Chapitre V. Bouffon - section 2/5

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Trois jours s'écoulèrent. Lénius passait ses nerfs en composant des textes acerbes. En aucun cas des chefs-d’œuvre destinés à présentation ; il ne s'agissait que d'expirer sa hargne. Le reste du temps, il regardait par la fenêtre ce qui survenait dans l'enceinte du bâtiment. Hormis quelques accrochages ou allées-venues de magistrats et prisonniers, rien de captivant. Nul véhicule, nul messager ne s'était présenté pour lui. Comblant l'absence de nouveauté sous le soleil, les visages de Tessy et de Tristan lui tenaient compagnie durant les longues heures où Zelano n'était pas là. Celui-ci n'avait même montré que peu de signes d'aigreur – juste quelques heures sans un mot – depuis l'altercation avec l'administrateur et la réprimande reçue par l'auxiliaire après l'incident. L'emprise tenait et Zelano appréciait Lénius autant qu'il compatissait à son sort mystérieux.

Toutefois, ces illusions de présence ne creusaient que d'autant plus le vide dans lequel l'invalide restait terré. Son ami lui manquait. Il aurait tant apprécié sa patience, sa tendre compagnie, sa poésie devant le moindre détail aux murs ou au ciel, dans lesquels le garçon arrivait à voir une étincelle qui aurait inspiré un artiste. Allait-il bien au moins et pourrait-il le retrouver, lorsque cette absurde attente prendrait fin ? En une monotone habitude, il enchaînait repas, toilettes, nuitées… Sans réponse.

Mais voilà qu'enfin – enfin ! – il allait sortir. Après deux semaines d'enfermement, tout allait s'éclairer. Ce matin-là, l'infirme avait vu un carrosse franchir les murs de la prévôté, suivi par une grosse voiture frappée de l'emblème des autorités. En étaient descendus un dignitaire luxueusement vêtu et ses subordonnés. Seulement deux minutes après, Zelano, accompagné de ses collègues, avait poussé la porte de sa chambre, affichant une expression soulagée d'annoncer à Lénius :

— Bonne nouvelle ! Je vous le souhaite en tout cas. Il y a là des sieurs ! Missionnés par je sais pas qui, par contre… Bref, ils viennent vous chercher ! Ils vous attendent, allons-y vite.

Le groupe souleva la lourde chariote et affronta les marches. On ouvrit cette fois-ci pour Lénius la large entrée, qui donnait sur la cour principale et l'inonda de lumière. Le magistrat auquel il s'était frotté trois jours avant ne l'accueillit que d'un geste sévère pour lui indiquer d'avancer vers les visiteurs. Il obéit, calme autant que possible.

— Voici, Messire, celui que Sa Majesté vous a envoyé quérir, annonça en pompes l'administrateur qui le suivait, arrivé au niveau du riche émissaire.

— Sa Majesté… siffla l'invalide entre ses dents.

Il se crispa sur sa chariote. L'allure accélérée de son cœur lui donna chaud et ses yeux croisèrent ceux de Zelano, aussi abasourdi que lui. Que pouvait donc attendre le roi ? Le roi ! Der Ragascorn en personne le convoquait. Un vague malaise souleva la poitrine de Lénius : il aurait bientôt affaire à l'un de ses ennemis. Néanmoins, il demeurait pour l'heure à mille lieues de ses idées de revanche. S'y attarder restait au-dessus de ses forces : seul le motif de l'intérêt du monarque à son égard l'obsédait et tant que ce point ne serait éclairci, il ne saurait calculer rien d'autre.

Le notable approcha et l'examina. D'abord décontenancé, le visage de Lénius se tordit. Sa bouche grimaçante laissa voir au nouvel arrivant ses dents extravagantes. Le spectateur pouffa. Ses yeux s'arrêtèrent sur les mains cabossées qui jaillissaient de ce fantaisiste tas d’oripeaux sur roues.

— Eh eh eh, je gage par ma foi que le roi sera encore plus content de toi qu'il ne s'y attendait en te demandant ! gloussa-t-il aussitôt.

La gargouille se figea. Il venait de comprendre : le souverain devait vouloir un fou ! Lénius avait déjà entendu parler de ces gens difformes ou aliénés que les Grands s'attachaient, les achetant des fois, comme bouffons. Le rigide Der Ragascorn appartenait donc à cette frange de nobles friands de bizarreries, déduisit-il, surpris. Quelles raisons pouvaient gouverner une telle attirance ? Aucun son ne put sortir de la bouche grotesque. La nouvelle dépassait les mots. Lénius préféra se calmer et se contraindre à ne rien dire pour le moment. Il perdait ses moyens, chose qui lui arrivait si rarement. Un caprice du dirigeant n'était ni plus ni moins qu'un ordre. Refuser lui attirerait un malheur à côté duquel celui de devenir son amusement personnel ne serait rien.

Les commis chargèrent l'homme en fauteuil à l'arrière du véhicule. Le livreur royal remonta dans son carrosse et donna l'impulsion du départ. D'un signe de main, Zelano dit « adieu » au résident qui s'éloignait. La tête de Lénius disparut derrière la fenêtre de la voiture : troublé, il ne prit pas la peine d'offrir le moindre sourire de remerciement à celui dont il n'avait plus besoin désormais.


¤ ¤ ¤


On conduisait le baladin à travers une enfilade de splendides pièces. À chaque immense porte ouverte, deux gardes tiraient les lourds battants, tandis qu'un huissier annonçait solennellement :

— Messire le Pourvoyeur des plaisirs royaux !

Les salles successives du palais, aussi vastes les unes que les autres, donnaient à voir une orgie de couleurs, de richesses, de lumières, à laquelle l'architecture offrait un ordre qui reflétait la politique de Der Ragascorn. Une impeccable symétrie agençait les gigantesques lustres de cristal, ainsi que les tableaux célébrant les prouesses du dirigeant. Lénius porta son attention sur quelques-uns.

Il découvrit une toile qui, accrochée au plus grand mur de l'un des salons, s'étendait du sol au plafond. Elle montrait Dieu le Père, assis au cœur de ses nuages à volutes, accompagné d'un cortège d'anges dont l'un remettait en main propre son sceptre au roi de Monbrina. Autour du souverain, des figures agenouillées tels les Mages aux pieds de l'Enfant Jésus déposaient pierres précieuses, épices et autres ressources des pays annexés. Plus loin, une fresque non moins frappante donnait un air d'Héraclès au monarque, qui arborait une peau de lion tombant jusqu'à terre. Derrière lui gisaient les monstres vaincus : hydre, oiseaux carnassiers, chien à trois têtes…

Lénius observait également le défilé de statues et de colonnes sagement disposées suivant le nombre d'Or. Des dizaines de miroirs, courant sur les deux côtés de couloirs entiers, lui renvoyaient son image hideuse comme une faute de goût au milieu de tant de magnificence. Mais ces ornements ne l'impressionnèrent pas outre-mesure, au même titre que les courtisans en tenues étincelantes qui déambulaient, secondés d'un cortège de domestiques. Lui-même jadis avait été habitué au luxe. Il sourit à cette parade. Comme il fallait en imposer ! Il croisait sur son passage des foules d'yeux qui le détaillaient avec étonnement ou curiosité, accompagnés de rictus, de ricanements, de grimaces dégoûtées. Au regard du palais, lourd sur ses épaules, il répondait pourtant par son air altier, détaché et rieur, ayant pris le temps de reconstituer son masque en deux heures d'un trajet silencieux.

Un huissier fit arrêter les visiteurs au pied d'un Silène de marbre, les invitant à patienter dans la Grande Salle où se tenaient de nombreux cercles de nobles. Ils semblaient attendre quelque événement et conversaient. On précisa à l'émissaire :

— Messire daignera patienter en ces lieux quelques instants.

Le réceptionniste tourna les talons, après qu'il eut louché sur l'invalide et décoché un hoquet. En moins d'une minute, il constitua la principale attraction. Les occupants de la place lui jetaient de lourds regards, le fixaient, y allaient de leurs commentaires. Une partie de cette auguste assistance l'approcha, l'entoura finalement, émoustillée par l'introduction de cette étrangeté.

Lénius balaya derrière ses vitres la ronde des spectateurs qui, sur leurs jambes, l'écrasaient des yeux. Ces faces de lune hésitaient entre gêne et excitation. Les dames affichaient des sourires grinçants, à peine voilés par leurs éventails. Le visage de l'homme roulant se durcit face à ces grimaces de gentillesse forcée ou de moquerie. Entre la pitié et le mépris, il se demandait sans cesse ce qui était le pire. Peste ou choléra ? Voilà que certaines femmes se baissaient niaisement vers lui, comme vers le bambin d'une voisine ou son animal de compagnie. Elles couinèrent :

— Doux Jésus… Le pauvre !

— Venez le voir, il en vaut la peine.

— Approchez un peu pour lui faire coucou, hu hu hu…

— Ciel ! Est-il ainsi depuis toujours ? intervint un seigneur.

L'individu ne l'interrogeait pas directement : il s'adressait au Pourvoyeur. L'invalide avait presque oublié, avec le temps, le goût amer de ces comportements. Il s'y était confronté durant ses premières semaines dans la rue, avant de forcer très vite la reconnaissance et l'admiration autrement qu'en tant qu'objet difforme, donc idiot. Il allait devoir recommencer. Quelle contrainte que d'avoir à faire ses preuves à chaque fois ! Cela devenait un exercice éreintant.

Tandis que l'émissaire haussait les épaules à la question posée, Lénius prit la parole, non sans un gros effort pour se dompter :

— Oui, je suis infirme d'origine. Toutefois, vous savez, je parle parfaitement le bien-portant. Vous me pouvez causer directement, sans barrière de langue.

— Ha, ha, heureux de l'apprendre !

— Je te plains, gémissait une marquise. Le sort te fut d'une grande rigueur…

— À vous aussi, malheureuse Dame, rétorqua le nouveau venu, imitant son ton geignard. Non… Attendez… Ah, pardon, mes yeux étaient sales, ajouta-t-il en feignant d'essuyer ses bésicles. Hop ! Vous voici belle, conclut-il avant de lui tendre malicieusement son chiffon.

— Mais je n'ai point de verres, ânonna la noble, décontenancée.

— Quel corps ! s'exclamait-on à côté. La nature est cruelle ! Ou créative.

— Oh, ceci est une vraie pince !

— Et l'autre main, mon cher ! On jurerait un gros mollusque !

— Je puis toucher ? Eh eh eh, c'est tout drôle, gazouilla celui qui n'avait même pas attendu l'autorisation de Lénius pour le tâter.

— Moi aussi, permettez-moi de palper un peu !

— Laissez, mes amis. À la fin vous l'ennuyez, je le crains.

— Et qui sait : cela pourrait être contagieux…

— De quelle maison d'assistés viens-tu ? questionna une autre noble condescendant.

Quelle maison d'assistés ? L'infirme eut envie de lui cracher au visage qu'il tutoyait les plus éminents penseurs à travers ses lectures, qu'il connaissait le grec ancien et le latin. Et on ne savait imaginer les gens comme lui que dans ces instituts spécialisés !

Lénius ne répondit rien. On ne s'offusqua pas de son silence puisque, déjà, un membre du cercle remarquait en un entrain juvénile :

— Oh, je constate que tu as une lyre !

— Tiens, tiens ! On est donc musicien ! Ah quand même, c'est bien, le drôle !

Quel compliment empoisonné. Cruel. Involontairement sans doute. Mais non moins cruel. Ne pas mordre. Surtout, ne pas mordre.

Irrité, le baladin n'avait pas entendu un courtisan lui réclamer un morceau. Devant son absence de réaction, les spectateurs se contentaient de revenir, autour de lui, à leurs conversations. Il en profita pour décortiquer tout ce beau monde qui se targuait d'être plus valide que lui : ces Dames corsetées paraissaient ankylosées sous des robes à vertugadins (12) aussi larges que trois personnes. La quantité astronomique de cerceaux, de rubans, d'énormes perles plombait leurs mouvements. Cette femme-ci devait même utiliser un troussoir (13) pour s'accommoder, dans les escaliers, de ses jupons à lourde carcasse. Elle montait les marches d'un pas engourdi, armée de cette béquille.

Quant aux Seigneurs, ils aimaient se couvrir d'autant de bijoux que leurs consœurs. Non contents de fixer seulement le corps en attelle, ces gens mettaient un point d'honneur à s'enserrer le visage sous un plâtre peinturluré, et à l'immobiliser entre les gigantesques pans de collerettes qui les dévoraient. Les deux sexes et tous les âges se valaient en matière de masque. De quel art faisait preuve le quinquagénaire pour espérer se fondre dans le décor des minets qui l'accompagnaient ! Une mouche, du rouge à lèvres et, à son chapeau, une crête rehaussaient son teint fardé. Lénius refréna une grimace moqueuse : un cataplasme sur une jambe de bois ; sur un visage ridé en l'occurrence, encadré de boucles blondes. Qui cette prothèse dupait-elle ?

Les bésicles du musicien valsaient d'une coiffure à l'autre. Il y avait de quoi se perdre au milieu de la forêt agitée des crinières qui rivalisaient en complexité. Les plus modestes tombaient juste au-dessous des épaules. Lénius, égaré, porta sa grosse main à l'arrière de son cou bosselé où il effleura sa propre chevelure coupée courte. Sa tête commençait à tourner. Sans doute à cause de cette farandole de parfums, auxquels ses narines n'étaient plus habituées. Pris séparément, ces esprits de musc, de girofle, eaux de civette et autres recettes charmaient les sens. Leur réunion toutefois donnait une impression médicamenteuse. Piètre médicament d'ailleurs, contre les puissantes senteurs corporelles que tous ces gants et sachets odoriférants, placés partout sous les vêtements, tentaient de combattre. Quelle splendide bande de malades ! Il fallait croire qu'ici, cela s'appelait l'élégance.

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12- Ample armature à cerceaux attachée à la taille sous le costume féminin, pour faire gonfler la jupe en cloche.

13- Désigne à la fois une agrafe et une canne munie d'un crochet, toutes deux pour relever le bas des longues robes.

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