Chapitre I. Les Torrès - section 3/4
Grisés par la folle animation qui agitait chaque allée du hameau depuis deux jours, les époux Torrès et leur fils se rendaient à la Grand' Place. Tous trois venaient de se gaver de bons légumes, de pain frais, de pâtisseries et de lard à s'en faire exploser la panse. Dans une démarche presque dansante, les hommes sifflaient, la femme chantonnait, aidés par l'alcool. Des moustaches de félin dessinées à la suie ornaient les joues de Fabrice. Son épouse, auguste statue, marchait dans un ample drap qui ceignait de plis marmoréens son corps imposant.
Le garçon déambulait, son plus beau sourire aux lèvres, ravi du costume qu'il s'était confectionné. Il allait torse nu, vêtu d'une chaude peau de bête jetée autour de ses épaules déjà carrées et assez larges, et d'une autre ajustée en long pagne. Ses pieds couverts de terre et son buste barbouillé de motifs charbonneux transformaient Jérémie en sombre sauvage, que couronnait une coiffe en branchages enrichis de verdure. Des algues habitaient ainsi les épaisses vaguelettes noires qui batifolaient autour de son visage cuivré. Une torche embrasée serrée dans son poing, il pressait parfois le pas pour voir la flamme s'ébattre, il fusait tel un malfrat, si bien que les voisins le renommèrent voleur du feu.
Un verre à la main, dont l'ardent contenu descendait trop vite le long de sa gorge, le joyeux promeneur observait chaque détail de cette incroyable fête annuelle. Dès l'aube jusque tard dans la nuit, à la seule lumière des lanternes, hommes, femmes, enfants bourdonnaient. Dans des parades aussi phalliques qu'excentriques. Sur la place du village ou circulant dans les allées, ménestriers et tambourineurs tenaient une cadence endiablée, relayée par les chants des campagnards. Des chants saouls et à tue-tête.
Mille et une ombres joueuses animaient les murs : les paysans défilaient, dansaient, débordaient de gestes à faire rougir la piété. Ivres au possible, certains se caressaient. On agitait son sexe. On se délivrait n'importe où des besoins et pulsions. Cascades de cris, effusions de semences. Alcool et viande grillée saturaient l'air d'ardents parfums. Les narines dilatées des habitants décuplaient leur appétit pour des satisfactions de tous ordres. En cette fin février 1605, le vent sifflait et le ciel était gris, mais bien des plaisirs réchauffaient corps et cœurs.
Ils bénéficiaient, pour l'une des rares fois au cours du cycle liturgique, de l'assentiment clérical. Jérémie ne put retenir un large sourire en suivant du regard des religieux qui prenaient part aux réjouissances. Sans pieuse mesure, rouges et en sueur. Un contentement non dissimulé. L'on pouvait s'accorder ces joies terrestres au seuil des Cendres et du carême. Soixante-douze heures de charivari offraient l'ultime chance d'afficher une panse bien tendue, une mine radieuse, de pousser rires et chansonnettes avant une longue période de sacrifices. La liberté tempêtait à la veille d'un calme saint.
Le trio croisa des voisins encore plus chancelants qu'eux. Messieurs affublés des robes, corsages ou cotillons de leurs épouses ; grand-mères portant pourpoint, veste, pantalon ; corps presque nus et grimés se déchaînant. Ça gueulait en tous sens :
– Ventrebleu ! Qu'on envoie t-y tout chier aujourd'hui !
– Viens mon vieux, nos dettes on se les fout là ! Et Monbrina aussi, tiens.
– Ouais ! Salaud d'Monbrina, tu nous mang'ras pas ! chanta un laboureur, avant de se secouer en une danse de pantin désarticulé et de boire cul-sec.
Les lueurs de joie s'estompèrent du visage de Jérémie, qui cessa un instant de tanguer, fronça les sourcils et accrocha le regard navré de ses parents. Le nom de Monbrina, ce grand et agressif royaume voisin, serpentait de bouche à oreille avec un goût amer depuis six jours. Des rumeurs encore frêles mais fâcheuses, conjurées dans le vin et le rire. Le garçon n'y songea guère plus longtemps, sonné par la boisson puis aspiré au cœur des effusions grivoises, des cabrioles et défis qu'on se lançait autour. Des gestes obscènes encourageaient l'un des bizutages organisés en cette occasion : le père Fanchon et ses amis obligeaient le mari de la Renée à parcourir le bourg à quatre pattes, au bout d'une corde. Nu. On se balançait au rythme de ses parties exposées à tous. Les joyeux compères qui le tenaient en laisse chantaient :
L'est cocu, l'est cocu !
Sa Mie fait voyager son cul !
Au passage du cortège, on reprenait en chœur le refrain. Habitués à ces fantaisies, les paysans se laissaient pourtant surprendre avec plaisir. Suzanne sourit. Fabrice et Jérémie également, derrière une main levée à leur bouche. Une énième bizarrerie les happa : le garçon désigna une grande demoiselle qui défilait au loin. Il lança :
– Regardez, c'est la Magda. Elle porte les beaux habits de sa patronne !
Parfaite copie de son employeuse, la domestique ondoyait avec distinction, dans une longue jupe surmontée d'un bustier brodé à rubans. Elle agitait un mouchoir.
– Comme cette tenue la change ! On la reconnaîtrait à peine, commenta Suzanne. Elle en prend, des grands airs…
– Aujourd'hui, les petits sont les maîtres ! C'est le monde à l'envers, reprit l'adolescent rieur, avançant sur les mains comme pour incarner ces principes.
Son père et la gent alentour pouffèrent, tandis qu'il se redressait après une chute inévitable. Il ramassa sa coiffe et se la rajusta, puis récupéra au sol son verre vide et la torche à présent éteinte par le souffle de février. Le trio se remit en marche.
Des gamins en ribambelle faillirent bousculer les Torrès en courant au milieu de la même allée. Le garçon regarda s'éloigner ces bambins qui lui évoquèrent sa sœur. Pour une raison obscure, Daphné paraissait contrariée depuis la veille. À tel point qu'elle avait préféré ne pas accompagner la famille au charivari. Les parents s'étaient montrés interloqués, sans toutefois y prêter davantage attention. En apparence du moins ; au fond, ils s'interrogeaient, et s'en soucieraient dès le lendemain, enclins pour l'heure à profiter de la fête. Mais l'état de la fillette préoccupait son aîné attristé. À bientôt neuf ans, probablement plus un caprice. Il redoutait que cette colère prît sa source dans la découverte des trésors dont seul son frère profitait. Quel dommage qu'elle ne participe pas aux réjouissances ! Même la traditionnelle chasse aux œufs, au début du charivari, n'avait pas éveillé son intérêt. Jérémie tenterait de comprendre.
– Allons les amis, en piste ! invita un paysan tout près de lui.
Le jeune Torrès fut tiré de ses pensées par les cris de joie et claquements de mains qui s'élevaient sur la Grand' Place. Sous les archets et doigts ondoyants des violoneux, au son des luths et des tambours, Hordd se déhanchait. Suzanne et son fils se joignirent à la chaîne des campagnards qui dansaient une branle. Fabrice se contentait de regarder le spectacle, frappant dans ses paumes en cadence. Son garçon admirait les demoiselles essaimées ici et là dans la farandole.
Alice notamment. Ses habits dessinaient dans la chorégraphie les belles courbes de son corps, avant de les voiler en se gonflant avec grâce. La douceur rayonnait de sa figure aux rondeurs dorées, et chacune de ses expressions faisait écrin au pétillant esprit qui séduisait Jérémie par-dessus tout. Alice lui offrait parfois de divins moments, mais le garçon ignorait si sa compagnie lui rendait la pareille. Troublé, il n'osait se flatter de cette pensée. Au moins semblait-elle ne pas détester sa présence. Il hésitait à lui révéler ses sentiments. Allons ! Il le faudrait. Du reste, n'avait-il pas bientôt quatorze ans ? Ses parents ne tarderaient plus à songer au mariage. Oh ! Pourvu qu'ils pensent à Alice ! Pourvu que la famille de la belle ne répugne pas à s'unir à des étrangers, arrivés sur le tard à Hordd. De simples journaliers… Après tout, cela les empêchait-il d'être braves travailleurs ? À moins que la jeune fille ou son père ne veuillent pas du fils Torrès…
Il chassa d'un coup ses craintes et se figura plutôt la cérémonie. Sa reine dans une radieuse robe couleur passion ; ses cheveux rouge foncé couronnés de fleurs. Jérémie s'imaginait le moindre détail, jusqu'au coffre offert au couple par la famille, selon la coutume : un meuble chargé du trousseau de l'épouse, décoré avec les initiales des mariés. Il espérait. Mais Papa et Maman se souciaient-ils de cela ? Ils évoquaient si peu passé et avenir. Ses yeux brouillés par l'alcool tentaient de ne pas perdre Alice.
Les musiciens venaient d'entamer une salterelle. Chacun évoluait par petits bonds et figures variées. Jérémie sautait, tournoyait, ses bras giclaient en l'air. Ces gestes désordonnés n'avaient rien de gracieux, mais peu importait ! Jérémie exprimait une liberté farouche, seule comptait la dépense de l'énergie décuplée par les ivresses. Le charivari offrait aux passions cet espace vierge quand, le reste du temps, l'adolescent volcanique s'appliquait non sans difficulté à leur donner bonne forme.
L'essaim des jeunes filles vint voleter non loin du garçon. Il ne fallut qu'une fraction de seconde pour que, au détour d'une pirouette, celui-ci se laisse darder par les yeux d'Alice. Il eut un léger sursaut alors que déjà elle s'éloignait. Il regarda en arrière, se cogna contre un danseur, s'encoubla dans un jeu de jambes emmêlées. Les demoiselles se retournèrent pour le découvrir au sol, riant tout son saoul. Tandis qu'en se relevant il présentait ses excuses, elles ne purent retenir leurs piques. Aux taquineries qu'elles lui adressaient, le maladroit avoua en bon joueur, d'un complice haussement d'épaules, qu'on ne se refaisait pas. Soudain, Jérémie se figea. Il scruta la silhouette qui, au loin, venait d'entrer dans son champ de vision troublé. Daphné ? Ne se trouvait-elle pas à la chaumière ? Non, il s'agissait bien d'elle, traînant un pas colérique. Le fils Torrès se contenta de servir aux adolescentes un bref :
– Pardon, je dois vraiment y aller…
Il voulait comprendre. Jérémie s'extirpa de la foule. Il courut à travers la Grand' Place en direction de sa cadette. L'enfant avait-elle décidé d'assister tout de même au charivari afin de s'y changer les idées ? En évitant sa famille, cependant.
La fillette errait avec un étrange costume. Une grande toison de laine couvrait son petit corps. Ce vêtement comme son visage était barbouillé d'une importante quantité de charbon. Son frère se glissa derrière elle et la surprit par une imitation de fantôme, qui l'amusait d'ordinaire. Pas cette fois. Daphné pivota brusquement. Jérémie la fixa : sa figure pourtant ronde semblait s'allonger, tant ses sourcils et les commissures de sa bouche aux lèvres épaisses tombaient, comme lourdement empesés. De fines rides de hargne striaient son nez qui prenait déjà une forme droite, pointue, héritée de la mère.
– Tu boudes encore, souffla le garçon désolé, la main à l'épaule de Daphné.
– Lâche-moi ! grogna-t-elle d'un ton acéré, en se dégageant vivement.
– Eh ! B'en d'accord… Doucement, qu'est-ce qui va pas ? essaya-t-il un peu vexé, sans bouger, titubant le moins possible tandis qu'elle lui tournait le dos.
La cadette ne répondit pas. Elle broyait la terre de son pied. Soudain, elle rejeta sa tête vers l'arrière et décocha un regard de rapace fusant sur sa proie.
– Maman t'apprend plein de choses ! Et pour moi que nenni ! Nenni ! Je veux qu'on s'occupe de moi pareil ! martela à toute allure le mouton noir.
Jérémie eut sa réponse : Daphné savait. Comment ? Le garçon reçut les mots de la fillette comme une attaque sans riposte possible : elle avait raison. La petite lui faisait sentir combien l'injustice la rongeait mieux qu'une lèpre, et dévorait à présent le foie du voleur du feu : il lui dérobait quelque chose. Pas uniquement le savoir, à son âge Daphné s'en moquait sans doute. Mais surtout l'attention de Fabrice et Suzanne. Jérémie considéra l'enfant au minois devenu plus triste que courroucé. Profondément touché, il se baissa, l'entoura de ses bras puis tenta, maladroit :
– Je comprends… Je suis désolé… Ça me gêne autant que toi. Après… tout ça veut rien dire. Je suis sûr qu'on nous aime autant ! Viens là, sœurette…
– Alors pourquoi Papa et Maman font-y ça ? questionna Daphné d'une voix brouillée par un sanglot étouffé, tandis que Jérémie la câlinait.
– Aucune idée. Vraiment. Et pardon, j'avais pas droit de te le dire.
– Ah, couina la fillette désemparée. Ça vient de là, comment que la gent elle nous regarde ? Et qu'on a-t'y l'air bizarres ?
– Oui. Avec les copains heureusement, on joue encore bien. Et pour les cours de Maman, j'y comprends rien. Et tu mérites pas ça !
La cadette sécha ses pleurs. Son frère la dévisageait. D'ordinaire elle dissimulait ses émotions. Du moins, elle ne les dévoilait pas en mots. Seule sa mine donnait plus ou moins d'indices. Mais en ce jour elle n'avait plus pu se taire, la digue se brisait.
– Il faut que ça s'arrête, asséna-t-elle pour toute conclusion.
– Compte sur moi. Je vais enquêter. On va savoir, promis ! dit-il, rude.
Il se releva d'un mouvement décidé. La révolte opérait sa contagion. Daphné vit les adultes disputer une joyeuse partie de soule. Au bruit de la grosse balle de cuir qui volait de pied en pied s'ajoutait le claquement des quilles, renversées par des enfants. La fillette joignit le jeu pour tenter, comme à son habitude, d'étouffer sa contrariété.
Le fils repartit, pensif. Sa sœur avait dû déjouer la garde de Suzanne, surprendre une conversation évoquant Jérémie. Et s'était sans doute permis ensuite de guetter une de ces séances où Maman faisait office de précepteur. Daphné venait de gagner le duel, de fouler à ses pieds les efforts dissimulateurs des parents. Pauvre Maman, Jérémie aussi lui en faisait voir. Il ne s'appliquait pas toujours et s'oubliait parfois à bâtir des réactions en chaîne, des casse-tête ou d'habiles mécanismes qu'il inventait, et non à tracer les phrases dictées, avec les branchages qu'employait Suzanne pour lui enseigner l'écriture. Lorsque l'adolescent rêvassait, elle disait seulement sur un ton qui n'encourageait nulle relance : « Ça pourra te servir plus tard. » De quoi refroidir même un esprit brûlant de découvrir et de comprendre. Il faut que ça s'arrête.
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