Chapitre VII. Sortie du gouffre - section 3/5

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Ce ne fut qu'après une cavalcade menée au hasard sous le coup de l'excitation, se cachant quand de rares silhouettes approchaient, que l'adolescent prit conscience de sa fatigue grandissante et de son errance absurde. Perdu au cœur de ce gigantesque labyrinthe, il ralentit. Ses blessures qui lui brûlaient la peau se rappelèrent à son souvenir. Pourtant, il n'y accorda pas d'importance. Faute de carte ayant pu l'aider, la priorité était désormais de décoder les rues. De massives bâtisses le cernaient. Des spectres glissaient le long des murs, parlaient bas. Des roues noires cahotaient sur les pavés. Toute la vie de la cité suivait un rythme plus discret mais non moins important sous la lune. Le garçon se sentit rassuré par cette lumière égale pour tous.

Cependant autour de lui, chaque bruit l'inquiétait. La tête lui tourna. Les pavés luisants défilaient sous ses pieds pressés. À gauche comme à droite, taudis, riches maisons et édifices publics s'enchaînaient pêle-mêle. Les briques se déroulaient indéfiniment. Les marcheurs croisés sur chaque versant des venelles semblaient heureusement ne pas prêter attention au fuyard, qui courait autant que possible d'une cachette à une autre. Terré au fond de ses refuges successifs, impressionné par les mouvements et les parois de la fourmilière, Jérémie commençait à sentir ses côtes oppressées. Il fixa le ciel abyssal jusqu'où poussaient les plus importantes constructions. Il se croyait avalé. Profitant des quelques secondes où la voie semblait libre, il quittait son terrier, chancelant mais encore alerte, dérivait et s'arrêtait parfois brutalement lorsqu'un animal errant le surprenait en passant devant lui.

Au sol, le fils Torrès sentait des déchets, des excréments et des flaques de sang, qu'il évitait tant bien que mal. Les relents pestilentiels de ces rues lui pesaient à l'estomac autant que l'anxiété croissante après l'euphorie. Le trouble revenait grignoter l'esclave, seul dans cet amas sans borne de bâtisses et d'êtres inconnus sur lesquels l'oppressante atmosphère nocturne soufflait. Où aller ? Comment survivre ?

— Séparons-nous. Doit pas se planquer encore trop loin. Allez, on le trouve !

Ces cris le firent sursauter. L'assommèrent. On avait dû – déjà ! – le chercher au château. Monthoux s'était empressé de lancer une poignée d'employés à sa poursuite, ou à la recherche d'une patrouille de sergents à qui le signaler. Il serra les dents, rentra la tête dans ses épaules, se plaqua contre un mur et découvrit une cohorte d'ombres aux pas et gestes prestes, aux regards inquisiteurs, clairement affairées à le remettre aux fers. Son souffle se troubla. Il y avait des employés du domaine noble, des gendarmes, mais aussi beaucoup de citadins aussitôt enrôlés.

L'adolescent maîtrisa au mieux sa terreur. Il calma sa respiration et se remit à courir, à perdre haleine. Peu importait où. Le plus loin possible malgré sa douleur. Ses membres tremblaient. Son regard supplia le ciel. Il s'engouffra dans un passage, puis dans un autre, avant de continuer à se ruer en tous sens, ne sachant plus s'il avait déjà traversé l'endroit qui se présentait à ses yeux. Le labyrinthe le dévorait et se jouait de lui. Des édifices en cordée s'avançaient et ouvraient la gueule pour l'arrêter, le retenir, l'écraser. Paniqué, il pivota et découvrit des fenêtres éclairées à la bougie, tels des yeux luisants qui l'épiaient. Son cœur battait à tout rompre. Il se retourna et aperçut face à lui une arcade fissurée, pareille à l'entrée d'un piège. Jérémie, seul entre les griffes d'un immense étau, fuyait à l'instinct, s'accroupissait, rampait, se relevait, bousculait des passants, filait.

— Arrête, esclave ! hurla une femme de chambre surgissant devant lui.

Il ne put retenir un cri d'horreur. Affolé à l'idée de retomber entre les serres des nobles, il céda à son impulsion et fondit sur la domestique, qui se débattit. Il l’accola contre un mur.

— À moi ! À…

— Non ! Non ! Taisez-vous ! haletait le fauve en tirant son couteau volé.

Comme fou, il jeta l'arme, effrayé par son geste. Mais il plaqua aussi sec une main tremblante à la bouche de l'employée qui résistait, luttait, grognait. Le robuste garçon comprit qu'elle allait encore appeler. Il ne se sentit pas étouffer en lui ses restes de sentiments. Dans un long râle vibrant de démence, il attrapa sa tête, la serra entre ses paumes et la cogna contre les briques avec une rudesse jamais atteinte. Un craquement. Le crâne strié d'une légère ouverture, la victime s'écroula sous les yeux du fuyard, d'abord vides puis en larmes. Recul. Frisson de bout en bout.

— Oh… Qu'est-ce que… Qu'est-ce que j'ai fait…

Livide, Jérémie s'agenouilla auprès de la femme et porta les doigts à sa plaie. Ciel… Comment réparer ? Lorsque les cavernes de ses yeux croisèrent ceux de sa victime, devenus deux antres plus terrifiantes encore que les siennes, exorbitées et tranchantes comme une faux, il se statufia. La mort pénétrait sa peau, galopait dans ses membres. Il ne trouvait plus la force de se détourner des pupilles au vide hypnotique. Un miroir de son horreur. Son corps n'existait plus, seuls les coups obsédants d'un effroi glacial frappaient son crâne. Il demeura hagard. Il fallut des pas et des éclats de voix pour lui rendre le souffle. L'esclave hésita puis se redressa avant de se traîner en mort-vivant dans la première rue s'offrant à lui. Ses débris de pensées ne se focalisaient plus que sur les poursuivants, mêlés aux premiers coups du tonnerre et au cliquetis de la pluie. Il se rua en avant. L'orage gronda.

Trempé, Jérémie déboucha sur une place effroyablement vide et imprégnée de nuit. Un éclair l'aveugla une fraction de seconde. Il se laissa tétaniser par la vision fulgurante d'une cage au milieu de cet endroit sinistre. Une cage où gisait un cadavre qui faisait le bonheur de corbeaux. Quelque criminel torturé et exposé là. L'esclave lutta contre un pénible haut-le-cœur. Retenant ses larmes, il fit demi-tour et s'engagea au pas de course dans cent directions désarticulées. Il frémissait par à-coups d'horreur et de froid. Sa voix rauque bredouilla obsessionnellement :

— Papa… Papa… On va se retrouver, Papa…

Il s'immobilisa à la vue de deux sergents à cheval, sans doute prévenus par les traqueurs. Il fit demi-tour, emprunta une allée voisine avant qu'ils ne le repèrent et courut de plus belle. Mais une patrouille de nuit approchait maintenant à pied, juste en face de lui. Pris en tenaille, Jérémie serra les poings, pria pour se tirer de l'impasse et, porté par le sentiment qu'une grande ville lui permettrait bien de se cacher, il suivit l'instinct qui le poussa à s'échapper par le sommet des maisons. L'attirance des hauteurs et l'issue qu'elles offraient lui rendirent un fond d'espoir.

Aidé de briques cette fois-ci grossières, il put grimper et fuir sur les toits. Son corps obéissait à des automatismes de survie sans que son esprit, resté enterré dans le regard de cette femme, n'ait conscience de ses gestes. Ses mains osseuses escaladaient, ses jambes arquées se baissaient, ses épaules se tordaient – il n'était plus qu'un animal fou, suant, grognant, tournant ici et là son visage effaré alors que les cris des citadins réveillés par l'agitation battaient ses oreilles. Suffoquant et lourd de pluie, il avança furieusement, se blessa les pieds. Tout se précipitait. Coups d'yeux paniqués.

En contrebas, les agents se déployaient. Les flots battants ne facilitaient pas la tâche à ses doigts sur les poutres et tuiles glissantes. En haut, le déluge. En bas, les insultes et les lances qui le suivaient. Les murs défilaient, se resserraient de chaque côté. Souffle coupé. Sous ses talons meurtris, tremblants de froid, une frêle charpente dégoulinante.

La fatigue le sonnait. Ça se brouilla, ça s'effondra devant ses pupilles. Il crut à une énième impression. C'était faux. Poursuivre. Encore. Il plissa les paupières, secoua frénétiquement la tête pour chasser le mirage. Pourtant, il se sentait glisser et rouler, comme aspiré. Il délirait. Juste une sensation. Le vide, le cœur qui se décrochait, les bruits qui s'assourdissaient, mais sous ses mains et talons… plus rien ?

En boule, dans un râle de douleur et une vague de fièvre, il rouvrit péniblement les yeux pour se découvrir sur le pavé inondé, cerné de quatre silhouettes telles des géants. Il comprit. Sa chute. Le groupe armé attiré aussitôt. Le fuyard cerné. Recroquevillée et épuisée, la proie se laissa capturer presque sans nouvelle tentative de défense. Il n'envoya que quelques faibles coups quand un soldat tira sur sa tunique, pour vérifier à son épaule qu'il s'agissait bien dudit esclave. Celui-ci ne put que sangloter tandis que les agents l'enchaînaient avec rudesse, sous les yeux de bourgeois en robe de chambre aux fenêtres. Jérémie tenait à peine sur ses jambes, les gardes le portaient. Malgré sa vue brouillée par la pluie et les larmes creusant ses joues, il découvrit le reste de la troupe de chasse en approche. Et la femme… Sa victime… Était-ce elle ? Oui, son regard. Vivant. Un brigadier la soutenait tandis qu'elle marchait faiblement, la main à sa blessure. Il écarquilla les yeux.

— C'est… cet esclave, oui… Il m'a assommée, articula-t-elle, hagarde.

L'accusé se sentit soulagé et hors du monde : il ne l'avait pas tuée. Il ne voulait pas. La tristesse avec laquelle il la dévisagea parla pour lui. Sauve. Dieu merci. Pourtant la hantise demeurait. Jérémie se détourna pour lui échapper. En vain. Mort à nouveau. Un sergent prit l'employée sur son cheval et la reconduisit au château, escorté des autres officieux, après qu'un valet ait adressé quelques mots au chef de la patrouille. Il avança, désigna le coupable menotté et ordonna :


— Monsieur le comte de Monthoux nous commande de le garder cette nuit, d'appliquer demain la sanction adéquate puis de le lui ramener. En avant. Marche.


Ils traînèrent Jérémie sans douceur jusqu'au poste, heureusement pas trop loin.


¤ ¤

¤


Terrorisé, le garçon se tenait ramassé contre un mur, poignets et chevilles enchaînés au fond du cachot où il gisait en compagnie d'autres malfaiteurs. Sa nuit sans sommeil n'avait été que profonde angoisse. Un meurtre. Il avait failli commettre un meurtre. L'image du corps inerte le hantait. La trace du sang sur le mur le blessait. La violence de son bras au couteau, les tenailles de ses mains. Et ces yeux plein d’abîme, qui l'éteignaient.

Il se maudissait, se refusait le moindre mouvement, le moindre souffle. Il maudissait aussi tous ses faux pas qui avaient détruit son plan. À moins que ce ne fût la volonté de ce prétendu Dieu : devait-il demeurer à son rang servile ? Pourquoi ? Malgré le grincement de chaînes et les gémissements qui tapissaient la cellule, Jérémie s'était fermé. Enterré dans le silence infini, il s'amarrait aux maigres pensées qui lui restaient et le martelaient de questions. Terribles questions. Ce pourquoi, toujours. Ce grand ordre du monde était-il juste – ou du moins naturel, puisque juste était déjà une certaine façon de lire ? Le tort serait alors de son côté, à nourrir l'orgueil de la fuite ? On vivait, on se trouvait jetés là, avec l'obligation d'accepter…

Mais surtout, il ne cessait de frémir au sort qu'on pouvait lui réserver. Il avait eu la nausée et griffé le sol pierreux à s'en casser des ongles. Un supplice, puis le retour au château. Que penseraient ses pairs ? Il redoutait une peine que néanmoins il ne savait se représenter, ne ressentant que le vide. Bientôt vint l'impression d'absence du lendemain et de ce qui allait se produire – à tel point que, sans même s'en apercevoir, ses yeux noirs s'arrimèrent à un infime point au plafond de la prison. Alors, il sortit de lui, dans un déni qui se résumait à une mort de ses tripes et de son esprit. Apaisement sinistre. Perclus contre le mur polaire de la geôle, un corps abandonné attendait à sa place.

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