Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 3/8

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Le lever du soleil empourprait l'horizon. Armés de leurs faucilles, les travailleurs gagnaient les champs où la moisson les occupait en ces ardentes semaines de la mi-août. Ils se dispersèrent sans tarder au milieu des pousses flamboyantes.

Fabrice et Jérémie, vêtus d'habits mouillés pour demeurer autant que possible au frais, commençaient à trancher des poignées de blé en des gestes rapides et précis. Le fils plongeait parfois son regard au loin. Il contemplait les étendues d'or infinies et ne se lassait pas du spectacle de ces terres chéries, en particulier lorsque l'été baignait de lumière la houle bercée par le vent. La nature qui, généreuse, offrait davantage que nécessaire, lui inspirait beaucoup d'admiration. L'adolescent se plaisait à œuvrer au milieu des blés, dans les vignes, dans les potagers, parés de couleurs chatoyantes qui n'étaient jamais trompeuses, et d'odeurs qui tenaient leurs promesses. Il suivait les mouvements de son père, de qui lui venait l'affection pour cette seconde culture. Le garçon espérait posséder plus tard ses propres arpents, même modestes, dont il récolterait la manne. En attendant, il fallait accoucher les terres pour les seigneurs. À cause de la guerre, trop de fruits échappaient aux paysans. Raison d'État. Mais les saisons favorables rendaient les sols fertiles cette année. Humble compensation.


Les femmes s'occupaient de nouer les gerbes et d'en remplir les carrioles, ayant confié leurs foyers aux fillettes et anciens. Au premier angélus, elles vinrent servir aux hommes de quoi s'essuyer le front, ainsi que de la bière accompagnée de porc salé. Jérémie savourait la pitance et le repos lorsque, décuplés par l'écho, de soudains hurlements jaillirent en trombes des arbres alentour.

Figé, il leva lentement la tête, craignant de découvrir la cause de tels cris. Et aurait aimé que cela eut été le fruit de son imagination. Mais la terreur de ses voisins démentit le vain espoir : des ombres menaçantes apparaissaient bien dans la forêt. Des formes indénombrables déferlaient dans leur direction. Leurs rugissements féroces résonnaient aux oreilles du garçon. De plus en plus fort. Des bêtes ? Ou pire encore. Paniqué, Jérémie scruta les figures alentour, qui se décomposaient. Son cœur cognait. Ses doigts craquèrent en se crispant autour de la fourche qu'il avait repris à pleine main, par réflexe.


Des soldats... Des centaines de soldats fondaient sur les agriculteurs paralysés. L'adolescent secoua la tête, hébété. Non, il ne voulait pas croire. Un sursaut le prit lorsque les cris de ses pairs déchirèrent l'air, dans la course folle vers Hordd qui déjà les happait. Jérémie sortit de son apathie quand son père lui tira le bras en pleine ruade générale. Dans son giron, il fusa à toutes jambes. Sa respiration précipitée, son ouïe brouillée, son regard effaré ne lui laissaient saisir que des corps essoufflés et agités. Avalés par la cohue, ils perdaient toute identité. Si certains se soutenaient, d'autres se poussaient. Comme si on ne reconnaissait plus son voisin. Seule comptait la meute qui approchait.

Dans un regard plus appuyé, moins violenté par la bourrade, Jérémie discerna le porte-étendard qui, du haut de sa monture lancée à la charge, brandissait un drapeau marqué des initiales D. R. – Der Ragascorn. Brûlé par ces lettres d'airain, il vomit son dégoût en un long hurlement. En sueur, ballotté, écrasé entre des masses qui finirent par lui faire lâcher la main de Fabrice, l'adolescent suivait le repli. Il perdit son père, le retrouva, le perdit à nouveau. Naufragé devenu jouet d'une vague humaine, il n'avait plus son ancre. Fourbu, tournant la tête vers l'arrière, Jérémie voulut déceler la silhouette de sa mère au milieu des autres femmes.

Mal lui en prit. Son geste maladroit, en pleine bousculade, le déséquilibra et le projeta à terre. Il cracha un autre cri rauque en sentant ses os craquer – quelqu'un lui passait sur le corps – mais une main vigoureuse se tendit vers lui. Son père. Le fils se redressa. Un échange de regards suffit à se répéter les objectifs martelant leur crâne avec autant de virulence que la cavalcade ennemie. Trouver Daphné et Suzanne ; traverser le bourg ; se réfugier au fief des barons. Déjà, les combattants rattrapaient leurs proies et se déployaient de tous côtés.


Rien ne survivait à leur passage. Ni les clôtures brisées, ni les cultures ravagées sous les sabots des chevaux ou les coups de torches rougeoyantes. Ni les bâtisses, lapidées de grenades enflammées. Pas même les hommes pris en chasse et tenaillés. Certains s'évertuaient vainement à repousser l'assaillant. L'attention de Jérémie s'accrocha aux fourches et aux faux tremblantes qui ne pouvaient rivaliser. Les victimes ne cherchaient plus qu'à sauver leur vie. On courait. On se dispersait. On s'essoufflait. On s'écorchait les poumons. Fuir. Échapper aux griffes de l'agresseur. Ivres de carnage, ils rattrapèrent une grappe d'habitants. Les précipitèrent au sol. Des piquiers les percèrent de leurs interminables dards, arrachant un sanglot au garçon. Il courut. Il ne comprenait pas. Pourquoi ça ? Ses yeux se brouillèrent devant l'agonie, décelant vaguement les constructions que léchaient les flammes, les premiers corps inertes, baignant dans leur sang, et des guerriers emportant d'humbles provisions. L'ensemble chancelait, s'étirait, se tordait de douleur. Devenait flou. S'éteignit.


Les troupes pullulaient à chaque recoin. Impossible de s'extraire du piège pour gagner l'enceinte du manoir. Fabrice et Jérémie suivaient une allée dévastée. Leurs oreilles bourdonnant aux explosions et aux cris stridents des lames, couverts par les victimes hurlantes. Leurs tympans vrillés les rendaient à moitié fous. Le garçon haletait, le visage rouge, prêt à sauter comme les grenades ici et là. Il se raidissait, agitait sa fourche, la pointait devant lui au moindre son. Tombé plusieurs fois, il avait les cheveux en bataille et les habits râpés. Ses genoux écorchés le brûlaient. Le père se déchirait les paumes tant il y enfonçait ses ongles tremblants. Hordd se défigurait sous leurs yeux. Un enfer. Océan de sang. Les maisonnettes, grignotées par la danse macabre des flammes et des fumées, défilaient, leur cachant Daphné et Suzanne.

Des rugissements les firent sursauter : quatre cavaliers émergeaient d'un nuage, haches brandies. D'autres les talonnaient. Des hommes du baron ! Maigre espoir. Ils visaient les ennemis de leurs mousquets dont ils venaient d'allumer les mèches. Vite, père et fils s'enfoncèrent dans un tournant et entendirent les coups abattre les Monbriniens et des fuyards n'ayant pu s'abriter à tant. Une filet de sang atteignit Jérémie, qui retint un haut-le-cœur. Fabrice grinça des dents à se les fendre. Ils empruntèrent un passage entre les décombres d'une rue familière, une de celles qui menaient à leur maison, susceptible d'abriter mère et fille. Mais rien. Des débris.


Une odeur de roussi suintait des cadavres qui parsemaient le sol. Ils protégèrent au mieux leurs narines par leurs avant-bras, non sans tousser. Un blessé gémissait de faibles « au secours ». La brume empêchait l'adolescent et son père de le distinguer parmi les morts. La vue obstruée, Fabrice trébucha contre quelque chose. Il se trouva nez à nez avec un corps, gisant sur la terre battue. Doña. Leur voisine. Sa face blême, verdâtre, à jamais figée par la faux dans une expression de terreur. Une nausée cassa le paysan en deux et lui fit plonger sa tête sale et décomposée entre ses mains.

Il sentit des bras énergiques le serrer. Monsieur Torrès se leva, aidé par son fils. Une grimace d'horreur tordait le visage de Jérémie. Sans un mot, l'homme détourna les yeux et, percevant de nouveaux claquements d'armes, il tira la manche du garçon avant de recommencer à courir. Tout à coup, à un carrefour, un cavalier prit le duo en chasse. Ils hurlèrent, mais eurent juste assez de sang-froid pour se ruer au creux d'un interstice entre deux bâtisses, où la monture ne parviendrait à s'engouffrer.


Se soutenant l'un l'autre, ils progressèrent jusqu'à déboucher sur l'allée principale. Ils se lâchèrent, reprirent leur souffle, accélérèrent à nouveau, scrutèrent le décor. Suzanne et Daphné étaient quelque part, piégées ou à l'abri. Soudain, l'attention du fils fut captée par les appels à l'aide d'une fille dont il reconnut la voix. Il freina d'un coup, oublia son père. À peine conscient dans sa cavalcade, celui-ci ne vit pas que le garçon ne le secondait plus. Il avançait toujours sans jeter un regard en arrière.

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