Chapitre VI. Par privilège royal - section 1/5
Juteuses transactions et poignées de mains s'enchaînaient autour de Tristan. Les pièces tintaient sans cesse, accompagnées d'un brouillage de voix. Le marché allait bon train. Radieux dans leurs robes aux couleurs vives, fruits, légumes et autres amères douceurs narguaient le larron depuis les étals qui défilaient. Il avait faim. Et ne possédait plus le moindre sou. Voilà une semaine qu'il ne trouvait rien à chaparder sans prendre de risque démesuré et que les citadins auprès desquels il mendiait refusaient la charité. Ignoré ici, chassé là, il traversait une nouvelle période de malchance où le donateur demeurait rare. Ne pouvait-il croiser encore une âme généreuse telles ces bourgeoises de la veille ? Et surtout, pas de concurrents comme ceux qui, en embuscade, s'étaient aussitôt appropriés l'aumône. Ses économies de dernier recours disparaissaient.
Tristan errait au milieu des rues animées. Son ventre criait aussi fort à ses oreilles que le brouhaha marchand et sa fatigue semblait dégouliner sur ses traits. De séduisantes odeurs lui ricanaient au nez. Tantale volontaire, il arpentait ce jardin des délices par calcul : il savait que ce marché, trop grouillant pour qu'un maraudeur attirât l'attention, lui offrirait d'accéder aisément aux denrées qui lui faisaient défaut. Décision prise – il recourrait à son activité illégale pour se remplir enfin l'estomac.
Le voleur repéra le présentoir d'un pâtissier devant lequel il pourrait passer, tout innocent, noyé par des dizaines de citadins. Il tirerait prestement une copieuse brioche du dessous de la pile et la cacherait entre ses cuisses, sous la veste posée sur ses jambes, alors que le vendeur servirait une cliente. Il inspira, révisa son opération, prit roues et courage à deux mains, s'élança. Ballotté par les pavés, Tristan rejoignit la cible et exécuta son plan. Le bras au tremblement maîtrisé se tendit. Coude, poignet, doigts se plièrent, ondulèrent, dansèrent comme la queue d'un félin entre les obstacles. Ils ramenèrent le gâteau puis revinrent aux roues, habiles et naturels. Le maraudeur attendit de se trouver loin pour goûter la victoire.
Baissant les yeux, il souleva l'habit râpé qui dissimulait sa prise et la saisit en jubilant. Le soulagement illumina les traits du garçon qui releva la tête. Il s'apprêtait à engloutir l'objet de son larcin lorsqu'il aperçut, à quelques coudées devant lui, trois maigres fillettes quémandant de la nourriture. Les citadins pressés ou embarrassés les ignoraient. En chacune d'elles, il vit les années de son enfance s'incarner. Si chair il y avait sur ces squelettes vivants. Empli de ce qu'il ne sut appeler révolte, compassion ou horreur pour ces fantômes d'un passé à conjurer, l'infirme ne put déguster la pitance dérobée presque sous leur nez. Il allait s'en détourner et manger plus loin mais trop tard : les gamines venaient de le repérer et ne le lâchaient pas des yeux, autant à cause de la brioche que du fauteuil qui les intriguait. Tristan s'arrêta. Deux des mômes demandaient l'aumône aux passants, cependant les pupilles enfoncées de la dernière persistaient. Elles le dévoraient.
Voici que la gosse venait à lui. Il voulut la chasser, et pourtant n'en eut pas le cœur une seconde. Le regard tâtonnant ici et là en quête d'une solution, Tristan se raccrocha à la belle manœuvre qu'il venait de réussir au marché – résultat d'années d'entraînement à manier son corps comme une lame ou le fil souple et invisible d'une canne à pêche. Personne ne l'avait repéré. Il retournerait se servir sur les étals, assez prisés pour que son geste passe une nouvelle fois inaperçu.
Tristan approcha de la gamine, lui tendit la pâtisserie et un sourire crispé par ses souvenirs ravivés. Il vit une cassure d'incrédulité fendre sa joue grisâtre, mais disparaître aussitôt. L'enfant sautilla et afficha une mine plus joyeuse encore que ses yeux illuminés, avant de filer vers ses aînées auxquelles elle donna la gourmandise à partager. Déjà, l'adolescent s'éloignait. La petite poussa un "Hé !" qui le fit freiner et se retourner. Elle le remercia d'un rapide signe de main lui envoyant un baiser, auquel il répondit d'un clin d’œil.
De retour au commerce, il localisa une échoppe de pommes relativement faciles d'accès. Il s'élança, s'assura que le tenancier était occupé, tira un filet de reinettes. Un sourire commença à éclore sur ses lèvres, jusqu'à ce qu'un pavé plus haut et branlant lui arrache un gémissement d'effroi. Il ne l'avait pas vu ! Sa chariote venait de buter, près de tomber à la renverse. Il parvint à éviter la chute en s'agrippant à un pilier, cependant quelques fruits se répandaient à terre. Les vendeurs s'en aperçurent, attirés par le bruit du choc sur la triste pierre. Il s'éclipsa, tremblant.
— Au voleur ! Au voleur ! Arrêtez-le ! hurla l'homme après lui.
Le cœur de Tristan cognait à tout rompre. Trempé de sueur, il roulait aussi vite que possible à travers une rue à peu près carrossable, aux pavés moins volumineux. Le maraudeur haletait et se faisait mal tant il mettait dans sa fuite plus d'efforts que son corps n'en supportait. Il ravala un filet de salive : s'il s'était contenté de manger sa brioche… Il déguerpissait sans relâche, les muscles de ses bras bandés, essoufflé. Entre deux impulsions d'épaules à se les déboîter, le garçon trouva la force de tourner la tête et d'inspecter ses arrières : ayant confié l'étal à sa femme, le marchand s'était lancé dans sa traque à la suite de quatre passants qui prenaient le larron en chasse. Celui-ci filait, mais la fatigue vint le ralentir. Éreinté, il luttait pour élancer toujours son véhicule en avant. Il grogna. Scruta à nouveau les attaquants sur ses traces. Ils grignotaient trop vite la distance qui les séparaient de lui. Tristan laissa échapper un cri et des larmes mêlées à sa transpiration.
Les insultes et le vacarme étaient maintenant très proches. Ses ultimes ressources ne suffisaient plus. Sa tête tournait. Au fil des rues, les curieux qui voyaient ce possédé prendre le large se mêlèrent aux poursuivants. Il crut que son cœur lâcherait bientôt. Happé par la rage du désespoir, il donna encore un pauvre tour de roue à mi-chemin d'un étroit passage. Trop tard. Il fut tiré en arrière par une main ferme qui venait d'empoigner le col de son sarrau troué. Dans un râle étranglé, le vagabond se débattit. Il eut foi, un court instant, en sa souplesse et espéra pouvoir tirer les lames dont il jouait si bien. Blesser les traqueurs pour s'enfuir. Mais ils étaient trop nombreux. On lui attacha les bras dans le dos, tandis que le commerçant récupérait le reste de ses pommes. Il se campa face au maraudeur, le gifla et le prit à la gorge, qu'il serra en crachant :
— Misérable, va ! Je m'en vais chercher un sergent qui t'apprendra…
— Non… pas ça, articula Tristan d'une voix frêle. Pardon… J'ai… faim.
— Et tu crois que c'est-y là raison valable, hein ? intervint une poursuivante. Travaille, fi !
— Ayez pitié… Je… le referai plus, essaya le chapardeur sans trouver mieux.
— Ouais, bien sûr ! Y r'commencent tous tant qu'y sont pas punis. Et encore.
— Va ! Deux jours au pilori et une oreille tranchée, ça te calmera, vermine, ajouta un autre citadin alors que l'infirme épouvanté se débattait et pleurait.
— À moins que ma bourse ne vous calme vous, intervint une élégante voix masculine.
L'ensemble des regards se tourna, comme des girouettes prises par la même rafale, vers celui qui osait se manifester. Les bouches s'arrondirent, certaines poussant un cri surpris. Tristan écarquilla les yeux, ses sourcils cassés par de nombreuses questions devant la gargouille en chair et en os qui toisait le groupe gêné. Cet individu en fauteuil, qu'il apercevait souvent de loin, venait de surgir tel un bon diable. Il portait des habits salis, mais qui jadis devaient être aussi distingués que sa posture pourtant tordue. D'un geste dégagé, l'énergumène présenta une bourse aux gardes du voleur.
— Quarante rilchs en échange de la liberté pour ce garçon. Qu'en dites-vous ?
Les chasseurs interloqués se renvoyaient des expressions penaudes. Ils ne savaient quoi penser, quoi faire, bien que leurs pupilles léchaient l'aumônière garnie de pièces. Le visage comme las de cet hypocrite silence hésitant ou déconcerté, l'élégant reprit :
— Jamais fruits ne vous auront rapporté aussi gros !
— Eh… Tu essaies de nous acheter, toi ? grommela le vendeur qui, comprit Tristan presque amusé, voulait se donner bonne conscience par ce piètre et court jeu de morale. On est honnêtes. Et c'te saleté d'chapardeur doit être punie.
— Oh, point de manières ! insista le sauveur. On achète bien des indulgences au Très-Haut lui-même auprès de ses ministres. Et à prix moindre que quarante rilchs, hé hé. Votre pardon serait-il encore plus cher ? Péché d'orgueil !
Les citadins restaient pantois, les uns gênés, les autres choqués par ces piques irrévérencieuses. La respiration suspendue de Tristan trahissait autant sa surprise devant ces références aux cyniques exploitations de la divinité, que son espoir d'être délivré. Il ne put s'empêcher de sourire et fixa avec fascination l'invalide à la langue affûtée. Finalement le marchand, trop attiré par la somme, lança :
— Ouais, d'accord, donne ! Mais ça reste entre nous, le drôle.
— Bien entendu, Sieur. Tenez donc !
Le libérateur jeta sa bourse que la femme attrapa au vol, salivant des yeux devant l'aumônière aussi gonflée que sa face. Les acolytes relâchèrent Tristan, dont le souffle renaissait enfin, et le poussèrent sur le côté avec mépris. Il regarda le groupe s'éloigner en se partageant les pièces. Il croyait à peine à sa chance inouïe et, tout secoué, demeura ailleurs une poignée de secondes.
Lorsque le voleur entendit l'autre voiture s'en retourner, il retomba au cœur de la réalité, remonta sur son épaule un pan de son habit déchiré et pivota dans la direction de son allié. Il s'inclina bas.
— Oh… Monsieur, je suis votre serviteur, souffla-t-il humblement.
— Eh, et puis quoi encore ! Va, ce n'est pas grand-chose.
— Comment est-ce que j'peux vous remercier, Monsieur ? insistait le garçon.
— Arrête. Tu et Lénius m'iront fort bien. Et toi, quel est ton nom ?
— Je m'appelle Tristan, Mons… Lénius, dit-il, timide, en se redressant.
— Eh bien Tristan, salutations ! Veux-tu faire avec moi un bout de chemin ? Tu dois être affamé ! Ah, voilà ! Je n'ai pas tout donné à ces idiots, se réjouit l'élégant – il ressemblait à un prince victime d'une malédiction – en fouillant dans sa poche pour en sortir des piécettes. Prenons-nous donc un petit en-cas.
— Oh oui ! Merci ! lâcha le larron, rayonnant au proche soulagement de son estomac, avec une pointe d'embarras dans ses mains fines qu'il faisait craquer.
Le regard toujours baissé, un sourire gagna néanmoins son visage. Cette rencontre valait bien une brioche, sans doute. Ils roulèrent un moment l'un près de l'autre. Au bout d'un silence trop gênant, l'adolescent encore mal à l'aise demanda doucement :
— Pourquoi vous m'avez… Pourquoi tu m'as secouru ?
— Je chantais là-bas, sur la rue Sainte Foy, quand je t'ai vu filer épouvanté, à toute allure. Disons qu'ensuite, ce fut la curiosité. L'envie d'aider un semblable a fait le reste, précisa le sauveur, ironique et lançant un clin d'œil taquin.
Le tandem passa devant le marché où Tristan repéra ses chasseurs, revenus à leurs affaires. Trop heureux de leur aubaine, ils n'avaient pas signalé l'invalide à un sergent. Le groupe semblait même ne parler à personne de son aventure : une image honorable à conserver et que le voleur relâché contre une bourse aurait ternie. Parfait. Le duo, paré de sourires complices, poursuivit sa route.
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Un coq chanta. Tristan ouvrit les yeux. Il bâilla et se frotta les paupières avant de souffler sur ses mains jusqu'à les réchauffer assez. La nuit se terminait dans le taudis à l'abandon déniché par l'infirme, qui eut l'avantage de le protéger du froid d'automne. En boule, emmitouflé le mieux possible dans ses guenilles, il avait bien dormi malgré un vent sifflant et un rêve agité. Par réflexe, il porta sa main au fond de ses hauts-de-chausses. Au moins, il ne trouva pas ce matin son habit humide, maculé des changements de ce corps masculin qu'il tentait d'apprivoiser. Une énième fois, il regretta de ne pouvoir apprécier les fréquentes poussées blanchâtres qui venaient le rappeler à lui. Les pensées liées à ce trouble le quittèrent rapidement ce jour-là : d'autres traces tachaient la nuit écoulée.
Les bras et le dos occupés à quelques étirements, il replongea dans la mésaventure à l'origine de sa rencontre avec Lénius, qui lui était revenue en songe et que sa mémoire s'oublia à reconstituer. Résultat de ses inquiétudes pour son ami, depuis l’arrestation toujours aussi pesante. Plus de deux mois sans nouvelles. Tristan se sentait encore coupable et redevable. Comme il donnerait cher pour aider celui qu'il avait écouté de loin pendant un an, sans oser lui parler avant cette fois où son secours lui avait épargné une cruelle sanction ! Le garçon priait pour que Lénius allât bien. Sa capture était-elle due à sa prestation lors du triomphe, ou à ce que suggérait son beau fauteuil ? Où se trouvait-il ? Vivant ? Des citadins, amis du musicien ou spectateurs habitués, étaient venus poser ces mêmes questions à Tristan, non sans préciser qu'en l'absence de la vedette, la capitale leur paraissait bien terne. Chacune d'elles piquait le cœur du vagabond qui ne pouvait rien répondre.
Au son d'une cloche qui au loin annonçait l'Angélus, il quitta ses pensées et entreprit de se rendre présentable pour participer à la louée, comme à chaque Saint-Martin. Il espérait toujours qu'un artisan ou un agriculteur l'y embauche, prêt à accepter de rudes besognes piètrement payées. Ne plus mendier. Ni voler. La pitié le répugnait même davantage que l'illégalité, aussi risquée fût-elle. L'invalide persévérait, saisissait chaque opportunité, toquait à la porte de chaque atelier, de chaque boutique susceptible de vouloir accueillir deux bras utiles. Il fit une rapide toilette grâce à de l'eau achetée à un porteur pour l'occasion, ordonna ses cheveux et passa un épi de blé dans un trou de sa veste : signe des hommes candidats à l'emploi, bien visible sur son buste. Il partit.
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