Chapitre VII. Sortie du gouffre - section 1/5

9 minutes de lecture

Le cœur battant, plein de détermination, Jérémie gagnait le cabinet du Maître d'Hôtel. Ses grands yeux se délectaient du paysage qui apparaissait par les fenêtres du long couloir : le soleil éclairait d'une timide lueur matinale la ville s'étirant à l'infini. Plusieurs clochers aussi fins que des aiguilles venaient piquer l'horizon. Il connaissait par cœur ce tableau, mais aimait toujours autant les teintes ambrées de l'aube qui doraient même les misérables quartiers. Au loin, les montagnes s'esquissaient par touches vaporeuses. L'esclave leur sourit. Si l'étude qu'il avait commencé à fouiller lors de ses précédents passages contenait de fructueux renseignements, s'il en usait avec habileté, bientôt il serait dehors. Fugace comme ces massifs qui paraissaient flotter, libres au-dessus des nuages, sans entrave pour les river au sol. Le fils Torrès fixait avec envie ces tours naturelles, si légères que le ciel semblait les traverser, et pourtant inébranlables. Elles se tenaient en cordée. S'il réussissait à fuir cette prison, lui aussi retrouverait ses proches. Il ferait tout pour rapiécer sa famille – à commencer par son père, acheté par un noble de la ville.

Un duc, se rappelait-t-il. Il n'avait malheureusement pu prêter attention à l'identité du client. Peu importait, le garçon la découvrirait. La difficulté ne serait pas tant de pister ce Grand que de lui enlever un esclave. Pourtant, un élan d'optimisme envahit Jérémie et il ne songea guère plus longtemps à la meilleure façon de rechercher Fabrice. Une chose après l'autre et ici, rien ne l'avait aidé à localiser son père : nulle carte à sa disposition et tendre l'oreille auprès des maîtres, gouvernantes ou précepteurs au détour d'un couloir, à l'affût d'informations quant à la situation du domaine de ce duc, était resté vain.


Jérémie se tenait devant l'office de l'intendant. Il y pénétra, encombré par son seau et ses outils d'entretien, qu'il posa dans un coin avant de fermer la porte. L'esclave se dirigea vers le bureau. Ses doigts tremblants ouvrirent les pochettes puis les tiroirs pas encore inspectés lors des précédentes fouilles. Il ne consacrait à ces recherches que quelques minutes par venue, soucieux de ne prendre aucun retard. Une inspection fructueuse avait déjà compensé des premiers essais demeurés sans succès : ainsi connaissait-il les cartes du domaine et l'agencement des ailes où ses tâches ne le conduisaient jamais, tandis que d'autres fois, il n'avait déniché que la liste des officieux(18), des comptes ou contrats. Autant d'éléments inutiles à son projet. Ce jour-là, les calendriers des tâches s'enchaînaient sous son regard. Jadis submergé par l'envie de tout prospecter au hasard, tant il ne savait par où commencer, il étalait désormais méthodiquement les pochettes sur le plan de travail.

Soudain, il s'arrêta net. Un grincement de parquet lui noua le ventre et les mains, froissant le papier qu'elles tenaient. Pris dans une vague de chaleur, il leva le visage en direction de l'entrée. Il ne pouvait s'empêcher de craindre un incident malgré ses précautions, guettait le moindre bruit et gardait à l'esprit l'obligation de conserver assez de temps pour tout remettre en ordre. Il savait qu'à la plus infime négligence ou étrangeté après son ménage, il serait puni et suspecté à l'avenir. La menace cependant sembla s'éloigner aussi vite qu'elle avait surgi.


Jérémie fit craquer ses doigts puis reporta les yeux sur les pochettes ouvertes devant lui. Le fil de sa logique le poussait à chercher un détail précis, forcément caché dans ce cabinet. La clé de voûte de l'opération qu'il révisait, tandis qu'il effeuillait les documents. Suivant ses calculs établis à partir des cartes minutieusement compulsées pendant deux séances de nettoyage, il parcourut en imagination le chemin le plus bref qui le conduirait sur les toits du château. Happé par le flux galopant de ses idées, il s'oublia à délaisser l'office pour voir ses pas s'aligner sur les plans mémorisés, emprunter l'escalier à double hélice du bâtiment central, gagner le troisième étage, rejoindre le fond de l'aile gauche, traverser un couloir retiré, puis un autre, et monter de nouvelles marches. Mais l'esclave s'était efforcé d'apprendre des alternatives à cette route principale, afin de parer le moindre imprévu : son trajet ne serait pas le même selon l'heure à laquelle il s'élancerait. Sur le quadrillage gravé en son esprit, il s'en était dessiné plusieurs qui prenaient en compte le déroulé des journées des employés et autres infâmes, déduits de ses observations. Ne croiser personne. Des branches jaillissaient de ce tronc qui rejoignait les sommets.

Oui, le toit représentait sa case de sortie. La cour et les jardins ne pouvaient être traversés sans se trouver aussitôt mis en échec par un employé ou l'un de ces nombreux individus qui y passaient à toute heure. Ou presque : la nuit laissait le champ d'action quasiment désert. C'étaient toutefois les gardes qui constituaient alors un évident obstacle. Et surtout, la fosse aux esclaves se voyait chaque soir soumise à l'œil d'aigle d'une sentinelle. Jérémie renâcla : de toute façon, un portail ceinturait le domaine. Il fallait s'y attaquer par les hauteurs plutôt qu'à la base. Seuls les toits le permettaient. Le garçon grogna entre ses dents. Impossible d'y grimper : il serait repéré et les murs ne s'y prêtaient guère. Une surveillance permanente sécurisait les portes du château, même les petites consacrées aux domestiques et au livreur. Cependant Jérémie tenait enfin un itinéraire, il connaissait l'accès par lequel ramoneurs et hommes d'entretien se rendaient là-haut. Mais ce passage devait rester interdit à tous les esclaves. Presque tous, espéra-t-il bouillonnant, dans un demi-sourire.


Le cri d'une horloge l'expulsa du monde des idées, le rejeta au milieu de l'antre sombre – et de la crainte d'une intrusion. Il s'était égaré. Maudites pensées à mille branches ! Ses recherches le rappelaient. Ses doigts écartèrent les plans déjà connus, s'emparèrent d'une autre pochette et poursuivirent leur quête, jusqu'à saisir un énième feuillet. Il humecta sa lèvre. À la lecture de ce papier, une vive émotion parcourut comme une sève les membres du garçon. Ses pouces tremblaient sur la pièce manquante, enfin là ! Le document fournissait le code de la porte verrouillée qui, au troisième étage, débouchait sur les toits : l'ultime sécurité, si un esclave approchait du passage retiré. Jérémie ignorait l'existence de ce mécanisme avant qu'un curieux symbole sur la carte ne lui eût laissé déduire que l'issue réclamait un autre moyen qu'une clé. Un trousseau de passes pouvait se voler, une combinaison devait se déchiffrer pour être retenue ; il l'avait vite compris. Aussi un employé lettré accompagnait-il les officieux jusqu'aux hauteurs si protégées.

L'adolescent posa la feuille et leva au ciel ses yeux où dansait une lueur rieuse. Il laissa l'heure, la corvée et toute autre réalité s'évanouir autour de sa personne légère. Bénie soit sa mère pour son inestimable cadeau ! Jamais les maîtres ne soupçonneraient le privilège de l'instruction chez une de leurs marchandises humaines – toujours prises parmi les plus pauvres, d'après les discours entendus.

Un sourire aux lèvres, Jérémie s'attaqua à l'ultime obstacle : la clôture aux pointes acérées, qui entourait le domaine. Au sud, le bataillon de barreaux entourait les immenses jardins qui se déployaient derrière le château. Au nord, en revanche, il se trouvait tout près des murs. Il faudrait manœuvrer à cet endroit-là.

Manœuvrer : comment ? Oh, il y avait déjà réfléchi. Se rejouer une énième fois les détails de son stratagème le rassurait tant bien que mal. Lui apparut alors cette modeste aile latérale du château, un pan qui ne possédait que deux étages et dépassait donc seulement de peu la hauteur des grilles. Jérémie évoluerait sur les toits pour gagner ce poste. Là, il pourrait atteindre avec les pieds la large tige transversale reliant les barreaux entre eux, juste avant les pointes. Une petite distance séparait la clôture et ce bâtiment, quand les autres excroissances du domaine en étaient trop éloignées.

Il sentit sa gorge se serrer à l'idée d'une manœuvre aussi dangereuse. Il n'était pas équilibriste, ni même bien habile. Pourtant, aucune autre solution ne s'offrait à lui. Un esclave qui entrait ici n'en sortait que pour rejoindre la fosse commune. Il franchirait cette grille. Des gardes y faisaient des rondes, mais un point pouvait demeurer hors de vigilance pendant un bref moment, après le passage d'un agent et avant l'arrivée d'un autre. Des importuns errant vers la bâtisse, à l'extérieur de la cité, ne seraient plus à craindre à une heure tardive. Jérémie opta ainsi pour se plonger dans son action lorsque sonneraient les complies. Il n'aurait qu'un moment pour tout accomplir.


Enfin, il rangea chaque document à sa place. Il les avait gravées sans peine dans sa mémoire, avec autant de précision que le contenu même desdits papiers. L'espoir en un début de victoire étira ses lèvres, sans parvenir toutefois à les irradier : ses craintes pointaient à nouveau avec le cliquetis d'une chaîne qui s'élevait au-dehors – la porte de l'écurie qu'on refermait. Pourtant, la fièvre de ses pensées le tenait encore. Paupières closes, il expira, cherchant à garder la tête froide.

L'esclave devait réfléchir maintenant à la date propice. Mais pour l'heure, il conjura l'angoisse en rêvant de retrouvailles. Il préférait ne pas imaginer à quoi ressemblerait son père, probablement amaigri, usé par les mois, voire les années qui seraient nécessaires à le délivrer. À moins qu'il ne soit la propriété d'un notable grâce auquel les traces de la servitude seraient moindres ; un homme au bon cœur, ou assez intelligent pour comprendre la rentabilité d'un outil bien entretenu. Jérémie revit le visage serein de Fabrice. Par réflexe et malgré la cage qui lui corsetait douloureusement les tripes, il fit quelques pas feutrés vers le nécessaire à ménage et, inconsciemment, tendit les mains jusqu'à se saisir du balai. Elles se resserrèrent autour du manche. Il se rêva étreignant son père.


Soudain, au contact du bois dont une écharde lui cloua la paume, la besogne se rappela à son esprit. Il cilla à la douleur, rouvrit les yeux. Jérémie demeura concentré sur la pointe, comme sur les menaces qu'elle symbolisait et, enfin, nettoya la pièce au plus vite, conscient de son retard. Il sua, s'épuisa et se promit d'agir de même sur la fin de la matinée jusqu'à éponger le temps qui avait fui.

Le fils Torrès ferma l'étude du Maître d'Hôtel et courut ranger ses outils. Il fila procéder aux travaux suivants : enlever les étrons des couloirs, vidanger et récurer les chaises percées des salons. Ses mains besogneuses effectuaient leurs corvées mécaniquement, laissant l'esprit aspiré par son projet. Il frémissait d'impatience autant qu'il redoutait cette tentative, et n'osait penser à ce qui l'attendait en cas d'échec. Non. Les choses iraient comme prévu. Il quitterait cet endroit. Jérémie en oublia jusqu'au dégoût que lui inspiraient d'ordinaire ses tâches exécrables.


Agenouillé devant un siège d'aisance, il frottait avec énergie. Ses bras cessèrent leur mouvement sous le coup d'une interrogation qui venait de le happer. Devait-il partager ses découvertes à ses compagnons ? Il permettrait à Toshan et Leïù de s'enfuir aussi ! Le garçon sourit à la perspective de leur offrir cette aide. Pourtant, ce bonheur s'écroula vite : les serviteurs pouvaient parler dans la journée, mais sous l'œil d'un employé. Ou pire encore : sous celui que certains esclaves posaient sur leurs camarades, en gardiens de leurs propres chaînes, tentés de rapporter une bévue condamnable. Impossible de se confier. Les seuls moments propices à une discussion sans écoute des supérieurs étaient celui de la rapide toilette, du repas, et celui du coucher. Toutefois pour l'adolescent, révéler son plan signifiait : dévoiler son instruction. Il ne voulait plus revivre ces malaises à l'égard de sa différence. Or le soir et lorsqu'ils se lavaient, les quinze esclaves se tenaient trop près les uns des autres. Jérémie ne pourrait causer à ses amis sans que le reste du groupe n'entende. Cela revenait à se livrer à ceux qui, faute d'oser tenter l'évasion, ne se priveraient pas d'avertir le maître de ses propos. Bétris, Traex et Estheban étaient à l'affût, constamment prêts à ces bassesses ou à quoi que ce fût en vue d'une amélioration de leur quotidien misérable, trop peureux pour songer à s'en extirper. La peste d'eux ! Jérémie cracha dans la cuvette. Ces lâches compromettraient non seulement son projet, mais ruineraient la moindre possibilité pour Toshan et Leïù. Il valait mieux garder le secret. Décision égoïste. Cependant il n'avait pas le choix. Après un soupir, il courba la tête, triste. Si par un divin hasard il venait à se trouver seul avec la demoiselle ou l'homme, il leur transmettrait ses découvertes. Juré ! Ses deux pairs et amis ne le trahiraient pas.


______________________________________


(18) - Terme ancien : ensemble des domestiques et employés d'une demeure.

Annotations

Vous aimez lire DameMoria ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0