorait tout de ce peuple qui au fond, était le sien.
« Que pouvez-vous me dire sur les Kaaïns ? Qui sont-ils et d’où vient-ils ? D’où tirent-ils leur pouvoir ? »
Gilda sourit et se frotta les mains. Visiblement, elle aimait discuter de ce sujet.
« La réponse à ces questions est fort longue est complexe. Mais commençons par le commencement. »
Elle prit un papier et un crayon puis dit :
« Il est impossible de dire avec certitude d’où vient la source de leur Lunsor. Il y a des théories, des histoires, rien de certain. Mais un élément semble revenir dans la majorité des contes et légendes issues des terres de Menaskalig. »
Elle écrivit quelque chose en haut de la feuille. Son écriture était claire et élégante et Ayah put lire le mot « Céleste ».
« On raconte qu’il y a des milliers d’années, un ange descendit des cieux. En ces temps, une guerre faisait rage entre ange et démon. Un de ses dernier s’était réfugié dans notre monde, attirant un ange avec lui. L’ange tomba amoureux d’un Elf, anciennement appelé Alef. Ces derniers étaient des créatures issues eux même de lignée de lunsor d’origine inconnue. Pour la petite anecdote, certains experts ne seraient pas d’accord avec cette partie de l’histoire, mais à notre niveau, ce n’est pas important alors passons. »
Elle ajouta le mot ‘’Alef’’ non loin du mot ‘‘Céleste’’ et les relia d’une simple ligne.
« De l’union entre l’Alef et l’Ange naquit une nouvelle espèce puissante qui donna origine à toutes les autres : Asal Ahaan. Avec les siècles, les différents mélanges ont rendu désormais impossible de savoir de quelles branches viennent chacune des races telles que nous les connaissons aujourd’hui. »
À partie des deux mots qu’elle avait déjà écrite, Gilda dessina une ligne au bout de laquelle elle écrivit : ‘‘Asal Ahaan’’.
« Attendez… donc la Lunsor vient des Anges !? »
Gilda posa son crayon sur le mot ‘‘céleste’’ et entoura celui-ci.
« Là aussi, les versions ne s’accordent pas toujours. La plupart des livres que tu trouveras se contenteront du mot céleste, ce qui est le plus proche de la réalité. Seulement, sais-tu qu’il existe en fait deux créatures célestes ? »
Ayah fit non de la tête. Elle ne connaissait rien de tout cela.
« Il y a les Anges mais aussi les Démons. »
Ayah soupira. C’était cette version là qu’on lui avait toujours raconté. La Lunsor serait maudite, prenant origine directement des démons, certainement pas des anges.
« Alors qu’en pensez-vous, Ange ou Démon ? »
« Je pense que ce n’est pas aussi simple. Je pense qu’il y a peut-être certaines lignées de Kaaïns qui auraient une origine démoniaque tandis que d’autres auraient une origine angélique. Sans parler de tous les mélanges possibles. Nous parlons là de dizaines de milliers d’années d’évolution et descendance. Il me semble inutile aujourd’hui de chercher à comprendre si la Lunsor vient de telle ou telle créature céleste. »
Ayah l’observa, pensive. Elle avait certainement raison sur ce point-là. La question n’était plus pertinente aujourd’hui.
Ensuite, à partir du mot ‘‘Asal Ahaan’’, Gilda dessina de nombreuses lignes, telles des branches d’arbre. Au bout de chaque branche, elle écrivit de nouveaux mots.
« Pour résumer, de ce qu’on connaît le mieux, et je suis sûr que ce n’est qu’une toute petite représentation de la réalité, il existe plusieurs grandes catégories de Kaaïns : on a les Mages, les Elfiques, les Immatériels et les Animalias. Mais ça ne s’arrête pas là. Chaque catégorie à elle-même plusieurs races différentes, aux capacités propres. On ne les connaît pas toutes. En fait, on ne sait que peu de choses sur les capacités exactes des Kaaïns. Les avoir presque éradiqués de Menaskalig, marginaliser de nos sociétés, n’a fait que rendre la tache encore plus impossible. »
Ayah regardait, fascinée, son petit schéma. Tout un monde qu’elle ignorait, dont elle faisait pourtant partie. Dans quelle catégorie appartenait-elle ? Elle ignorait totalement ce qu’était sa mère, son père… ses ancêtres ! Si seulement il y avait une façon de retracer ses origines, son passé. Si seulement elle pouvait avoir des indices, des pistes sur lequel se lancer. Elle n’avait rien.
Ayah remercia Gilda pour toute son aide et promis de revenir la voir plus souvent puis elle sortit de son magasin. L’averse s’était arrêtée et un petit rayon de soleil transperçait les nuages, illuminant les rues de la cité. Elle aperçut une petite fille marchant main dans la main avec sa mère, s’arrêtant devant une boutique de robe. Ayah s’arrêta et vit la petite fille qui s’animait de joie devant une des robes affichées sur la vitrine. Elle dit quelque chose à sa mère et après un court échange, la petite entra presque en courant dans le magasin, folle de joie. Ayah ne put s’empêcher de s’approcher, les voyant à l’intérieur alors que la petite allait essayer la robe. Elle sentit une douleur sourde dans son cœur.
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